PARTIE 1 — Rendre compte de la pensée du designer

Le Design Thinking est-il du design ? (3/…)

éléonore sas
Le Design Thinking est-il du design ?
16 min readMay 4, 2022

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D’après la photographie de NIKHIL.

Comme nous l’avons vu dans le précédent article, l’approche pragmaticienne du design, apparue dans les années 1960, se divise en deux sous-écoles. Du côté du design cognitiviste, on s’interroge sur la façon d’expliquer rationnellement la pensée du designer. En effet, pour mettre en science cette pensée design, il faut d’abord réussir à expliciter celle-ci sous ses différents aspects de façon rationnelle et objective.

Rappel des grandes “écoles” présentées dans le précédent article.

Théorisation de l’acte créatif

« Démystification de la créativité »

Tout d’abord, le design est assimilé à un acte créatif. Les cognitivistes s’emparent donc des théories de la créativité pour analyser le design (Weber, 2021). Celles-ci n’ont d’ailleurs pas une très longue histoire. Les textes sur ce sujet mentionnent généralement la quête de l’explication du « génie » par Francis Galton au XIXe siècle ou bien certaines tentatives des pragmatiques américains au début du XXe siècle. Les chercheurs s’accordent à dire que ce domaine a été ravivé dans les années 1950 autour de la figure du psychologue Joy Paul Guilford. Celui-ci aurait ainsi provoqué un tournant décisif en exigeant une intensification des recherches sur la créativité afin de découvrir les talents créatifs et de soutenir le développement des enfants prometteurs.

Joy Paul Guilford (source).

Le mouvement cognitiviste en design survient donc juste après cette période de renouveau des questions créatives. Ses partisans s’empressent d’analyser les parallèles pouvant être faits avec la discipline de conception qu’ils examinent. De ce fait, une nouvelle vague de théorisation de la créativité est observée dans les années 1970 — avec notamment les études protocolaires d’Eastman (1970) — en partie provoquée par ce vif intérêt des cognitivistes (Cross, 1999). Durant ces deux périodes, les théories de la créativité cherchent à se battre contre plusieurs idées reçues :

  • Contre l’association de l’acte créatif à un incident insaisissable et innée ;
  • Contre sa réduction à quelque chose de magique ou de divin, sans aucune causalité rationnelle ;
  • Contre la crainte même de la créativité car elle serait associée à quelque chose d’incontrôlable (Weber, 2021).

L’objectif principal ici est donc la « démystification de la créativité » en montrant que cette dernière peut s’expliquer rationnellement et s’apprendre (Arthur Cropley 2018, p. 48). Dans la même lancée, Nigel Cross (1999) cherche à comprendre pourquoi il y a une « natural intelligence in design » — comme il l’indique dans le titre de son article — c’est-à-dire pourquoi certains humains semblent être de meilleurs concepteurs que d’autres. Bestley et Noble (2016, p. 192) accusent même les créatifs de désinvolture et de paresse lorsque ceux-ci se replient sur l’« intuition » ou l’« éclair de génie » pour parler de leur pratique pourtant explicable rationnellement selon ces auteurs.

Tentatives de définition

Le champ de questionnement de la créativité est très vaste et complexe. Cette richesse apparaît notamment dans les tentatives de définition de cet objet, qui ne remportent pas de consensus parmi les auteurs. Par exemple, John Arnold utilise 111 mots-clés pour tenter de décrire les facteurs essentiels de la créativité, démontrant par la même occasion la complexité de celle-ci. C’est pourquoi nous n’en décrirons ici que certains aspects, jugés comme étant les plus pertinents pour notre démonstration.

De son côté, Corazza (2016) parle de la créativité comme quelque chose demandant à la fois de l’originalité et une certaine forme d’efficacité. Pour Weber (2021, p. 104), la créativité est donc le « potentiel de créer des artefacts qui sont nouveaux et utiles pour certaines personnes et ce dans des contextes spécifiques ». Cette définition sera en grande partie reprise par les cognitivistes pour l’appliquer à la question du design. Cependant, déterminer ce premier critère, c’est-à-dire le degré d’originalité d’une création, demande de le comparer à un point de référence. Pour Corazza, la créativité ne se produit donc pas dans la tête des gens mais dans l’interaction entre leurs pensées individuelles et leur contexte socioculturel. De même, juger de la créativité est toujours un acte très subjectif dont l’appréciation dépend généralement du domaine (Weber, 2021). La créativité d’une personne dépendra donc à la fois de son potentiel créatif et de son environnement.

Ce dernier point ainsi que les aspects moins formels et objectifs de la créativité sont repris par les partisans du design-phénoménologique (la deuxième sous-école de pensée pragmatique). En revanche, ceux de la tendance cognitiviste se focalisent plutôt sur le potentiel créatif, c’est-à-dire sur 3 éléments qui vont rendre un individu créatif à un moment donné :

  • la cognition ;
  • les traits de personnalité ;
  • la motivation.

Qu’est-ce qui rend créatif ?

Plusieurs auteurs se sont intéressés aux facteurs provoquant la créativité (Von Thienen et al., 2018). Par exemple, Abraham Maslow a comparé les personnes très créatives et les personnes plutôt « rigides » pour comprendre ce qui les séparait. De son côté, Dana Farnsworth a exploré les conditions émotionnelles préalables à la créativité. Hennessey et Amabile ont quant à eux proposé une représentation des différentes forces entraînant la créativité (Weber, 2021).

Représentation schématique des forces qui façonnent la créativité selon Hennessey et Amabile.

Plus souvent cité, Joy Paul Guilford a identifié et nommé quatre principaux facteurs de la créativité selon lui (Von Thienen et al., 2018) :

  • la sensibilité aux problèmes, c’est-à-dire la faculté d’un individu à remarquer et à avoir envie de s’attaquer aux problématiques qu’il rencontre ;
  • la fluidité, soit le nombre d’idées qu’une personne produit par unité de temps ;
  • la flexibilité, ou la variété d’approches que le créatif choisit d’investiguer ;
  • l’originalité, que nous avons vu précédemment.

John Arnold se réapproprie ces facteurs en y associant ceux d’autres auteurs tels qu’Abraham Maslow et en y ajoutant trois variables centrées sur les processus motivationnels et émotionnels. En effet, il considère que les projets innovants se heurtent constamment à des obstacles et que les créatifs ont donc besoin de fortes impulsions pour continuer à innover malgré la difficulté de cette tâche. Les trois facteurs qu’il rajoute sont les suivants :

  • l’audace face au risque, notamment celui de détruire quelque chose de préexistant ;
  • l’enthousiasme pour la résolution de problème, soit la persévérance par-delà les obstacles ;
  • la confiance en soi.

Dans leur étude, Von Thienen et al. ont ainsi demandé à différents professionnels liés à la créativité quelles étaient les caractéristiques mentales nécessaires à un bon innovateur. Pour les inventeurs les plus créatifs des profils interrogés, l’élément essentiel est la persévérance, bien avant l’originalité, la motivation, voire la capacité d’analyse. La motivation reste néanmoins un facteur essentiel, d’autant plus lorsqu’elle est intrinsèque plutôt qu’extrinsèque (Weber, 2021). La motivation intrinsèque aide notamment à atteindre l’« état de flow » décrit par Csikszentmihalyi, qui améliore la créativité et alimente à nouveau la motivation intrinsèque dans un cercle vertueux. En revanche, la motivation extrinsèque peut aider à court terme mais provoque des effets négatifs à long terme, comme le besoin permanent d’être récompensé pour ses actes, par exemple.

Motivation extrinsèque VS motivation intrinsèque.

Cadre(s) théorique(s) ?

Dans leur volonté de formaliser la créativité, plusieurs auteurs proposent leur propre cadre théorique (Von Thienen et al., 2018). Parmi ces cadres théoriques, on peut citer les « 5-A » de Glăveanu qui structurent la recherche sur la créativité : acteurs, actions, artefacts, audience et affordance. De leur côté, Kaufman et Beghetto initient le « modèle des quatre-C » qui décrit différents degrés de créativité : « little-C », « mini-C », « pro-C » et « big-C ». Glăveanu et Kaufman mettent en relation les deux modèles précédemment cités pour former la matrice appelée « Creativity Matrix ».

Creativity matrice, par Glăveanu et Kaufman.

Toutefois, le plus connu des modèles théoriques de la créativité demeure celui proposé par John Arnold, qu’il nomme « spectre de la pensée ». À travers celui-ci, l’auteur distingue deux types d’approches, qui peuvent être combinées de différentes manières :

  • la pensée créative organisée, c’est-à-dire un raisonnement étape par étape, souvent davantage mobilisé par les scientifiques voire les ingénieurs ;
  • la pensée créative inspirée, qui s’appuie sur l’intuition et semble plutôt correspondre au mode de fonctionnement des designers.

Les approches organisées entraînent des changements progressifs alors que celles inspirées provoquent généralement des changements perturbateurs et peu prédictibles. Ces catégories de John Arnold se rapprochent en partie de la distinction faite par Maslow entre la « créativité secondaire », soit un suivi conscient des règles, et la « créativité primaire », faisant davantage référence à la pensée inconsciente. Ces deux types d’approche donnent lieu à des sous-catégories de créativité et à des combinaisons spécifiques.

Une partie du spectre de la pensée d’après John Arnold.

Modes de pensées du créatif

Un dernier point central des théories de la créativité repris par les cognitivistes concerne les modes de pensées mobilisés en créativité. John Arnold réfléchit notamment à la façon de susciter des changements d’état d’esprit qui aident à la créativité (Von Thienen et al., 2018). En s’appuyant sur les travaux de Guilford, il définit trois principaux modes de pensée par lesquels passent successivement les créateurs :

  • analytique, pour décrypter les situations et proposer des idées ;
  • judiciaire, pour évaluer les données récoltées et les idées produites ;
  • synthétique, pour reprendre les précédents éléments et réaliser des conceptions.

Pour Arnold, la pensée créative n’est donc pas un mode de pensée en soi mais plutôt une combinaison de ces trois modes de pensée, c’est-à-dire un « équilibre entre l’analyse, la synthèse et l’évaluation » (Von Thienen et al., 2018, p. 22). Ces trois états mentaux reprennent en fait la distinction classique effectuée entre la « pensée divergente » (ou « latérale ») et la « pensée convergente » (ou « verticale »). La première fait référence à une posture d’ouverture ainsi qu’à la prolifération d’idées diverses et variées. La seconde renvoie à la fermeture, c’est-à-dire à une forme de convergence s’efforçant de restreindre le nombre de possibilités offertes. Contre l’idée reçue selon laquelle les créatifs n’ont besoin que du premier mode de pensée, les théoriciens de la créativité montrent que ce sont les oscillations répétées entre la divergence et la convergence qui aident à inventer.

Selon les théoriciens du design-cognitiviste, cette faculté à alterner entre les modes de pensée n’est pas évidente ou innée mais peut s’apprendre et se travailler. Pour l’illustrer, Charles Dobson (2018, p. 300) utilise l’expression « Flip-Flop-Thinking ». Bestley et Noble (2016) considèrent qu’il existe une troisième phase, la transformation, par laquelle le créatif passe à chaque changement entre la divergence et la convergence. Avec cette troisième partie, on peut établir ici un parallèle avec la proposition d’Arnold. Finalement, qu’il y ait deux ou trois modes de pensée, la particularité de la créativité semble se situer dans le passage entre ceux-ci. Mais comment le réaliser ? Selon les cognitivistes, cette dynamique s’effectue grâce à un mode de logique propre aux métiers de résolution de problème, dont fait partie le design : l’abduction innovante.

Exemple de passage entre les 3 modes de pensées.

Un mode de pensée propre au designer : l’abduction innovante

Rappels sur la logique formelle

Pour comprendre ce à quoi correspond l’abduction, il est nécessaire d’effectuer un détour par la logique formelle et de reprendre ces modèles de raisonnement de base que nous utilisons face à des situations problématiques (Dorst, 2011). Il en existe quatre grands types, comme montré sur la : la déduction, l’induction et deux formes d’abduction.

La déduction consiste à partir de prémisses déjà vérifiées ou postulées comme étant vraies — les éléments (le « quoi ») et les principes de fonctionnement (le « comment ») — pour deviner un résultat (l’« outcome »). Cette forme de logique est particulièrement utilisée dans le domaine des mathématiques et permet de prédire des résultats. Un exemple consiste à appliquer des lois naturelles que nous avons formulé en sciences dures pour les appliquer à des objets du monde, comme le mouvement des étoiles. Un autre cas facile à comprendre et plus canonique est le suivant :

Sachant que A = B

Et que B = C

Alors on peut dire que A = C

D’un autre côté, l’induction offre des preuves solides que quelque chose pourrait être vrai sur la base d’une expérience structurée. L’inconnue à deviner ici est le « comment », c’est-à-dire les principes de fonctionnement reliant ces éléments et les observations réalisées. L’induction est particulièrement employée dans les expérimentations scientifiques. Par exemple :

Si à chaque fois que je fais A dans les circonstances C, j’observe que B survient ;

Alors je peux postuler que la prochaine fois que je réaliserai A dans ces mêmes circonstances C, B surviendra.

Ce type de logique permet de formuler des hypothèses et de les vérifier en partie. Néanmoins, une prochaine expérimentation inductive pourra venir les invalider.

Ces deux formes de logiques permettent de parvenir à un résultat sous la forme de l’énoncé d’un fait. Les deux types d’abduction, en revanche, s’intéressent davantage à la valeur créée pour les autres. Concernant l’abduction standard, la valeur recherchée est connue tout comme les principes de fonctionnement permettant d’y parvenir. Dans cette forme de résolution de problème dite « fermée », il ne manque plus que la solution, le « quoi », à concevoir dans les détails. Généralement, les ingénieurs pratiquent ce type de raisonnement.

Pour obtenir la valeur C il faut mobiliser les connaissances B du domaine A

Et voir comment transformer A qui répond toujours de la même façon à B afin de parvenir à C.

Dans ces trois premiers cas, on observe donc que les différents éléments de l’équation sont déjà connus. Comme nous venons de le voir dans les derniers exemples, A, B et C apparaissent avant même le résultat du raisonnement logique.

Grands types de raisonnement logique selon Dorst, schématisés par Weber.

Abduction innovante

Selon Charles Sanders Peirce, un sémiologue et philosophe américain, la seule forme de logique permettant de créer de la nouveauté est celle qui ne part que d’une seule prémisse : l’abduction innovante ou « innoduction ». Ce deuxième type d’abduction est plus complexe, car seule la valeur souhaitée est connue au début du processus de résolution de problème. Il s’agit là d’une forme de raisonnement dite « ouverte » et qui s’apparente aux « wicked problems » de Rittel et Webber (1973), particulièrement présents dans le domaine du design. C’est pourquoi l’abduction innovante est souvent considérée comme le mode de pensée propre aux designers, leur permettant de passer de la divergence à la convergence, mais aussi de l’abstrait au concret, et inversement.

Mais comment alors trouver ces deux inconnues — le « quoi » et le « comment » — à la fois ? Pour y parvenir, les designers emploient différentes stratégies dont celle que nous allons décrire ici et qui a été la plus formalisée par les partisans du design-cognitiviste (Dorst, 2011). Il s’agit de la mobilisation de plusieurs logiques formelles vues précédemment dans un ordre spécifique. En effet, pour créer en parallèle la chose, c’est-à-dire la solution, ainsi que ses modes de fonctionnement, le designer peut établir des propositions pour les deux en même temps et les tester conjointement. Une des façons de faire est :

  1. Commencer par partir du seul élément connu de l’équation, soit la valeur que l’on cherche à créer, puis d’adopter un cadre préexistant ou d’en développer un qui semble cohérent. Cette étape de cadrage est essentielle en design et correspond finalement à une forme d’induction permettant de définir les règles du « comment ».
  2. Une fois ce cadre devenu crédible et prometteur, le designer imagine un « quoi », c’est-à-dire un objet, un système ou un service, à travers une forme d’abduction standard.
  3. Enfin, pour valider les deux propositions simultanément, le concepteur effectue un raisonnement en avant, soit une forme de déduction. De cette façon, il peut valider ou invalider le « quoi » et le « comment » en fonction de s’il parvient à la même « valeur » que celle prévue en les associant.
  4. Si cela n’est pas le cas, il itère en apprenant de cette première tentative.

Au travers de l’abduction innovante, le designer mobilise donc plusieurs formes de logique qui lui permettent de répondre à des problèmes complexes et ouverts.

Schéma montrant un exemple de façon de résoudre un problème par l’innoduction.

Le designer, un concepteur pas comme les autres ?

Synthèse « magique » ?

Le cadrage nécessaire à l’abduction innovante est une des grandes particularités du design. Son mode de pensée se caractérise également par la capacité à passer d’une logique à une autre, comme nous venons de le voir, et donc de réaliser une sorte de « gymnastique mentale » par itération. Cette opération de pensée se déroule généralement pendant l’étape de synthèse des données récoltées en amont de la conception. La synthèse est la phase du design considérée comme étant la plus « magique » ou « instinctive » pour des yeux extérieurs, voire par le concepteur lui-même (Kolko, 2010). Elle est essentielle car elle permet de faire généralement de faire émerger les besoins et les opportunités des utilisateurs et de partir dans une direction de conception inattendue mais pertinente. À partir de l’amoncellement de données, le design découvre ainsi ce qu’il appelle des « insights ».

Cette étape essentielle est pourtant rendue invisible et donc souvent minimisée. En effet, c’est elle qui mobilise l’abduction innovante, cet acte de logique souvent réalisé « dans la tête » ou « sur du papier brouillon » (Kolko, 2010, paragraphe 2). La partie vraiment observable ne survient qu’à partir du début du processus de fabrication, qui met en forme l’idée retenue. La synthèse est donc ce qui relie les « entrées » et les « sorties », soit les données récoltées et la réalisation finale. Sans elle, aucun lien entre les deux opposés ne serait possible, bien que la plupart des designers soient encore « incapables d’expliquer exactement pourquoi leurs idées de conception sont précieuses ». Comme nous venons de le voir, cette phase survient grâce aux passages répétées entre des modes de pensée convergeant et divergeant à travers une abduction innovante qui nécessite une forte importance du cadrage.

Ni artiste, ni ingénieur

Les professions de conception utilisent donc des formes de raisonnement très différentes mais cette seule distinction n’est pas suffisante car le design correspond au mélange de différents types de logique (Dorst, 2011). Pour mieux le différencier des autres métiers, il faut garder ce critère en tête et le compléter.

Tout d’abord, le design n’est pas de l’art. En effet, contrairement à l’art, le design crée une structure et poursuit un but, va dans une direction (Louridas, 1999). Généralement, le design est orienté vers le futur (Von Thienen et al., 2018). De cette façon, il s’occupe principalement de répondre à des besoins utilisateurs. Cet objectif correspond bien souvent à la valeur recherchée dans l’équation logique vue précédemment et permet au designer de réaliser l’abduction innovante en s’appuyant sur ses expériences. Étant donné que la valeur est toujours du même type et bien que chaque wicked problem soit différent, certains motifs de résolution de problème émergent et permettent au designer de gagner en maturité à chaque projet.

Par ailleurs, le design se distingue de la science ainsi que de l’ingénierie par son intuition. Interviewé, le designer Jack Howe, exprime ainsi son opinion : pour lui, l’intuition est « ce qui fait la distinction entre les concepteurs-ingénieurs et les concepteurs-designers » (Cross, 1999, p. 7). Plutôt que d’utiliser des structures déjà créée pour en construire de nouvelles, comme le font les sciences, le design les façonne à travers les phénomènes qu’il synthétise (Louridas, 1999).

Pour les partisans du cognitivisme, l’intuition correspond donc entièrement à la logique d’innoduction mobilisée consciemment par le concepteur. Néanmoins, le design-phénoménologique considère que l’intuition ne peut pas être résumée à celle seule forme rationnelle et objective qu’est l’abduction innovante (Cross, 1999). Selon les théoriciens de ce dernier courant de pensée, l’intuition du designer repose sur sa subjectivité. En effet, le designer s’appuie sur son vécu pour effectuer son travail de synthèse et il met toujours de lui-même dans la solution qu’il construit au travers de cet appel expérientiel. Ainsi, ce type de concepteur « “parle”, non seulement avec les choses, […] mais aussi, à travers les choses : en racontant, à travers les choix qu’il fait parmi les possibilités limitées, le caractère et la vie du créateur » (Lévi-Strauss, 1962, p. 21). La véritable particularité du designer se situe donc dans sa capacité à naviguer entre différents modes de pensées, mais aussi entre différents degrés d’abstraction, entre l’objectif et le subjectif, comme nous allons le voir dans le prochain article...

👋 Cette série d’articles est co-rédigée par Marie Leroy, Éléonore Sas et Mathieu Veil, étudiants en master 2 Design d’expérience utilisateur à l’Université de Technologie de Compiègne (UTC). N’hésitez pas à nous faire des retours par commentaire !

Les articles déjà parus :

  1. Pourquoi questionner le Design Thinking ?
  2. PARTIE 1 — Intérêt renouvelé pour la pensée des designers
  3. PARTIE 1 — Rendre compte de la pensée du designer→ celui-ci

Références de l’article

Bestley, R., & Noble, I. (2016). Visual research: An introduction to research methods in graphic design. Bloomsbury Publishing.

Corazza, G. E. (2016). Potential originality and effectiveness: The dynamic definition of creativity. Creativity research journal, 28(3), 258–267.

Cropley, A. (2018). Bringing creativity down to earth: A long labor lost?

Cross, N. (1999). Natural intelligence in design. Design studies, 20(1), 25–39.

Dobson, C. (2018). Wandering and Direction in Creative Production. Oxford University Press: Oxford, UK.

Dorst, K. (2011). The core of ‘design thinking’ and its application. Design studies, 32(6), 521–532.

Eastman, C. M. (1970). On the analysis of intuitive design processes. Emerging Methods in Environtmental Design and Planning, 21–37.

Kolko, J. (2010). Abductive thinking and sensemaking: The drivers of design synthesis. Design issues, 26(1), 15–28.

Lévi-Strauss, C. (1962). La pensée sauvage : Claude Levi-Strauss. Paris : Plon.

Louridas, P. (1999). Design as bricolage: anthropology meets design thinking. Design Studies, 20(6), 517–535.

Rittel, H. W., & Webber, M. M. (1973). Dilemmas in a general theory of planning. Policy sciences, 4(2), 155–169.

Von Thienen, J. P., Clancey, W. J., Corazza, G. E., & Meinel, C. (2018). Theoretical foundations of design thinking. In Design thinking research (pp. 13–40). Springer, Cham.

Weber, H. M. (2021). Cognitive processes in Design Thinking: Optimization of perception, processing and reasoning.

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éléonore sas
Le Design Thinking est-il du design ?

UX designer et doctorante en géographie (La Rochelle Université-CNRS), je cherche à déconstruire/changer le rapport humain-nature occidental via un jeu sérieux.