DETROIT : Le cinéma est un art du réveil ★★★★☆

LeCinéphileCinévore
Le Cinéphile Anonyme
4 min readOct 14, 2017

Le nouveau coup de poing de Kathryn Bigelow est aussi pertinent que bouleversant. Indispensable.

Le problème de l’indignation au cinéma, c’est qu’elle pousse de plus en plus les réalisateurs à ne froisser personne, à éviter les problèmes et à fuir le débat, quitte à débiter des banalités et des idées prémâchées. Dès lors, dans ce flux d’images qui assume sa nature toujours plus factice, arc-en-ciel vomi par une autruche à la tête ensablée, voir Kathryn Bigelow débarquer sur nos écrans avec pertes et fracas mérite un respect immédiat. Avec Detroit, la réalisatrice la plus « couillue » d’Hollywood nous rappelle à quel point elle nous avait manqués depuis Zero Dark Thirty, et vient nous remettre les idées en place en affirmant une réalité que l’on oublie trop souvent : le médium cinématographique ne peut en aucun cas être agréable à supporter lorsqu’on décide d’y dépeindre sa colère. Cette fois-ci, elle s’attaque aux émeutes qui ont éclaté dans la ville en 1967. Si le film s’ouvre comme une fresque aux confins du documentaire, Bigelow choisit rapidement de se rapprocher de certains personnages, qui vont par un malheur hasardeux se retrouver cloîtrer dans un hôtel durant une nuit cauchemardesque.

Detroit prend ainsi l’allure d’un cocotte-minute, dans laquelle la mise en scène coup de poing et le montage chirurgical nous plonge au cœur d’un monde bouillonnant, qui ne demande qu’à exploser, au milieu d’une scénographie confinée où les corps cherchent à s’entrechoquer. En choisissant un tel contexte, qui oblige à traiter des enquêtes toujours non résolues, la réalisatrice laisse volontairement un goût d’inachevé à son récit, comme si le réel ne pouvait respecter les règles classiques de la narration. Son long-métrage se construit alors comme un coitus interruptus, un cri de rage étouffé, dont l’effet immédiat est d’invoquer à notre esprit l’actualité de sa problématique.

Mais Detroit ne peut être réduit à une critique d’une Amérique engoncée dans son racisme, et pourtant persuadée de l’évolution de ses mentalités. Bien entendu, la réalisatrice dénonce avec hargne un aveuglement qu’elle combat en nous imposant ses images, uppercut plus que jamais pertinent, en ces temps où l’ère Trump semble se caractériser, médiatiquement et culturellement, par l’ignorance et l’auto-satisfaction. Cependant, Kathryn Bigelow tient à transcender ce simple constat, faisant de son film un parcours du combattant éreintant et viscéral, une expérience sensitive qui touche bien au-delà de ses résonances contemporaines. Son aspect concentré, refermé sur cette entrée d’hôtel, devient une étude au microscope édifiante. La cinéaste emploie son cadre pour emprisonner ses personnages, sujets d’une observation dans laquelle l’humanisme peine à se développer dans le nihilisme ambiant. Il faut en cela saluer le travail monumental de l’équipe son, qui permet au long-métrage d’alterner des silences tendus avec des moments de cacophonie assourdissants. Les voix s’entremêlent, le chant et la prière s’opposent à la menace dictée sèchement, démontrant l’impossibilité de la communication.

Detroit est dès lors une œuvre de la frustration, où ne résident que de minces touches d’espoir, la plupart du temps inaccessibles. Bigelow insuffle à son film une dimension tragique magnifiquement soulignée par son casting incarné, à commencer par Will Poulter, terrifiant dans sa violence glaciale, que la réalisatrice cherche pourtant à comprendre. Mais surtout, toute la note d’intention peut résider dans la place qu’elle donne à sa tête d’affiche : John Boyega, qui a prouvé son fort capital sympathie depuis Le Réveil de la force. S’il endosse une nouvelle fois le rôle d’une homme déterminé et bienveillant, il offre une légère ambiguïté à ce vigile tiraillé entre l’injustice à laquelle il est confronté et sa compréhension de la responsabilité de la police, lorsque celle-ci agit sans abus. Mais alors que le spectateur s’attend à le voir s’emparer du récit, à prendre de fortes décisions afin de servir de contrepoint moral aux salopards envahissant l’espace du métrage, il est souvent contraint de s’effacer, de rester en retrait, au point que le scénario lui refuse de compléter son arc dans le troisième acte. Kathryn Bigelow affirme à travers lui l’importance de ne jamais panser certaines plaies, de ne jamais purifier un monde qui trouvera toujours un autre moyen de s’infecter. Et elle a beau montrer une neige immaculée tomber sur la ville dans ses dernières scènes, Detroit est un film qui n’oublie pas, et qui ne s’oublie pas.

Réalisé par Kathryn Bigelow, avec John Boyega, Will Poulter, Algee Smith

Sortie le 11 octobre 2017.

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Le Cinéphile Anonyme

Critique cinéma sur @CinephilAnonyme. Fan de Christopher Nolan et bouffeur d'écrans compulsif.