Partie I : Une histoire sous influence

Julien Laügt
Le Défricheur
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8 min readJun 19, 2019

L’histoire de l’humanité s’est toujours écrite à la lumière de mythes fondateurs. Dès le VIIIe siècle av. J.-C. Homère (dont on ne sait pas vraiment s’il fut une femme, un homme, un collectif…) met en récit et stylise les faits du réel. Cet instant marque une rupture dans le cours des événements humains : la célébration de la poésie et du récit épique ; le monde des idées formateur du monde substantiel. Notre quotidien se construit sur des discours axiologiques (de valeurs), qui prennent leur essor depuis des “grands récits”.

Le mythe, terreau axiologique

Le mythe tire ses origines du langage, plus encore de cette « maladie du langage » comme le qualifiera Michel Breal dans sa thèse de doctorat Hercule et Cacus. Ces mythes sont traversés par des “grands récits”, vecteurs polarisants de valeurs et modules proportionnels de nos discours. Le « grand récit », c’est ce récit s’articulant autour de diverses notions idéologiques telles que la Justice, l’Humanisme, le Capitalisme, le Luxe, etc. et qui traversent nos productions discursives et donc notre pensée.

Nous pourrions qualifier ces « grands récits » de fables, davantage, nous parlerons de métarécit. Le métarécit, c’est ce récit commun à tous et composé de « significations, expériences et connaissances historiques, qui offre une légitimité à la société grâce à la complétude anticipée d’une idée maîtresse »
( Lyotard Jean-François, La condition postmoderne rapport sur le savoir, Les éditions de minuit, Collection “Critique”, 1979).

À leur origine, les récits sont le biais primitif du savoir, de son inoculation à l’ensemble de l’humanité. Ils narrent les succès et les échecs des héros, sont porteurs de sens positifs ou négatifs, installent des jeux de langage. Lyotard exprime le fait que « Tout système de croyance ou idéologique a ses récits fondateurs », et que pour le philosophe ils comportent trois compétences : savoir-dire, savoir-entendre, savoir-faire (p.40). Cependant, d’après lui, le “grand récit” va tendre à dissimuler les contradictions, indissolubles aux formes de pratique ou d’organisation sociale. Dès lors le postmodernisme va s’attacher à faire la critique de ces grands récits qui se veulent porteurs d’universalité et de vérité, alors que bien souvent ils demeurent partiellement trompeurs. Ainsi, toute mythologie est constitutive de son propre récit, de ses fantasmes et aussi de ses illusions.

Le mythe grec, par exemple, forme une symbiose presque totale avec le monde hellénique, lui octroyant quasiment son existence ; ce sur quoi il a échafaudé et développé son centre et donc son existence. Il parvient jusqu’à la confusion des formes et des natures, qui se fondent dans la fusion des deux dimensions : d’un côté le mythe et de l’autre côté le réel. La mythologie grecque, bien avant l’âge de la raison qui surgit avec la philosophie et ses grands penseurs, occupait la place centrale de la vie hellénique. C’est le mythe qui expliquait le fonctionnement du cosmos : l’univers grec qui était parfaitement fait et organisé, où chaque objet trouve sa place selon sa nature et sa condition, le tout dans l’harmonie érigée par les dieux. Nous sommes déjà dans le métarécit.

Il est alors frappant de voir que le “grand récit”, composé d’une constellation de mythes, interfère dans notre relation au monde et au présent. Il devient matrice de notre pensée, de notre perception du monde et peut tromper notre esprit critique. L’exemple semble lointain, pourtant si nous y songeons bien, aujourd’hui nous adhérons à des discours, des “grands récits” comme des vérités données, chemin naturel de la pensée mondialisée…

Roland Barthes exprime l’idée de double sens dans le discours, l’imagerie qui nous entoure. L’impact de sa pensée va être considérable sur les champs professionnels du marketing et de la publicité. Ainsi, à ce jour, la publicité Panzani, dans Rhétorique de l’image de Barthes reste une référence dans l’analyse sémiotique. À travers son analyse se soulève l’idée d’une sémiologie de l’image où il existe une véritable résonance entre image et texte. La publicité Panzani érige en se servant d’éléments langagiers et iconiques l’idée “d’italianité”. Cette “italianité” partage un moment d’expérience fort qui va faire naître chez le consommateur tout un ensemble de récits ; le sud, la cuisine authentique de la “mama, etc. Ce que le chercheur démontre, c’est un monde édifié sur plusieurs dimensions, celles de la dénotation et de la connotation. Une idée qui va servir aujourd’hui à vendre la pensée de masse.

Un exemple ? Je suis assis à la terrasse d’un café, un matin à Paris : dénotation, je suis en train de démarrer ma journée par une boisson chaude et énergisante (déduction qui relève déjà d’une construction, que je puise dans un imaginaire, un savoir universel).
Maintenant en affinant le contexte, je suis assis à la terrasse d’un café, un matin à Paris, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, dénommé Café de Flore : connotation, je prends un café dans un cadre luxueux, j’ai des moyens, je suis quelqu’un montrant un certain niveau social, une certaine aisance.

La publicité ou le manège à rêves

Le discours publicitaire contemporain reste profondément fidèle à sa nature.
En somme la substance même de ce qui le compose n’a que peu évolué. Ce qui a profondément muté, c’est la manière d’adresser ce message qui a dû se plier aux bouleversements contemporains : usages, valeurs, contextes. Le discours publicitaire a par exemple pris en compte la notion de “crise”, “d’authenticité”, s’adaptant aux préoccupations du consommateur (pubs Dacia, MMA, Heineken, Président, etc.).
Si ce discours a évolué, on peut dire qu’il l’a fait en suivant les grands changements sociaux afin de rester pertinent aux yeux des consommateurs, le message est plus sophistiqué et davantage camouflé. Plus loin encore, les marques cherchent via la publicité et sa cohorte d’agences à anticiper, orienter et contrôler les mouvements de société. Elles ne sont plus seulement en train de vendre des produits, elles vendent de l’imaginaire, de la valeur, du cool : elles influencent ! Dans le fond, leur but reste et restera toujours de vendre ; de s’emparer de la diversité des cultures pour les déposer sur l’autel sacrificiel des grands groupes.

Un exemple ? Le marché de la bière et le phénomène des bières artisanales : rachat des brasseries de bière locale, industrialisation de la production des bières d’abbaye, brouillage linguistique des appellations…

Qu’est-ce que fait le discours mercantiliste (marketing, communication corporate, discours commerciaux, politiques) afin de pénétrer efficacement les consciences contemporaines ? Il s’infiltre dans les “grands récits”, les modifie, utilise des “patterns” usités ad nauseam pour diffuser de manière cachée des valeurs, des archétypes, des traits sémantiques. La publicité utilise également des éléments de langage, qu’elle travaille, répète, amplifie, pour façonner le monde, substrat dès lors de nos visions sur la vie. In fine, la publicité cherche à capter les images, les topoï (pluriel de topos) de notre société, les mouvements de fond, les faiblesses, les manques, les aspirations et donc les opportunités (les fameux insights) qui la composent. Par la suite, l’action marketing permet de retourner et de mettre en scène ces faits sociaux pour construire du préfabriqué en matière d’idées, de représentations : topos, archétypes, l’histoire est réécrite schématiquement.
Pour exemple, si nous prenons le “grand récit” de la Démocratie, aujourd’hui ce modèle d’organisation politique est vendu comme le seul et unique modèle viable et garant de nos libertés. Or, cela est déjà un frein à l’innovation politique. Puis, la démocratie en tant que “grand récit” sert de support à un système économique mondialisé, d’hyperproduction et d’hyperconsommation, qui mène le vivant dans le mur. Attention, nous ne voulons pas faire des raccourcis, tout n’est pas aussi simple, ce que nous attaquons, c’est la notion de démocratie figée et partielle ; ce qui se cache derrière , derrière certaines notions, unités lexicales : “liberté des peuples” arguments souvent donné pour appuyer les guerres du 21e siècle, par exemple.

Nous pourrions dire que les “grands récits”, aujourd’hui, servent de biais économique. Le marketing ayant massivement investi la production de contenus : ludiques, culturels, engageants. C’est tout naturellement qu’il s’est mis à investir nos récits communs, notre histoire.

De ce fait, le pouvoir publicitaire est supporté par tout un arsenal d’objets culturels, car oui, la culture, aujourd’hui, peut en partie être définie comme objet : les films, la musique, les séries… Or, ces objets sont produits par une industrie qui cherche la rentabilité, à coller à un certain modèle et qui de ce fait écarte les pluralités : grosso modo, elle cherche un retour sur investissement. Ce n’est pas enfoncer une porte ouverte que de dire qu’aujourd’hui cette industrie (fer de lance de notre mythologie contemporaine) est arrivé à un niveau d’influence et de pouvoir, urbi et orbi, comme aucune idéologie, société, régime, auparavant ne l’avaient rêvé.

Preuve en est : toujours à propos du “grand récit” de la Démocratie, le film 300 à de quoi nous faire rire (jaune)! Car au-delà des combats, de l’esthétisme, du spectacle purement visuel, se cache, ensemencée, l’idée d’un peuple : les grecs (premier raccourci simpliste sur le particularisme hellénique) livrant bataille pour la liberté et par conséquent pour le bien, face aux abominables perses monochromes, à la pensée unique, tyrannique, barbare… Les cités grecques forment une alliance pour protéger leur indépendance, leur pouvoir et donc leur puissance. Le modèle de ces cités varie, de Sparte à la monarchie partagée (deux rois) et son conseil aristocratique (28 gérontes) à Athènes avec une démocratie raciste (la race, le sol, fait de vous un citoyen ou un esclave) et discriminante (la femme s’occupe du foyer, c’est tout). Le film nous trompe et à la manière d’un palimpseste, il emploie un support pour le gratter et réécrire par-dessus une nouvelle histoire, à la forme vague, sans le fond originel.

Nous étudierons plus en profondeur deux notions, dans deux articles à venir :

1- La Télévision l’Odyssée Etats-Unienne

2- La langue désubstantialiser : novlangue

Carlín Díaz Illustration

Pour conclure les “grands récits” ne sont pas un mal en soit, il sont aussi porteur de l’ingéniosité des hommes et sont le plus capables de fédérer l’humanité. Il est vrai que depuis plus de 2000 ans, l’homme construit ses identités et ses croyances par la mise en récit de son quotidien, il déforme, réinterprète les faits, chaque époque se construit sur une histoire fantasmée et selon les prérogatives du moment. Le contexte influence notre positionnement face à l’événement, notre rôle sociale aussi, de toute évidence l’homme a en permanence un rapport réflexologique à sa propre histoire. Cependant, ce qui actuellement manque à notre époque, dans sa majorité, c’est l’esprit critique, le recul. Pourquoi ? Peut-être parce que tout un pan de notre histoire est oublié, à cause d’un flux informatif et discursif continu. Nous sommes en train de perdre notre capacité à analyser, à mettre en perspective notre expérience du temps et des événements (dans le modèle dominant). En parallèle, la diversité est en voie d’extinction remplacée par un ersatz de diversité. Une culture de masse, moins exigeante, moins active a supplanté les cultures : connaissance de la nature, connaissance paysanne, connaissance littéraire… Tout cela est la chasse gardée d’une minorité. Ce qui est paradoxal, c’est que notre époque devrait permettre et permet d’accéder à tout cela, pourtant, elle ne l’encourage pas, pire ne le valorise pas ! Pourquoi ? La suite dans un prochain billet…

Référence Bibliographique :

Breal Michel, thèse de doctorat, Hercule et Cacus, 1863

Lyotard Jean-François, La condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

Barthes Roland, Mythologies, Paris : Ed. Seuil, 1970

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Julien Laügt
Le Défricheur

Passionné par la littérature, la philosophie et plus amplement par l’art, je puise de mes passions force et énergie pour informer avec intelligence