Journalistes, séries TV et piratage : la grande hypocrisie française.

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A chaque rentrée des séries US, médias et blogs spécialisés français participent à la même course pour dénicher les séries qui buzzeront dans les semaines qui suivent et peupleront les divers Top 10 de fin d’année des journalistes séries. Et ce, même si ces séries ne sortiront jamais en France.

EDIT : Suite aux réactions provoquées par cet article, je précise qu’il ne s’agit bien évidemment pas de réduire l’activité des journalistes séries professionnels au seul piratage de séries US mais bien de pointer du doigt un certain pan bien spécifique de cette activité, caractérisé par des articles “poussant” ostensiblement à voir des séries indisponibles légalement, et accessoirement des récap’ (articles qui reviennent en détail sur les évènements d’un épisode en particulier) publiés généralement quelques heures après la diffusion US sur des sites professionnels et qui n’ont pu être rendus possible que grâce au piratage. Par ailleurs, le ton a pu choquer et je m’en excuse. J’ai donc modifié l’article en conséquence.

[Ndla : “Transparent” n’était pas disponible en France au moment de l’écriture de l’article en décembre 2014. Elle est depuis sortie sur OCS en mai 2015, six mois donc après les articles mentionnés ci-dessous.]

“Transparent”, c’est la série qui fait l’unanimité parmi les journalistes Séries français qui ne tarissent pas d’éloge sur elle en cette rentrée des séries US 2014. Les Inrocks nous donnait d’ailleurs fin septembre les raisons pour lesquelles il fallait absolument la regarder.

Sans modération”, “Il faut regarder”. Cette semaine, Allociné nous donne en plus 5 autres bonnes raisons de la rattraper pendant l’hiver (sous-entendu : “vous êtes vraiment à la bourre si vous ne l’avez pas encore vue”).

Et pour couronner le tout, Pierre Langlais l’a nommée dans la catégorie “Meilleure nouveauté américaine” d’un sondage paru sur son blog hébergé par Télérama et dans lequel ses lecteurs sont appelés à élire les meilleures séries US de la rentrée.

Sondage ensuite bien sûr relayé comme il se doit par les comptes officiels des réseaux sociaux de l’honorable journal.

Mais il y a un tout petit problème. Un tout petit problème de rien du tout qu’aucun de ces articles ne mentionne : celle-ci n’est pas disponible légalement en France.

Hé non. Exclusivité Amazon oblige, “Transparent” n’est disponible que dans les pays dans lesquels Amazon a implanté son service Prime de SVOD (et donc pas la France). C’est-à-dire que la seule façon pour vous et moi de découvrir cette série couverte de louanges par la presse française est de la pirater, comme ces journalistes séries l’ont fait et vous encouragent à le faire à demi-mot. Et ce cas n’est pas unique à “Transparent”. Prenez n’importe quel article de n’importe quel site français sur “les séries à ne pas manquer” et dans une grande majorité des cas, vous y trouverez des séries indisponibles légalement en France.

Ethique et journalisme.

Je dois probablement être l’un des derniers à tenir les journalistes en haute estime et à les investir d’un certain devoir d’exemplarité. Je ne devrais sans doute pas mais c’est ainsi.

C’est bien connu (j’en suis un), les blogueurs veulent à tout prix être les premiers à poster leurs articles sur les toutes dernières séries en franchissant allègrement la ligne rouge du piratage et du streaming, tout ça pour améliorer son référencement et son lectorat. Ce qui est moins connu, c’est que les journalistes le font tout autant, pour les mêmes raisons, sans doute avec l’assentiment de leurs rédacteurs en chef et qu’ils sont payés pour. Ils n’ont pas de réseau magique qui leur permet de voir les séries inédites en France en avant-première (sauf quelques épisodes ici et là dans des festivals ou des DVDs de la part du distributeur si la série arrive finalement en France), ils n’ont pas tous ce fameux cousin d’Amérique qui leur envoie frénétiquement chaque épisode chaque semaine. Non, ce sont juste des gens qui piratent comme tout un chacun au risque désormais de participer au développement toujours plus catastrophique du piratage institutionnalisé.

Ils ne s’en cachent d’ailleurs même plus quand on leur pose la question, comme ici avec Jean-Maxime Renault, journaliste série chez Allociné.

Point “Nos lecteurs le font donc on doit aussi s’adresser à eux”. Certains de vos lecteurs fument aussi du cannabis, c’est pas pour autant que vous allez faire un article sur les 10 meilleurs coins de Paris dans lesquels acheter son joint. Exemple extrême, mais vous comprenez l’idée et j’y reviens ci-dessous.

D’autres arguments ressortent généralement très vite comme “Si on se cantonnait aux séries qui sortent en France, on ne parlerait pas de grand chose” et consorts. Sauf qu’en ne parlant justement pas d’à quel point la diffusion des séries est problématique en France, en ne donnant pas des bons points aux protagonistes du secteur qui tentent d’améliorer cet état de fait, on créé les conditions idéales à la petite mort de la diversité de l’offre légale des séries TV en France.

Un de mes préférés aussi : “Sans nous journalistes séries, ces séries ne seraient jamais connues en France et ne sortiraient jamais ici” comme si être journaliste donnait un droit de piratage inné et inaliénable. Essayons un peu d’imaginer ce que ce serait votre travail si toute forme de piratage vous était interdite. Vous liriez les critiques US se pavaner sur telle ou telle série et vous auriez envie de la voir. Vous écririez dans vos articles “Les US en raffolent, vivement qu’elle arrive en France !”, peut-être même mobiliseriez-vous vos communautés respectives pour demander que telle ou telle série soit finalement diffusée en France parce que vous, personnellement, avez très envie de la voir. Et vous seriez devant votre poste le soir de la 1ère diffusion TV.

C’est quand même bien différent des articles actuels “5 raisons de regarder absolument cette série !” qui “oublient” de préciser “(Ah oui, au fait, une raison de ne pas la regarder est qu’il faut obligatoirement la pirater)”. Et au final, que ces séries sortent ou non en France au bout du compte vous importe peu. Vous n’en avez strictement rien à faire puisque vous l’avez déjà piratée, vue, appréciée, encensée dans un article et que votre “rôle” est joué. Si elle sort un an plus tard sur D8 à 22h30 en VF, vous ne la regarderez sans doute pas et je ne peux certainement pas vous en blâmer dans de telles conditions.

La série TV est encore et toujours un genre/art mineur.

C’est une rengaine que l’on entend partout depuis quelques années. La série TV serait devenue respectable. Elle serait devenue le nouveau genre phare, au point même de supplanter son grand frère le ciné. Pourtant dans les faits, elle est aujourd’hui méprisée par les chaines TV gratuites qui les diffusent des mois trop tard en VF, généralement pas dans le bon ordre et à raison de 3–4 épisodes par soirée si le public n’est pas au rendez-vous.

Elle est aussi méprisée par les journalistes séries qui les piratent et utilisent leur rôle prescripteur (faible, mais quand même) pour encourager indirectement au piratage des séries qu’ils mettent en avant dans leurs articles toujours plus laudatifs dans une course au buzz sans fin. Si on devait tirer un parallèle avec les journalistes ciné, force est de constater que les journalistes séries sont bien moins considérés. Pas de projection presse, quelques tournées promotionnelles d’acteurs de séries, et encore. (Edit : C’est apparemment plus commun que je ne pensais mais sans doute pas pour les séries US en question). Mais si Allociné par exemple devait aller jusqu’au bout de la logique exprimée par son journaliste série, à quand un top des films de 2014 à rattraper avec certains qui ne sont pas encore sortis en France mais qui sont dispos malgré tout en streaming ? Allociné n’est pas idiot (je m’avance peut-être), on ne mord pas la main qui nous nourrit à coups d’encarts pubs (les distributeurs ciné). Les séries TV inédites n’ont pas ce genre d’arguments puisqu’elles n’ont pas de distributeurs en France donc c’est open bar. Piratez les amis.

Les séries TV sont enfin méprisées par son public français lui-même qui les consomme principalement illégalement en ne rétribuant d’aucune façon ses créateurs, pour coller le plus possible à leur diffusion US. Entre les deux extrêmes du piratage et de la diffusion TV, des chaines payantes comme OCS ou le bouquet Canalsat restent des valeurs sûres pour les amoureux “respectueux” de séries télés, même si leur prix reste élevé et leur catalogue pas forcément exhaustif. Le développement depuis quelques années des offres H+24 est également un pas dans la bonne direction même si cela s’accompagne de prix délirants comme 2,49€ de location par épisode. Je ne suis pas un béni-oui-oui de l’offre légale, offre qui souffre de nombreuses nombreuses (nombreuses) tares mais celle-ci existe, s’améliore et est conditionnée par les usages.

Il y a là tout un boulevard de pédagogie à explorer, justement par les journalistes séries qui sont mieux placés que quiconque pour expliquer pourquoi telle série n’est pas diffusée immédiatement en France, pourquoi Netflix ne diffuse pas la dernière saison de telle série, pourquoi les bouquets spécialisés coûtent si chers, pourquoi Amazon n’a pas encore lancé son service SVOD en France ce qui nous permettrait de voir “Transparent” légalement etc. Pirater des séries reste encore hélas pour bon nombre de gens une façon d’exprimer leur mécontentement face à la pauvreté extrême de la diffusion des séries en France alors que les vraies victimes sont les créateurs des séries eux-mêmes. Bien évidemment, cela n’aide pas quand des chaines comme HBO (“Game of Thrones”) s’enorgueillissent du fait que leurs séries soient piratées et que les journalistes spécialisés ne mettent jamais vraiment en avant l’offre légale française.

Allociné d’ailleurs fait vraiment tout pour contenter ses visiteurs les plus streamers avec un guide des épisodes inédits qui donne chaque jour les heures de diffusion aux Etats-Unis, en Angleterre et (quand c’est possible), en France.

Les lecteurs francophones d’Allociné résidant aux Etats-Unis doivent être drôlement content de cette attention. Plus sérieusement, avec ça et un bon site de streaming, plus besoin de se creuser la tête à chercher l’offre légale. La série TV, qu’on le veuille ou non, est devenue un vrai fast food. Pas dans ses qualités intrinsèques mais dans les usages que l’on en a. Ses amateurs sont prêts à se gaver le plus possible en déboursant et en attendant le moins possible, avec les journalistes séries, de supposés Jean-Pierre Coffe, ici tout juste bons à leur tendre la carte des menus Best Of.

En fait, la série TV est, sur les pas de la musique et du jeu vidéo, en train d’amorcer sa mutation d’un secteur territorialisé vers un secteur mondialisé. Le découpage arbitraire de diffusion des séries par territoire a de moins en moins de sens à l’heure d’un Internet mondial où tout se trouve en quelques clics gratuitement. L’exemple de Netflix et du lancement quasi-mondial de ses séries-maison est le plus probant et il y aurait fort à parier qu’un service Internet payant et accessible mondialement pour les séries HBO remporterait aussi un grand succès et serait plus valable pour HBO qu’une tape sur l’épaule en se félicitant de voir “Game of Thrones” piraté partout à travers le monde. Cette ère-là se profile mais nous restons actuellement à un moment charnière qui cause bon nombre de tracas, dont celui évoqué dans cet article.

Du bon usage de son audience.

Que nous soyons blogueur ou journaliste, quelle que soit notre audience, je pense que nous avons certains devoirs envers elle. Je tiens un site ciné sur les films romantiques, je pourrais passer mes soirées à télécharger des films romantiques inédits (et il y en a à ne plus savoir qu’en faire), donner mon avis dessus sur mon site et donner ainsi envie à plein de gens d’aller les voir. Je parle de tous ceux qui sortent aux Etats-Unis bien sûr mais je ne critique que des films dispos légalement en France d’une façon ou d’une autre. C’est un choix éditorial.

Un choix éditorial qui me fait attendre des années pour voir et parler d’un film romantique que je crève d’envie de voir, qui me donne envie de filer des baffes à cette satanée chrono des médias ou au système de distribution des films en France, qui me pousse à harceler les équipes des films sur Twitter pour qu’ils se décident à le sortir légalement chez nous par des moyens un peu novateurs (comme la distribution directe, des sorties VOD mondiales etc. Ça marche parfois en plus). Mais surtout je veux au moins donner la possibilité à mes lecteurs de payer pour ce qu’ils regardent. Certes, je “nie” la proportion de pirates parmi mes lecteurs mais je préfère y voir une façon de les responsabiliser. Ils ont le choix, je ne suis pas leur père, ils feront ce qu’ils veulent au final mais au moins ils auront le choix et ils prendront leurs responsabilités.

Quand Netflix est arrivé en France en septembre, on a adressé à son catalogue série le même reproche qu’à son catalogue ciné (ou qu’à celui de Canalplay), à savoir qu’il était constitué de vieilles séries que “tout le monde a déjà vu” même des séries Netflix Original comme “Orange is the new black” etc. Toujours le même argument qui revenait encore et encore. Certes, son catalogue semble dépassé pour quiconque piratant ses séries depuis des années mais je peux vous assurer que son catalogue et celui de Canalplay (qui se complètent vraiment très bien au niveau des séries) défoncent à peu près tout ce que l’offre légale française peut ou a pu offrir par le passé pour ce prix. Ne pas voir cela, ne pas le souligner ou le mettre en avant pour au contraire le dénigrer montre une nouvelle fois à quel point le piratage est dorénavant profondément inscrit dans les habitudes françaises (et journalistiques) de consommation de contenus audiovisuels, ce qui ne devrait pas rassurer les ayants-droits qui doivent donc désormais éduquer les masses ET les journalistes spécialisés.

Dans le domaine ciné, les journalistes s’en tiennent encore au planning des sorties ciné françaises et non à celui des disponibilités en streaming (au moins à titre professionnel), mais c’est parce qu’ils sont en relation depuis longtemps avec les distributeurs et que la presse ciné ne peut pas vraiment vivre sans eux. Imaginez trois pages dans “Première” remplis d’avis de films venant tout juste de sortir aux Etats-Unis, mais pas encore dispos en France avant 6 mois. En l’état actuel, c’est impossible. Cela ne doit pas empêcher certains journalistes de streamer illégalement des films pour lesquels ils n’ont pas été invités à la projection (plus d’un film US sur deux est dispo illégalement en streaming avant sa sortie française, mais j’en reparlerai plus en longueur bientôt) mais le planning français fait loi et c’est tant mieux. Ils oblitèrent totalement la partie “pirate” de leur lectorat.

Les journalistes séries eux, n’ont pas ce genre de garde-fous et c’est dommage. Ils doivent alimenter coûte que coûte des sites qui doivent faire du clic, regarder toutes ces nouvelles séries pour dénicher la perle dont personne n’a parlée (et qui ne sortira jamais en France mais peu importe) pour que Le Site engrange des recettes publicitaires. Il y a, sans l’ombre d’un doute, de la passion derrière mais aussi une grande inconscience à ainsi créer du contenu spécifiquement dédié à la frange “pirate” de son lectorat et à ne pas se poser les nécessaires questions de ses devoirs envers elle. Ces questions, ce sont aux journalistes séries de se les poser mais aussi à leurs rédacteurs en chef. Et la réponse, pour l’instant, n’est pas satisfaisante.

Je m’occupe de FilmsdeLover.com, le site dédié aux films d’amour et comédies romantiques et de Direct-to-VOD, le Tumblr des films qui sortent directement en VOD.

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Contact : frederic[at]filmsdelover.com

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Frédéric (Films de Lover)
Le secteur VOD et SVOD en France

Chef de filmsdelover.com (site ciné sur les films d’amour) et animateur de #Netflixers (podcast sur la SVOD et Netflix).