L’héritage

La rédaction Cdi StJo Vannes
Le JO’Se
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6 min readMar 2, 2020

Il y a dans la valise ses tenues et ses équipements ainsi qu’un pistolet américain. « Vous vous énervez pour rien jeune homme. La colère est mauvaise conseillère ! N’est-ce pas ce qu’on dit ? »
Vincent D., Valentin B., Jean-Malo A., BTS ATI 1ère année 2018

Paris, 21 février 1989.
Depuis le début de cet hiver, il fait froid, sec, mais la neige ne veut pas tomber malgré un ciel blanc chargé de nuages. Aux abords de l’université Paris Diderot, alors qu’au loin la sonnerie retentit déjà, deux jeunes étudiants se précipitent afin d’arriver à l’heure à leur cours d’histoire. Après une course endiablée dans les couloirs de l’université, Côme arrive le premier à peine essoufflé, suivi par Timothée, complètement exténué. Tous deux entrent dans l’amphithéâtre en laissant claquer la porte derrière eux.

Pierre Leroy, le professeur, interrompt son cours.
Comme à son habitude, il se tient droit comme un i, le regard lourd de reproche.

Leroy est un homme d’une soixantaine d’années, planté à un mètre quatre-vingt, un angiome sur la joue droite. Sa rigidité a fait sa réputation. Il est méticuleux, exigeant et sacrément aliéné. La plupart de ses élèves ne l’apprécient guère pour son manque de scrupule et de tolérance que reflètent sa manière de s’habiller toujours au carré et sa façon sarcastique de s’exprimer.

-Merci pour ce nouveau retard, messieurs ! Je pense que vous avez bien sûr une excuse valable !
Face à l’absence de réponse des deux étudiants incriminés, l’enseignant laisse filtrer un sourire plein d’ironie avant de reprendre pour l’ensemble de l’auditoire :

-Je disais donc que nous allions débuter un nouveau chapitre sur la guerre d’Indochine, de 1947 à 1954. Pour cela nous nous appuierons sur les différents ouvrages que vous aviez à lire durant vos vacances… Ce que vous avez fait, je n’en doute pas.
Faisant fi des éclats de rire de l’assemblée, il poursuit sur le même ton.

-Pour commencer, nous allons décortiquer le livre Massacre en Indochine, de Pierre Badcarrère, traitant des atrocités de cette guerre. Un ouvrage qui ne tient absolument pas compte de la réalité des faits et est en quelque sorte un tissu d’omissions volontaires, pour ne pas dire de mensonges…
Le cours s’étale ainsi pendant des heures, Leroy racontant, à force de « preuves », la condition des prisonniers français parfaitement traités par les Viêtminhs.

Après le cours, en rentrant chez lui, Timothée est perdu dans ses pensées, comme à son habitude. Son esprit vogue d’un sujet à un autre et s’arrête sur son grand-père. Ils étaient vraiment proches.

Cela fait maintenant des mois qu’il est mort. Il avait 80 ans.

En traversant la rue, Timothée se remémore les meilleurs moments passés avec lui, comme lors de cette chasse aux sangliers où il avait été surpris par le recul de son fusil et était tombé à la renverse dans une mare de boue, ça lui arrache aujourd’hui un sourire douloureux.

Photo Emanuela Picone — Unsplash

Arrivé chez lui, il se dirige directement vers le grenier où les derniers effets du grand-père Jean-Pierre sont entreposés sur de vieilles étagères. Dans le silence et la pénombre de l’endroit, une valise en mauvais état attise soudain sa curiosité. Il se met en tête de la fouiller pour en découvrir les secrets. En l’ouvrant, son regard est attiré par les galons de sergent d’infanterie de la Légion Étrangère posés en évidence. Jean-Pierre, en effet, avait participé aux deux guerres d’Algérie et d’Indochine. Il en était ressorti très marqué et évitait d’en parler. Il y a dans la valise ses tenues et ses équipements ainsi qu’un pistolet américain.

Des photos d’Indochine interpellent particulièrement Timothée qui y retrouve son grand-père recouvert de multiples bandages au milieu de camarades barbus amputés d’un bras, d’une jambes ou des deux. Les soldats n’ont plus que la peau sur les os. L’état physique de son grand-père interroge le jeune étudiant qui ne l’avait jamais vu comme cela. En dépit de son regard éteint, de son aspect physique et de ses blessures, le sergent Jean-Pierre Chesnaux semble heureux d’être toujours vivant.

Ces clichés contredisent étrangement le diaporama de Leroy lorsqu’il évoquait les actions soi-disant bénéfiques des vietminhs sur les soldats français.

Le lendemain matin Timothée rejoint Côme en cours. Il aborde avec lui le sujet qui le tracasse :

- Hier soir j’ai découvert quelque chose de surprenant dans les affaires de mon grand-père.
- Ah ?
- C’est en rapport avec le cours de Leroy quand il parlait des prisonniers dans les centres d’éducation.
- Tu veux dire les prisonniers bien traités ?
- Ouais, et je n’y ai jamais cru.
- Moi non plus.
- J’ai comme l’impression que mon grand-père a vécu là quelque chose de différent. Comme si Leroy nous mentait depuis le début.
- Et qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- Eh bien, j’ai découvert des photos de mon grand-père avec les gars de son régiment. Ils avaient plutôt l’air de prisonniers privés de tout. Un peu comme ceux des camps de concentrations nazis. Cela ne reflète absolument pas le discours de Leroy.

En même temps qu’il parle, Timothée sort discrètement les photos de son sac.

Côme reste sans voix. Il les saisit et les inspecte minutieusement.

C’est à cet instant que Timothée s’aperçoit à cet instant qu’un texte manuscrit figure au dos d’un des clichés.

- Merde, regarde ça !

Côme retourne la photo.

- Waouhou, c’est nase comme écriture ! Et c’est même pas du français !
- Indéchiffrable, tu veux dire.

Après une heure passée à tenter de décrypter le texte, la fin du cours s’annonce. En quittant la salle, Timothée se fait bousculer. Les photos se retrouvent alors au sol, au pied de Leroy qui les ramasse intrigué. Il les retourne et inspecte le texte. Plus Leroy avance dans sa lecture, plus il perd son calme et sa maîtrise habituelle. Les mains tremblantes, il finit par relever les yeux vers ses deux étudiants.

  • Qu’y a-t-il monsieur ?
    - D’où viennent-elles ?
    questionne violemment l’enseignant.
    - Ça m’appartient, répond Timothée sur la défensive, surpris par la réaction agressive de Leroy. Vous avez compris ce qui est écrit ?
    - Ça n’a pas d’importance, ce n’est qu’une photo de propagande, et de piètre qualité, affirme le professeur Leroy en quittant précipitamment la salle, laissant les deux amis seuls.
  • - Sa réaction était vraiment étrange, tu trouves pas ? demande Côme, intrigué.
    - Si, je le trouvais déjà bizarre avant, mais là, c’est le pompon ! Il faut vraiment que je sache ce qui est écrit au dos de cette photo.
    - Attends, cette photo a été prise en Chine non ?
    - Non, c’était au Vietnam.
    - Ça peut donc être du vietnamien !
    - Bien sûr, que c’en est !
    - Tu ne connais personne qui pourrait…
    - Si, je connais quelqu’un qui pourrait nous traduire ce texte, et justement il passe à la maison ce soir.
    - Le hasard fait parfois bien les choses.
    - Oui, je te tiens au courant. A demain !

Natif de Saïgon, Bao Trong vit depuis longtemps en France. Il était un camarade du grand-père, et même après la mort de ce dernier, il n’a pas mis fin à ses fréquentes visites à la famille. Timothée compte donc sur lui pour se faire traduire le texte.

Bao est catégorique : ce texte décrit l’un des pires tortionnaires de l’époque. Il était reconnaissable à son angiome sur la joue…

Timothée se rend alors compte qu’il s’agit de Leroy, jeune. Il réfléchit pendant des heures et finit par donner rendez-vous à Côme le lendemain matin, une demi-heure avant le cours.

Même s’il est incapable de savoir pourquoi il s’en est emparé, il aura sur lui le colt de son grand-père qu’il cache dans la poche intérieure de sa veste. La peur sans doute.
Devant l’université, Côme l’attend et écoute attentivement les révélations de Bao.

- Tu penses que Leroy était au Vietnam ?
- Le fait qu’il ait su lire le texte ajouté à sa réaction, ça expliquerait ce qu’il nous raconte en cours, non ? !
- Oui mais quand même, c’est Leroy !
- Il faut que je le sache. Tu viens avec moi ?
- Hé ho, je ne vais pas te laisser tomber maintenant !

Ils entrent alors dans l’amphi vide où Leroy prépare déjà son cours. Le professeur les regarde étonné.

- Que faites-vous ici à cette heure ?
- C’est vous ! explose Timothée en brandissant le cliché. C’est vous qui êtes décrit au dos de cette photo ! C’est vous, espèce de salaud, qui avez torturé mon grand-père et tous les autres !
- Je ne les torturais pas, je les éduquais !
rétorque sèchement Leroy qui s’est replongé dans ses préparatifs.
- Vous êtes une ordure ! hurle Côme.
- Vous vous énervez pour rien jeune homme. La colère est mauvaise conseillère ! N’est-ce pas ce qu’on dit ?

Ces propos mettent Timothée hors de lui.
Il ne supportera pas d’en entendre davantage.
Dans sa poche, le colt se rappelle soudain à lui.

Nouvelle écrite sous la conduite de l’écrivain breton Jean-Luc Le Pogam, de Mesdames Frerrandes et Maruenda, professeures de CGE et Madame Denis, professeure documentaliste. Paru dans JO’Se n°11, mai 2018.

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Coordination de la rédaction de JO’Se, le journal des lycéens du lycée St Joseph de Vannes.