Caravaggio, le dernier jour

de Bona Mangangu

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Écrire, donner du sens, dire sa vie et la raconter, pour savoir, soi, ce qu’on a vécu, pour comprendre le sens de son passage dans le monde coloré et mouvementé, impétueux aussi, pour saisir en soi et dans les autres l’humanité, pour écouter le son qu’elle rend quand elle est parvenue aussi loin qu’il est possible dans l’existence. Seul le récit qu’on en fait permettra de reculer d’un pas, et de comprendre, et de transmettre sa compréhension. Caravaggio est parvenu à ce qu’il est convenu d’appeler le soir de sa vie ; ce soir déploie ses ombres et ses clairs-obscurs, ses derniers éclats de lumière aussi dans le texte. Il s’est placé dans un étrange lieu d’où parler, d’où s’adresser aux hommes, lui qui bientôt ne sera plus de ce monde. Il n’est pas tout à fait dans un autre monde, il est sur le seuil de ce monde. Tel, quand on est sur le départ, on se retourne une dernière fois et on ajoute quelques phrases encore. Il nous dit ce qu’il lui est essentiel de livrer sur son art, sur le lien intime entre lui et le monde, par quoi la singularité d’un artiste est universelle. Car en elle, humanité et création s’entrelacent et tissent un lien profond avec le monde complexe dans lequel nous sommes tous. Son regard est déjà fixé au loin mais il discerne encore des détails qui rendent toute la scène intensément vivante. Bona Mangangu tient cette note tout au long du livre, dans un monologue essentiel et d’un seul souffle. Comme chanté.
Isabelle Pariente-Butterlin

Photo © Bona Mangangu

Avant-dire

Porto Ercole, le 18 juillet 1610. Deux forteresses construites par les Espagnols au XVe siècle sur le Monte Argentario se font face, dominées par la mer : Fort Filippo II et la Rocca. La vieille ville à flanc de colline exhibe ses ocres, ses anciennes bâtisses, ses ruelles fleuries. Sur une plage déserte de la côte toscane, Caravaggio parle, seul, au seuil de la mort. Oublions sa langue pâteuse, ses emportements. Le vin qui coule de ses mots a suri. Mélange de sang et de sueur. C’est un tremblement de chemins inachevés que les replis de la mémoire dévoilent.

Chimères, souvenirs et regrets se mêlent dans un vain combat sans relâche, sans répit. Cherchez le sel du repentir du côté des larmes, l’apaisement au sein même de la cruauté. La rose fanée est dans sa paume, serrée, au-delà des souvenirs. L’homme est sans défense, ses jambes ne le portent plus. Seule sa parole fait barrage contre l’abîme. Il entend des voix, ouvre la bouche, bégaie des mots hasardeux, insensés : il délire. Il a des visions fantasmagoriques. Ce sont les mots du rivage ; le rivage où se dénoue un destin singulier.

Par moments, une lueur, une joie montent à l’assaut du chagrin, du désespoir, aussitôt obscurcies par un soleil noir. Tel gouffre amer nous interpelle, de loin ou de près. Tel autre est plein de silence. Les oiseaux du large le hantent. La soif de vivre éclaire encore son visage. Et pourtant, c’est déjà l’adieu aux saisons changeantes. C’est l’accueil de la saison immuable, l’éternité, ouverte aux échanges, donnée aux effluves suaves, infinies. Il laisse venir à lui ses souvenirs. En fabriquant sans relâche un foisonnement d’images corrompues par le réel, des rêves avortés, il déroule un long fil sur la peau amincie de l’espoir. Il aimerait, réprimant ses sanglots, que toute sa vie s’y contienne mais le fil fragile est rompu par la fièvre, le doute, l’angoisse. Ses forces sont à bout. Résigné, il attend l’heure ultime. Alors, il cherche un peu de tendresse dans ses images floues que le temps a corrodées, et dans les quelles siègent, irréconciliables, un peu de mélancolie, un peu de gaîté, beaucoup de joie. Son cœur demeure endigué d’amour malgré le mascaret de la mémoire auquel il résiste faiblement.

Tout en lui et autour de lui semble défait. Blotti dans sa couverture d’écume, ses mots éclatent comme des bulles. C’est un lent et progressif détachement vers l’irréversible. Il est sujet à des perceptions erronées, à des hallucinations constantes, à cause de la malaria. Comme il semble plongé dans un état d’exaltations magiques, les mots et les images perdent parfois leur objet, leur sens. L’homme nous entraîne vers un monde presque irréel, vers des voies inconnues. La porte de deux rives cède, la passerelle s’écroule et laisse entrevoir des paysages étranges, sans partage, des couleurs, une lumière d’outre-tombe. C’est un flot de sons, de mots, d’images et de sentiments divers qui dévale de Bergame à Malte, en passant par Rome, Naples et Palerme, comme un torrent boueux emportant dans un même tourbillon ses amours, ses joies et ses peines, sa foi et la précarité de l’être. Lorsqu’il parle de liberté, de la mort ou d’espérance, la vérité des mots n’est pas dans le discours, elle est dans l’instabilité du récit. Elle est innervée dans la matière même de ce qui en train de s’échapper : son souffle labile, aérien, insaisissable. On le croit ici, dans le fil du récit. Il est déjà ailleurs, dans ses hallucinations. C’est un chant singulier. Un chant de lumières et de ténèbres mais aussi d’amour, empreint de forte religiosité car l’on vit une période de grande ferveur politico-sociale et religieuse. Nous sommes dans une donnée historique particulière, un tournant. Rome répond puissamment à Luther, par le biais des œuvres d’art commandées aux grands artistes de l’époque. Le Baroque gagne certaines villes du Sud et du Nord de l’Europe. La Contre-Réforme s’organise pour empêcher les fidèles de répondre aux appels de ceux qui tiennent les rênes au Saint-Office. L’Inquisition déroute certains esprits. La parole dominante est dans la bouche des puissants, du clergé, de la Curie romaine. Les hérétiques et les penseurs, comme Giordano Bruno, défendent leurs idées au grand jour ; ils seront conduits au bûcher. D’autres se cachent pour ne pas subir le même sort.

Caravaggio se tient seul, au bord du vide. Sur ses souvenirs que la mer dernière vanne, l’écume du vrai triomphe de l’hypocrisie, de la foi aveugle. La sincérité de l’homme déborde son courage, son talent. Ses souvenirs chemineront lentement comme un fleuve, au plus profond de l’oubli, s’abîmant au plus secret de la chair du monde. Par l’éclat du verbe, son âme en perdition y puise ainsi le limon de ce qui ne meurt, ce qui résiste à l’usure du temps. Ses œuvres sortiront de leur sommeil profond un siècle plus tard animées d’une existence propre, gonflées de sève et de vitalité nouvelles. Elles arriveront jusqu’à nous étonnamment jeunes, presque intemporelles.

En effet, dans les années 50, l’historien d’art Robert Longhi, à la suite d’une exposition à Rome, dévoilera aux nombreux amateurs d’art l’œuvre de Caravaggio dans sa grande diversité et dans sa richesse. Dès lors, l’homme et le génie sortiront de l’oubli. Les critiques viendront frapper à la porte de l’Histoire avec un regard neuf, lavé de toute considération antérieure. Son art, dans la grâce des contournements, dans les frémissements des marges d’où s’élève une faible lumière lorsque se retirent les ténèbres, répondra, extrait des éboulis du temps, avec une insolente vérité, une incroyable jeunesse.

Notre regard sur son tempérament porté à la cruauté, à la colère s’atténue en face de cette œuvre protéiforme. Ses contrastes d’ombres et de lumière, jetés à la face des hommes, bouleversent dans leur vérité immédiate, sans tricherie, nue. En vérité, ce sont nos ombres, ce sont les reflets de nos vies, exposés à la lumière d’un esprit tourmenté, un rebelle, dirions-nous aujourd’hui, qui aspirait à une sorte d’élévation. Somme toute son génie est dans son œuvre, non dans ses turpitudes. Lorsque les mots surgissent, celui que l’on tente de distinguer couché sur la grève, dans l’éclat du jour, a déjà tourné le dos à la mer, à la vie, au monde des hommes. Le poète nommera le cri ultime, nous en saisirons les traînées lentes dans le suaire du sable de la Feniglia, la plage de Porte Ercole. Paroles du couchant, pénétrées de vérité et de foi profondes. Paroles de mourant ou simples panaches d’écume ? Parler pour parler est la seule délivrance, nous dit Novalis. Words are all we have, enchérit Samuel Beckett. Alors, toute expiation est affaire de voix, de souffle, de rythme. Le poète lui concède un cri étranglé dans la gorge du temps.

Qui parle ici réellement, dans cette agonie lente ? Il arrive parfois que des voix souterraines se fassent elles aussi entendre, elles s’expriment en idiome, voilé de mystères. C’est la parole dans toute sa singularité, dans toute sa déchéance mais aussi dans toute sa splendeur. L’homme dans cette agonie goûte, malgré tout, l’humus de la bonté, de la paix, de l’amour sans rien céder de sa lucidité, parfois de sa méchanceté.

C’est une voix tantôt pleine de hardiesse tantôt douce, bien qu’éprouvée par la lutte que le corps doit soutenir pour résister contre la fièvre. Est-ce lui, est-ce un double, est-ce le grondement des vagues ou l’inconnu d’un temps incertain ? C’est un corps noyé dans les saisons hasardeuses de l’exil. Il marche avec son seul regard perdu sur les ondes diaprées. Il s’arrête souvent, écoute les ombres du passé avant de s’écrouler. C’est une seule et même voix errante, mêlée aux ombres, qui tente de le réconcilier au monde. Sa cruauté devient parole, sa rébellion, dit. Car, plus rien ne console cette vie tôt placée sous le signe distinctif du départ ; signe pressant et obsédant, sans possibilité de répit ni perspective d’arrivée. Les vagues dernières viennent mouiller ses membres raides, les grains de sable dans ses yeux brouillent la vue. Et sa voix, brisée, tourne autour des ruines du langage que la raison a désertée ; son moyeu est essoufflement, son timbre est tragédie.

Ni l’un ni l’autre ne la sauvent du désastre. Sa résonance est plaintive, quasi douloureuse. Elle s’interroge sans aucune chronologie, sans point d’appui, vaincue. Donne-t-il de la voix pour s’apaiser sur le seuil de celui qu’il appelle l’Élu, là où on ne verrait que renoncement à sa cruauté légendaire ou absence de toute rancune, il avance à reculons, pourfend ses détracteurs, se donne des airs convenus, et plane vers des altitudes incompréhensibles du langage. Il n’échappe pas à sa condition de mortel, à ses blessures intimes. Il n’échappe pas à l’amour, ce qu’il appelle le principe ultime. C’est un déroulé de paroles sans ordre apparent, émaillé de chutes et marqué par des ruptures successives. Il ne lui donne pas d’échapper à la violence, presqu’au délire. À la table du renoncement, le silence est parfois un hôte encombrant. Il l’accueille en le maudissant. Il le repousse en l’invitant à nouveau.

Un chemin sans nœud se dévoile au bord du néant, à l’arrière- saison de tous ses vœux. L’attente d’une grâce se fait chahuter par un tourbillon de questions. Les cris de douleur sur les chemins d’exil sont une mise à l’épreuve de ses propres facultés d’espérer, de juger. L’amertume s’écrit désormais sur l’apparence des faits. Elle s’écrit sur les lèvres noires de sa révolte, sans conséquences. Sur cette plage déserte, la faucheuse rôde. Et l’espérance, seule admise au cœur de l’être, frétille sur la peau amincie du doute, jusqu’à l’ultime battement de cœur. Douce odeur de pluie aux parfums de toutes nos enfances.

Quand l’heure de la délivrance approche, l’assassin s’est presque adouci, l’homme est habité par une foi surprenante, presque inquiétante. L’unité entre les douleurs physique et morale s’établit, les larmes servent de trait d’union, et les mots d’apparat. Le silence, bien qu’encombrant, est ce qui permet de maintenir l’équilibre entre les deux orbites. Toute errance est fracture, l’homme en ressent la fragilité. La mort est halte, il en goûte le repos. Mourir n’est rien d’autre que désapprendre à souffler sur la cendre de la vie. Mais cette mort-ci déconcerte en tant qu’elle interrompt le peintre dans son projet d’étendre sa vision aussi loin qu’il la rêve. À l’aube, il se taira à jamais, enseveli sous la blancheur du vide, il ne saura pas que le Pape l’a relevé du bannissement en lui accordant son pardon. L’artiste est entré dans la postérité, l’éternel exilé est arraché de Rome, sa ville tant aimée. Alors, sans feu ni lieu, il a su édifier sa propre demeure : il habite désormais ses œuvres.

C’est désormais à travers sa peinture qu’il faut voir la grandeur de l’homme, son profond humanisme, sa religiosité : la passion de toute une vie. C’est une grande œuvre de liberté. Une part significative de sa vie est entachée d’ombre. Malgré tout, il a su trouver sa voie dans l’insubordination, hors de l’art officiel, des sentiers battus, des règles imposées. Il nous lègue des sources vives où nous pourrions puiser de nouvelles lumières sans nous égarer sur les chemins du jour. La clarté de l’être, la profondeur de l’homme, la lumière et la beauté de ses œuvres sont là, profondes, troublantes, parfois sereines. Elles s’imposent sur nos chemins de connaissance. Le silence puis l’oubli qui ont recouvert la disparition prématurée du peintre ainsi que la redécouverte tardive de sa peinture, deux siècles plus tard, c’est l’une des ressources cachées des dieux. Qui en décrypte le sens véritable se rapproche, à coup sûr, du noyau germinal de la Création.

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Caravaggio, le dernier jour| Bona Mangangu | Sortie le 13.11.2014 | 4,99€ | Ce livre est disponible aux formats EPUB et MOBI sur toutes les plateformes de téléchargement | ISBN 9782371710177

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ISBN du livre papier 9782371760189 | Prix 16€ | Nombre de pages 212 | Distribution Hachette | Éditeur Publie.net | Collection Temps réel

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