Réussir un projet UX : quelle place pour l’éthique ?

La question éthique se pose aujourd’hui avec d’autant plus d’acuité que l’UX ne cesse de donner aux agents économiques de nouvelles possibilités d’action. Poser la question de l’éthique de l’UX, c’est se demander quelles limites il faut imposer à son pouvoir. Mais comment appliquer des limites à un pouvoir qui se dérobe ? Et concrètement, dans les projets, comment faire vivre la question éthique ?

Article paru dans Les Echos, Le Cercle, le 11 décembre 2018

I — L’UX : un pouvoir qui se dérobe

L’UX donne aux agents économiques des possibilités nouvelles et considérables d’agir les uns sur les autres. Mais ce pouvoir de l’UX présente un caractère insaisissable.

Le pouvoir sans le langage

L’expérience utilisateur permet d’abord d’exercer un pouvoir sans le langage. Une transaction sur Amazon ne passe pas par un dialogue entre un acheteur exprimant les raisons de son besoin et un vendeur produisant un argumentaire de vente.

L’UX réduit parfois l’utilisateur à des opérations manuelles simples qu’il peut produire dans un état de demi-conscience grâce à des boutons colorés.

C’est par exemple par le “1-click” qu’Amazon exerce son pouvoir commercial. L’UX facilite également le pouvoir qu’un client peut exercer sur la personne qui est à son service.

Le système de notation des VTC permet par exemple de contraindre l’action d’un chauffeur (tenir une porte, proposer de l’eau…) sans qu’il soit nécessaire de formuler une quelconque demande ou un mécontentement.

Le nudge, dimension normative de l’UX, est quant à lui l’exercice d’un pouvoir sans que soient formulées ni la demande d’obéir ni la réponse.

Il s’agit d’obtenir l’obéissance d’un usager en “manipulant” ses impressions. Par exemple, le resserrement d’un marquage au sol produit l’expérience d’une vitesse excessive et doit inciter les automobilistes à ralentir. L’UX permet bien l’exercice d’un pouvoir sans le langage… Il n’est pas étonnant qu’un champion de l’expérience utilisateur comme Reed Hastings puisse dire : “Le secret du succès ce n’est pas de faire ce que vos publics vous demandent, mais de regarder ce qu’ils font”.

La disparition du visage

L’expérience utilisateur permet aussi d’exercer un pouvoir sans le visage. Des plateformes e-commerce ou des bornes d’achat ont permis à l’acheteur et au vendeur de faciliter leur transaction en économisant le coût de leur relation.

En même temps, la disparition du visage a aboli un face à face entre un vendeur et un acheteur qui peut jouer un rôle primordial dans une relation de commerce.

Le mot de commerce dans une acception ancienne désignait d’ailleurs tout autant un échange qu’une relation.

Or dans le face à face se jouent au moins deux dimensions : la négociation et l’éthique, deux limites au pouvoir commercial qu’on a évoqué.

Dans une négociation, le pouvoir du vendeur et de l’acheteur se limitent l’un et l’autre par les arguments qu’ils se renvoient. Ce face à face permet aussi à chacun d’eux de se poser plus facilement la question du bien de l’autre et des limites du pouvoir qu’il exerce sur ce dernier. N’est-il pas plus difficile pour un vendeur de manipuler son acheteur si ce dernier lui fait face ?

Le pouvoir du présent

L’UX donne aux clients le pouvoir de réduire le temps entre leurs besoins et leur satisfaction. Les dispositifs UX ont donné un accès en temps réel à de nouvelles possibilités de se déplacer, se nourrir, communiquer, échanger… Mais le pouvoir qu’un utilisateur a de faire quelque chose (au sens d’une facilité) lui fait facilement oublier les conséquences de son action, notamment les conséquences morales. L’UX a un pouvoir gigantesque : rétrécir la conscience individuelle à la vision de son intérêt immédiat en occultant les conséquences de sa satisfaction.

II — Faire vivre l’éthique dans un projet UX

Il ne s’agit pas de se demander quelle serait une éthique de l’UX (projet fort ambitieux !), mais quelles seraient les actions à mener pour commencer à faire exister cette dimension.

Définir entièrement le cadre éthique

Aujourd’hui la question du design éthique n’est que partiellement posée. Le débat consiste essentiellement à se demander comment limiter les pouvoirs “abusifs” des producteurs d’UX sur les utilisateurs (c’est le propos tenu récemment par un employé “repenti” de Facebook). Cette question est bien légitime, mais elle n’est pas suffisante. Il s’agit aussi de se demander comment limiter les pouvoirs des utilisateurs. Est-il par exemple légitime d’améliorer l’UX d’une application mobile qui aide les automobilistes à transgresser le Code de la route ?

Prendre la question éthique au sérieux c’est considérer que la responsabilité entre les producteurs et les utilisateurs d’UX est partagée.

Lors de la conception d’un dispositif UX, il est alors possible d’analyser l’ensemble des conséquences de son utilisation : sociales, juridiques, politiques, environnementales, économiques, psychologiques, médicales…

Réintroduire le langage et le visage? dans la conception

Une deuxième action consisterait à réintroduire dans les dispositifs les attributs d’un commerce physique. Comme on l’a vu, l’expérience utilisateur se passe souvent du langage.

Un progrès éthique consisterait à réintroduire le langage dans l’expérience utilisateur.

Amazon, pour des considérations éthiques, pourrait prévenir les achats compulsifs de ses utilisateurs en les obligeant à formuler leur besoin “Que recherchez-vous ?”, “Quel est votre besoin ?”. Mais demander ne suffit pas. La réponse apportée par les utilisateurs est primordiale. Ils doivent eux-mêmes formuler une réponse et un engagement.

Pour ce faire, les technologies de la voix aujourd’hui en plein développement ont peut-être un rôle central à jouer. Non pas seulement pour commander (commande vocale), mais pour prendre conscience et aider un utilisateur à décider. Il en va de même pour la réintroduction du visage. Le développement de l’image, des hologrammes et avatars peut être une piste à développer. Une question pourrait être posée systématiquement dans les phases de conception. Quelle place donner à la voix et au visage dans un dispositif ?

Concevoir des dispositifs avec leurs utilisateurs

Les modes de production tournés vers l’amélioration de l’expérience utilisateur (Lean UX, design thinking…) permettent de concevoir des dispositifs en faisant coopérer les producteurs d’UX et les utilisateurs ou leurs représentants.

Les méthodes de conception en atelier sont des lieux d’échange physique où, pourrait-on dire, réapparait la relation qui a disparu dans un dispositif UX (le visage, le langage).

Ces ateliers deviennent alors l’occasion d’argumenter, de négocier. Ils peuvent alors être aussi le lieu où se pose la question de l’éthique. Un atelier de conception UX devrait réserver une partie de son effort à identifier quels sont les pouvoirs que créent ou renforcent les dispositifs qui sont conçus ; et se demander si ces pouvoirs doivent être limités. Ainsi

l’UX peut permettre de se reposer concrètement la question des valeurs de l’entreprise…

Le pouvoir de l’UX s’étend au point que certains de ses fondateurs sont en train de tirer la sonnette d’alarme. Il est urgent de rendre visibles les pouvoirs de l’UX pour en définir les limites. Car alors l’UX peut avoir un pouvoir remarquable, celui de nous permettre de consacrer plus de temps à ce qui est essentiel dans nos vies.

Mathieu Josserand, Directeur ICP Consulting

--

--