PARTIE 2 — L’intrication industrielle et la survente du Design Thinking

Le Design Thinking est-il du design ? (7/…)

Mathieu Veil
Le Design Thinking est-il du design ?
6 min readJun 8, 2022

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D’après la photographie de Rohan Makhecha.

Le design a connu son essor durant l’industrie américaine et à des fins industrielles, dans les années 1930. Ce domaine entre alors en crise au cours des années 1980, et finit par être employé dans le marketing à des fins d’amélioration de la rentabilité. Le design a fini par évoluer : il commence à
s’intéresser aux usagers plus qu’aux produits et ce jusqu’à aujourd’hui, où des méthodes reprenant les outils de design, tel que le Design Thinking, apparaissent et sont utilisées dans presque tous les secteurs. Après tout, le design a toujours été lié à l’industrie, cependant rien n’indiquait que le Design
Thinking serait utilisé dans cette dernière est encore moins qu’il ne le serait de plus en plus dans une multitude de secteurs différents sans même avoir des intentions de designs à la fin.

Il est ainsi de plus en plus utilisé comme un outil à part entière à des fins complètement différentes ou extérieures au design. Gaultier Renaud définit de manière relativement globale le Design Thinking comme étant l’extension du design dans le management (Gaultier & Silberzahn, 2013) : un secteur très large, qui en englobe bien d’autres. Il démontre ainsi une polyvalence sectorielle de la méthode.

Même dans les secteurs que l’on pourrait penser plutôt éloignés du design tel que l’ingénierie, on voit le Design Thinking être abordé et utilisé comme méthode de conception de projet. Clive L. Dym et al. (2005) ont d’ailleurs écrit un article décrivant l’apprentissage mais aussi l’application du Design Thinking au sein des études des étudiant en ingénierie. Le but étant de former les futurs ingénieurs à concevoir, la méthode s’inscrit alors dans le cadre de ce cursus pour de nombreux professeurs qui mettent en avant l’apprentissage par projets. Ces projets peuvent alors facilement être encadrés grâce à l’application du Design Thinking qui pose un cadre, qui borne la démarche
de conception.

Il est maintenant possible d’affirmer, à la suite des exemples que nous avons précédemment cités, que le Design Thinking est une méthode qui se retrouve dans des domaines n’utilisant parfois en aucun cas, ni aucune circonstance, le design, ou du moins pas de manière explicite.

Le Design Thinking est également étudié, par exemple, dans des cours d’entreprenariat. Il est possible, à titre d’exemple, de citer un cours du professeur Hanine Sanae (2019) ayant pour but d’enseigner aux étudiants suivant ce cours d’utiliser le Design Thinking dans un contexte entrepreneurial ou managérial, ou encore dans le but de gérer des équipes.

Le Design Thinking vendu pour être utile dans différents buts/contextes, vue par McKinsey Digital Labs (source).

Ces observations, ces découvertes démontrent la présence de cette méthode dans ce domaine. Toute ces observations suivent une constatation qu’avait déjà fait Stéphane Vial (2014). Il nous dit alors que le Design Thinking est, selon lui du moins, une méthodologie qui « se répand comme une traînée de poudre dans les écoles et les agences, et pas seulement celles de design, car l’ingénierie et le marketing s’y intéressent beaucoup ». Stéphane Vial relève ici la multi-sectorisation que connaît le Design Thinking dans notre société et sa sortie de la « sphère design » pour s’agréger, en tant que méthode de référence, aux autres domaines. À la suite de ces observations, on comprend et on peut déduire que le Design Thinking est utilisé, appris et est enseigné par une multitude de profils différents qui certains n’ont aucun lien avec les profils de designers pouvant exister.

Mais nous sommes donc en position de nous interroger sur la façon avec laquelle le Design Thinking s’est retrouvé en position de méthode numéro une. Comment a-t-il atteint cette position et pourquoi ?

Parmi les raisons qui pourraient expliquer cette popularité que connaît le Design Thinking actuellement, nous pourrions citer pour les plus importante, le discours très marketing que les aficionados de la méthode adoptent, l’américanisation du monde du travail français qui connaît justement un décalage temporel avec le marché américain (où le Design Thinking semble être de plus en plus critiqué et remis en question alors qu’au contraire, en France il est majoritairement apprécié).

Aujourd’hui, le Design Thinking reste un sujet clivant vis-à-vis de son application, en particulier dans le cadre de projets design ou au sein de la communauté des designers. Il semblerait même être possible d’établir différents profils de designers en fonction de leurs réactions envers cette méthode et son application : par exemple, certains designers se refusent
catégoriquement à l’utiliser, d’autres l’emploient de temps à autre, de manière plus « opportuniste », pour s’arranger notamment lorsqu’ils doivent structurer leurs présentations. Le Design Thinking est alors plus une aide pour structurer la présentation du sujet sans avoir été appliquée dans le projet lui-même. Mais d’autres ne prêchent que par le Design Thinking, et ce d’une manière presque
religieuse en cherchant à évangéliser cette méthode à la communauté design, vendant une méthode infaillible, novatrice et créatrice. Pour ces personnes, le Design Thinking est comme un « anti-cartésianisme ».

Certains designers « suivent cette mode pour ne pas être derrière la
concurrence » : ils suivent un mouvement de marché. Le Design Thinking n’est alors pas utilisé pour ce qu’il apporte pour le fond du projet, ce qu’il est pourtant censé faire à l’origine, mais presque exclusivement pour la forme qu’il implique. Il est utilisé juste pour pouvoir apposer sur le projet une sorte de label « fait avec le Design Thinking » qui aiderait à mieux vendre ce projet.

Citation de Dieter Rams sur le Design (source).

D’autres encore, appliquent la méthode machinalement, sans émettre de réflexion. Lorsque certains services emploient le Design Thinking, ils emploient toutes les étapes de manière et y emploient tous les outils alors que juste une partie de ces outils ou même juste quelques étapes appliquées
correctement auraient suffi. Certains managers cherchent tellement à appliquer cette méthode qu’ils en oublient leur façon de faire, leur technique, leur style de procéder (Collopy, 2019), et c’est ça l’un des problèmes de la sanctuarisation du Design Thinking dans certaines institutions. Le Design
Thinking arrive à effacer certaines individualités, et est capable de formater la façon de penser, de réfléchir et même d’agir d’équipes au sein des entreprises.

Autre problème dans l’application du Design Thinking, à force d’être employé à tout vas, à force d’insister sur son emploi. Le Design Thinking finit par être vendu comme applicable dans des situations pour lesquelles il n’a pas été conçu comme par exemple pour régler les défis avant la conception, un contexte pour lequel le Design Thinking n’a pas été conçu (Van Patter, 2015). Les enjeux autour du Design Thinking sont tels, qu’il se retrouve employés dans des situations qui ne lui sied guère. Des enjeux économiques qui découlent de cette méthodologie qui provoquent une communication
promotionnelle de la méthode très importante popularisant encore plus le Design Thinking, créant alors une sorte de cercle presque vicieux. La promotion de cette méthodologie se fait dans certains cas par des phénomènes de récupération d’initiative n’ayant au départ aucune réflexion de design, attribuant pourtant leur réussite à l’application du Design Thinking.

👋 Cette série d’article est co-rédigée par Marie Leroy, Éléonore Sas et Mathieu Veil, étudiant en master 2 Design d’expérience utilisateur à l’Université de Technologie de Compiègne (UTC). N’hésitez pas à nous faire des retours par commentaire !

Les articles déjà parus :

  1. Pourquoi questionner le Design Thinking ?
  2. PARTIE 1 — Intérêt renouvelé pour la pensée des designers
  3. PARTIE 1 — Rendre compte de la pensée du designer
  4. PARTIE 1 — Une pensée en transduction avec la pratique
  5. PARTIE 2 — Les origines du Design Thinking
  6. PARTIE 2 — Les définitions du Design Thinking et son but

Références de l’article

Collopy, F. (2019). Why the failure of systems thinking should inform the future of Design Thinking (06.07. 09). Design Issues, 35(2), 97–100.

Dym, C. L., Agogino, A. M., Eris, O., Frey, D. D., & Leifer, L. J. (2005). Engineering design thinking, teaching, and learning. Journal of engineering education, 94(1), 103–120.

Gaultier, R., & Silberzahn, P. (2013). IDEA, le design thinking au cœur d’un enseignement pluridisciplinaire. Entreprendre Innover, (3), 44–48.

Hanine, P. S. (2019). Design thinking.

Van Patter, G. V., & Co-Founder, H. (2015). Making sense of: “Why Design Thinking Will Fail”.

Vial, S. (2014). De la spécificité du projet en design : une démonstration. Communication et organisation, (46), 17–32.

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