Le classique ou les chaines de l’innovation créative ?

Julien Laügt
Le Défricheur
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8 min readFeb 17, 2019

Le terme classique nous semble être employé à toutes les sauces, marié à n’importe quel plat, englouti et restitué, un peu, beaucoup, passionnément par un tombereau de pédants ! Finalement le classique ne serait-il pas la voix de la facilité ? Un argument d’autorité abracadabrantesque ?!

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Classique qui es-tu ?

Quiconque se confronte à des études, s’intéresse à l’art, au cinéma, à la littérature et plus largement à la culture, se trouve en prise avec la notion du classique. Il revient perpétuellement, ce mot, classique, qui lorsque l’on cherche les racines de ce qui fait notre culture occidentale, que cela soit dans nos représentations esthétiques, dans la pensée qui a édifié notre civilisation ou encore dans la volonté de référer à quelque chose, surgit un jour ou l’autre face à nous. En permanence il a traversé les temps et les époques venant qualifier les arts, les disciplines, hiérarchiser et définir les cultures : la musique classique, l’art classique, l’âge classique, un style classique… Il institue un champ, une entité physique ou immatérielle, comme intemporelle et comme fondement de tout ce qui lui fera suite. L’étymologie de l’unité lexicale « classique » provient du latin « classicus », qui signifie « du meilleur, du plus riche », de sorte que ce que l’on qualifiera de classique place directement l’entité concernée dans la position de l’excellence, de la référence.

Plus encore, tout commence à partir du classique, érigé dans notre société comme la culture du bon goût, comme la culture à laquelle on se rattache. La notion du classique apporte dès lors une autorité naturelle et de droit à chaque chose qui s’en veut l’héritière. Elle serait de fait le point de départ à toute forme d’intelligence et de civilisation : la culture et plus encore la culture classique tiendrait le rôle d’élément transcendantal. En effet, c’est elle qui permettrait à une société de se civiliser (en partie) et d’atteindre une sorte de perfection, de s’élever. Or, tout le monde, plus ou moins directement, désire faire partie de cette culture, et même lorsque cela n’est pas le cas, le plus souvent cela demeure un manque et une frustration. L’autodidacte cherchera toujours la reconnaissance de l’institution, du métier : Depardieu, Luchini, Basquiat…

Le rôle de l’institution

C’est assez simple, la culture en réalité dite classique, et donc par extension le classique, est validée -prend sa valeur sémantique- grâce et par l’institution. Effectivement, c’est l’institution qui octroie et appose le terme de classique, de bonne culture sur un artiste, un art, une civilisation. Les théories déployées par les humanistes du XVIIIe siècle, les philosophes gréco-romains ainsi que l’ensemble des penseurs prônés par l’institution seraient donc les meilleurs moyens de former l’esprit. C’est d’ailleurs, depuis le XVIIe siècle, l’insigne construction de « l’honnête homme ».

Dès lors, quiconque se voulant un peu sérieux, et ayant pour but de participer à la vie intellectuelle et politique d’un grand pays européen, ne peut pas faire abstraction de cette culture classique (du moins cela était vrai jusqu’au début de XXe siècle). Cette construction mentale de ce qu’est la culture classique, la nôtre, la bonne culture éclairante et éclairée, vient de manière consciente et inconsciente façonner les représentations des hommes à travers les siècles, le regard tourné vers les feux flamboyants d’une apogée culturelle, berceau arbitrairement déclaré de la civilisation occidentale : la civilisation grecque antique, particulièrement son âge classique (tel que nommé postérieurement par l’histoire).

Une brève histoire du classique

Le Moyen Âge est généralement perçu (bien qu’actuellement on assiste à un revirement d’idée) comme l’époque de l’obscurantisme, car on le pense coupé de la culture antique : de la culture hellénique. Or, c’est tout l’inverse. Au Moyen-Âge la culture antique prend « une forme spéciale, ce qui légitime son opposition à la grande Renaissance » nous apprend Jean-Marie Aubert dans Moyen Age et Culture Antique. Si elle revêt une forme spéciale, cela néanmoins ne veut pas dire que la civilisation médiévale fasse abstraction de la culture, des arts, des lois et des pensées de l’Antiquité.

À la chute de l’empire romain l’héritage antique se réfugie sous le règne et la volonté de Charlemagne, où l’on cherche à bâtir une « une Athènes nouvelle […]il révèle une volonté tenace de revenir à l’Antiquité classique qui n’est pas l’apanage du XVIe siècle » toujours chez notre ami Jean-Marie Aubert. Le souverain attise alors les braises de la civilisation antique. Fasciné par cette culture et par l’architecture de la ville de Rome, il cherche à embraser de nouveau la flamme d’un jadis glorieux (tant dans l’art, l’architecture, que dans la littérature et les sciences, etc.). Et même si le rêve de l’empereur se dispersera dans le tumulte du Xe siècle, à la suite de sa mort, le souffle de l’Antique perdurera culturellement dans tout le Moyen Âge. Cependant, il ne prend forme presque plus qu’exclusivement à travers les œuvres littéraires et philosophiques du monde hellénique et de la Rome antique ; l’art hellénique et son esthétique sont en grande partie mis de côté. Enfin, quand bien même le Moyen Âge eut été totalement hors de la culture antique, et par vase communicant hors de la culture classique, il n’en demeurerait -et n’en demeure- pas moins d’une richesse culturelle profonde et incroyable, il nous semble important de le préciser.

Ainsi, si le Moyen Âge s’éloigne de l’esthétique hellénique, c’est pour mieux, au XVe siècle, l’exhumer dans ce qu’on appellera la Renaissance. C’est par le biais de l’Italie et de son riche patrimoine en antiquité romaine que l’intérêt pour l’Antiquité revient au goût du jour, intensifié par le désir de comprendre la quintessence de l’art dans toute sa perfection, et parallèlement au souhait de replacer l’homme au centre de l’univers. On considère alors que la grandeur de l’homme se trouve dans les civilisations classiques romaines et grecques. C’est à cette période que la notion de classique apparaît. Le classique comme référent culturel est donc une création postérieure au monde hellénique.

Le véritable point de bascule

La notion de classique nous la devons principalement à la figure tutélaire de l’allemand Johann Joachim Winckelmann.

C’est ce dernier qui pose les bases au XVIIIe siècle de ce que sera l’histoire de l’art et qui porte au sommet l’art classique, descendante de l’art hellénique. Il dit-ainsi de l’art antique qu’il est « une noble simplicité et une grandeur calme ». Dès lors, il consacre ce courant, celui du classique (antique), comme celui vers lequel toute forme d’art se doit de tendre. De facto, on parlera avec récurrence de la perfection de cette civilisation, tant dans sa pensée, ses lois, sa philosophie, que dans son esthétique et ses arts. La Grèce antique est élue pour poser les bases de la civilisation occidentale, car elle est vue comme le phare de moralité, de beauté et de sagesse qui rayonne sur le monde. On appose à ce moment là les idéaux et la moralité du XIIIe siècle en ignorant et déformant la vérité historique et sociologique du monde hellénique.

Par conséquent l’art est véritablement, pour la première fois, totalement entré dans un rapport de jugement de valeur, où il existe un art beau et bon, et un art mauvais. Remarquons que c’est bien l’institution, relayée par les grands penseurs de son époque, qui fait du monde hellénique l’essence et l’âme du classique, et de fait de l’histoire, de l’ADN de l’Europe occidentale.

Le classique un mystificateur ? Oui et non !

La résurgence du classique comme marqueur de l’identité européenne est un grand récit comme l’entend Jean-François Lyotard. Ce qu’il faut comprendre par là, c’est qu’il y a eu d’une certaine manière, une falsification historique. Ce grand récit vient mystifier les esprits et nos représentations, ainsi que nos croyances, quant à l’évolution des arts plastiques et des esthétiques de notre civilisation. Il nous a presque fait croire qu’avant et après la civilisation grecque il n’y a rien, rien qui puisse être au fondement de ce que nous sommes. Nous voyons bien que la représentation de notre histoire est en quelques sortes biaisée. Se réclamer du classique permet la production d’un argument d’autorité et donc d’une légitimité : le classique exerce un pouvoir dans la formation des esprits artistiques et dans la réception, l’attente du public, qui se réfèrent immédiatement aux normes construites par et pour le classique. L’artiste, en vérité bridé, connaît pendant longtemps un rapport normatif à sa créativité et à sa production artistique.

Pour autant, si la notion de classique est un moyen de contrôle qui calibre nos représentations et nos productions -ainsi pourrions nous penser le classique comme une stricte limite à l’innovation créative- il permet en réaction et par une construction comme à l’eau-forte de laisser apparaître une autre culture, un autre art : souterrain, underground, alternatifs, baroque, etc.

Un exemple parlant : face à l’art classique de l’académie de peinture française au XIXe siècle, le courant de l’impressionnisme a pu émerger. Si de leur temps les Monet, Pissarro, Manet, Courbet et tutti quanti furent incompris, et même relégués au salon des refusés, de nos jours ils sont eux-mêmes devenus des classiques qui ont amplement éclipsé les artistes considérés comme les classiques de l’époque !

Finalement, l’adhésion collective d’une société, au sens large, rend classique une œuvre ; l’œuvre doit pouvoir contenir en elle-même les germes de l’universalisme et ainsi parler à chaque homme tout en traversant les temps. Nous pouvons nous interroger sur le fait que ce que nous considérons comme classique aujourd’hui et que ce que nous mettons de ce fait à la marge, demain, sera tout le contraire ! Pensons au rap qui a supplanté le rock comme musique populaire… Seul le temps le dira, peut être que les hommes de demain ne retiendront rien de ce que nous aimons, valorisons et admirons aujourd’hui !

“ Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire. “ — Italo Calvino

Référence Bibliographique :

Brun Patrice , Le monde grec à l’époque classique, Paris, Armand Colin, « U », 2010, 272 pages.

Winckelmann Johann Joachim, Considérations sur l’imitation des œuvres grecques dans la peinture et la sculpture, 1755

Lyotard Jean-François, La condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

Aubert Jean-Marie. Moyen Âge et Culture antique. In: Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°2, juin 1960. pp. 250–264.

Nassim Aboudrar Bruno, L’Art et les normes sociales au XVIIIe siècle, Paris : Ed. de la Maison des sciences de l’homme, 2002

Barthes Roland, Mythologies, Paris : Ed. Seuil, 1970

Bourdieu Pierre (dir.), La misère du monde, Ed. Seuil, Paris, 1993

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Julien Laügt
Le Défricheur

Passionné par la littérature, la philosophie et plus amplement par l’art, je puise de mes passions force et énergie pour informer avec intelligence