đŒPortrait #3 : Marie Durand, professeure des Ă©coles en Seine-et-Marne
Marie Durand est diplĂŽmĂ©e de lâInstitut Universitaire de Formation des MaĂźtres (IUFM) de CrĂ©teil, Ă©tablissement aujourdâhui connu sous son nouveau nom dâEcole SupĂ©rieure du Professorat et de lâEducation (ESPE). Cette professeure est une vĂ©ritable machine Ă idĂ©es ! En effet, Marie met en place dans ses classes Ă triple, voire quadruple niveaux de nouvelles mĂ©thodes pĂ©dagogiques afin dââergonomiserâ lâapprentissage de ses Ă©lĂšves. Et elle ne manque jamais dâinitiatives pour continuer Ă se rĂ©inventer !
Peux-tu raconter ton expérience au HackEdu et ce que tu y as appris ?
Marie : âQuand jâai fait mon premier HackEdu (le HackEdu #6 âEducation & Jeuxâ), je me suis sentie dans le âflowâ ou dans ce quâon appelle âla Zone Proximale de DĂ©veloppementâ. Câest-Ă -dire quâĂ la fois, câĂ©tait challengeant, et Ă la fois on ne se sentait pas dĂ©passĂ© par ce qui Ă©tait enseignĂ©. Ce que jâai aussi trouvĂ© intĂ©ressant, câĂ©tait la diversitĂ© de provenance des gens, et toute la bienveillance quâil y avait derriĂšre.
Mon Ă©quipe est arrivĂ©e derniĂšre de ce HackEdu mais câĂ©tait pas grave !
Ce que jâai aimĂ©, câĂ©tait le processus. Et pour une fois, jâai eu le sentiment dâapprendre de maniĂšre ergonomique : jâai appris et en mĂȘme temps, ça mâa semblĂ© facile de crĂ©er quelque chose, quelque chose en plus dont jâĂ©tais fiĂšre.
Ăa mâa fait un bien fou⊠et lĂ , je me suis dit : âCâest ça quâil faut pour mes Ă©lĂšves !â et ce, quelles que soient les intelligences. Le Design Thinking est trĂšs sĂ»rement adaptable Ă tous les types dâintelligence mais seulement si on en dĂ©tourne la mĂ©thodologie.â
Tu as découvert le Design Thinking justement lors de nos événements. Comment réutilises-tu cette nouvelle compétence ?
Marie : âJe nâai jamais aimĂ© cette posture de lâenseignant qui proclame : âCâest moi lâenseignant. Jâai le savoir. Je vais vous dĂ©verser le savoir et ne faĂźtes rien sans moiâ. Je lâai mal vĂ©cu en tant quâĂ©lĂšve et en tant quâadulte, câest un comportement que jâĂ©vite Ă tout prix de reproduire. Câest pour ça que le Design Thinking a Ă©tĂ© pour moi un point dĂ©clencheur. Jâai toujours eu lâintuition que les rapports sociaux passaient par le fait dâimpliquer toutes les parties prenantes. Seulement, avant le Lab, je ne connaissais aucune mĂ©thode concrĂšte qui puisse matĂ©rialiser cette intuition.
Pour la rentrĂ©e 2018, je compte organiser une rĂ©union parents-profs quelques semaines aprĂšs le dĂ©but des cours. Câest une grande premiĂšre pour moi dâutiliser le Design Thinking pour animer ce genre de rĂ©unions ! Lâobjectif, câest vraiment dâimpliquer les parents et de rendre cette rencontre interactive.
Le Design Thinking mâa offert une incroyable opportunitĂ© : de me dire que ma crĂ©ativitĂ© est sans limite et quâelle peut ĂȘtre exprimĂ©e. En fait, pour moi, le Design Thinking permet dâorganiser lâeffet âbazarâ de la crĂ©ativitĂ©.â
Comment fais-tu pour te réinventer au quotidien ?
Marie : â Je ne mâarrĂȘte pas dâapprendre, tout simplement. Ma prochaine Ă©tape, câest dâatteindre bac+5 parce quâaujourdâhui, je ne suis quâĂ bac+3 parce que lâIUFM recrutait Ă ce niveau-lĂ . MĂȘme si je sens que je suis dĂ©jĂ capable de beaucoup de choses, il faut que je le prouve. Et je vais le faire grĂące Ă un DiplĂŽme Universitaire (DU) que je vais commencer au Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) : âApprendre par le jeuâ.
Jâentends par âapprendreâ, la capacitĂ© de toujours vouloir et pouvoir intĂ©grer de nouvelles mĂ©thodes de travail. Des Ă©vĂ©nements comme les HackEdu offrent ce genre dâoccasion. GrĂące au Lab, jâai eu ma premiĂšre expĂ©rience de pitch par exemple. Dâailleurs, ça a Ă©tĂ© un flop total⊠Mais, il se trouve que jâai fait un autre hackathon un mois aprĂšs au CRI. Personne dans mon Ă©quipe ne voulait pitcher et je me suis portĂ©e volontaire. Je me suis rappelĂ©e du flop du premier mais je me suis dit que je ne risquais rien. Je me suis lancĂ©e sans me poser de questions et au final⊠ça sâest super bien passĂ© ! On est mĂȘme venu me voir et me fĂ©liciter, dont des Ă©lus.
Vivre ce genre dâexpĂ©rience mâa totalement dĂ©sinhibĂ©e. Câest une compĂ©tence que je suis contente dâavoir acquise, parce quâelle est utile. Si je ne mâĂ©tais pas plantĂ©e au HackEdu du Lab et si je nâavais pas Ă©tĂ© dans cette posture dâapprenante, je ne me serais pas lancĂ©e une deuxiĂšme fois.â
Tu enseignes en milieu rural, en Seine-et-Marne. Quelles sont les spĂ©cificitĂ©s du mĂ©tier dâenseignant dans cet environnement ?
Marie : âDurant mon expĂ©rience dâenseignante, on a pu me demander dâadapter mon langage parce quâon considĂ©rait que jâavais un vocabulaire trop sophistiquĂ©. Seulement, câest paradoxal de penser de cette façon : il faut ĂȘtre exigeant avec les Ă©lĂšves. MĂȘme si cela paraĂźt dur, lâexigence peut en fait leur permettre dâapprendre parce quâils sont obligĂ©s de finir par comprendre sâils veulent avancer.
En rĂ©alitĂ©, venant de Paris, on peut penser que ce genre dâendroits sont des exceptions en France mais câest Paris qui est particulier par rapport au reste du pays.
Les Ă©coles primaires de la capitale ont un statut particulier par rapport aux autres, ce qui fait que les lois sont plus adaptĂ©es au systĂšme parisien et celui des grandes villes plutĂŽt quâau reste de la France, et câest difficile pour nous qui enseignons hors de la capitale.
En rĂ©alitĂ©, les campagnes sont aussi sinistrĂ©es que les REP (absence de bibliothĂšques, de piscines, de salles de motricitĂ©, dâ orthophonistes âŠ). De plus; ils sont loin des centres avec pratiquement aucune possibilitĂ© de sây rendre sans payer un bus.
Les consĂ©quences sur le niveau scolaire des Ă©lĂšves sont les mĂȘmes quâen REP, la violence en moins ! Et cette absence de violence fait que les pouvoirs publiques ne reconnaissent pas les difficultĂ©s. Nous ne disposons donc pas dâamĂ©nagements supplĂ©mentaires.
Les parents ne se rendent pas compte de tout ce dĂ©calage. Mon travail devient trĂšs complexe puisse que je dois concilier des moyens restreints et donc un niveau scolaire bas, tout en montrant que jâassure âlâĂ©galitĂ© des chancesâ avec des rĂ©sultats correctes qui ne reflĂštent pas vraiment le niveau rĂ©el des Ă©lĂšves. Câest un dilemme Ă©thique qui me fait me sentir mal dans mon travail tous les jours ! Ainsi quand on me dit quâen plus je suis encore trop exigeante dans ma façon de parler, je craque ! La campagne, contrairement Ă ce quâon en pense, nâest pas le milieu le plus simple oĂč il faut enseigner !
LâidĂ©e de crĂ©er un endroit comme le tiers-lieu pourrait vraiment rĂ©Ă©quilibrer les choses.â
Quel est ce projet de tiers-lieu ?
Marie : âPour apaiser les tensions entre le corps professoral et les parents, lâidĂ©e de dĂ©velopper un tiers-lieu est extrĂȘmement intĂ©ressante. Je la tire de François TaddĂ©i, le directeur du CRI. Ce serait un endroit local qui ne serait ni lâĂ©cole ni la maison avec ce quâils entraĂźnent comme habitudes.
Les parents ont de la difficultĂ© Ă apprĂ©hender le systĂšme scolaire tel quâil est aujourdâhui parce quâil est complexe et diffĂ©rent de celui quâils ont connu. En somme, ils arrivent quâils soient dĂ©connectĂ©s de la rĂ©alitĂ© professionnelle de lâenseignant et de la rĂ©alitĂ© Ă©ducative de leur enfant. Le tiers-lieu serait un excellent moyen pour quâils discutent avec les professeurs pour quâils puissent comprendre le cĆur de notre mĂ©tier.
On ouvrirait un espace dâĂ©change : on y Ă©changerait, on y partagerait les diffĂ©rentes approches Ă©ducatives, on y Ă©voluerait, on y co-construirait des choses ensemble. Ce serait un lieu qui donnerait la parole Ă tout le monde. Lâobjectif Ă termes, ce serait fĂ©dĂ©rer une communautĂ© autour de ce lieu. Je voudrais aussi que le tiers-lieu reste un lieu de diffusion du savoir et de lâactualitĂ© Ă©ducative, comme toutes les avancĂ©es de la recherche en matiĂšre dâĂ©ducation, en neurosciences, en psychologie, en psychiatrie, etc.
Le tiers-lieu aiderait Ă©galement les enfants et leurs parents, mĂȘme, leurs grands-parents, Ă construire une nouveau lien social et Ă le renforcer. On pourrait y rĂ©flĂ©chir Ă la façon dont tous ces acteurs pourraient sâimpliquer dans lâĂ©ducation des enfants, Ă travers des ateliers par exemple. Je pense notamment que ça peut se faire autour dâun potager collaboratif quâon crĂ©erait et entretiendrait.â
Quels projets pédagogiques innovants as-tu déjà prototypés ?
Marie : âQuand je me suis inscrite Ă mon premier HackEdu, câĂ©tait la 6Ăšme Ă©dition sur le jeu. Moi-mĂȘme, jâavais dĂ©jĂ une idĂ©e de jeu dans la tĂȘte.
LâidĂ©e mâest venu parce que jâavais cette Ă©lĂšve dans ma classe qui avait de grosses difficultĂ©s. Elle ne savait notamment pas lire lâheure. Jâai remarquĂ© que si je devais lui demander de lire lâheure Ă la pendule, elle en Ă©tait incapable. Par contre, en reformulant la question de sorte de lui demander ce quâelle faisait de son mercredi aprĂšs-midi, elle Ă©tait capable dâassocier ses activitĂ©s aux heures auxquelles elle devait y assister. Par la suite et de part mes recherches personnelles, jâai dĂ©couvert que cette Ă©lĂšve avait ce quâon appelle une âintelligence kinesthĂ©siqueâ, câest-Ă -dire, une intelligence corporelle. En fait, cette Ă©lĂšve arrivait Ă me donner lâheure âen situationâ et la lui demander hors-contexte, câest-Ă -dire, juste en lui demandant âquel heure est-il ?â, lui Ă©tait absurde Ă cause de son intelligence et par consĂ©quent, elle nâarrivait pas Ă y rĂ©pondre.
En fait, son intelligence kinesthĂ©sique fait quâelle a beaucoup de mal Ă saisir les concepts abstraits. Par opposition, elle, est totalement dans le concret, elle apprend avec son corps. Elle est trĂšs douĂ©e en sport : elle est toujours premiĂšre mĂȘme sans jamais avoir pratiquĂ© le sport en question.
Jâai eu beau regarder dans tous les sens, il semblait que personne ne savait enseigner lâabstrait Ă une enfant qui ne vivait que dans le concret. Bon. Ce nâĂ©tait pas grave : jâai crĂ©Ă© moi-mĂȘme un jeu qui le permettrait, jâai inventĂ© moi-mĂȘme la solution. Et câest parti de lĂ .
Le jeu que jâai conçu est une façon concrĂšte dâapprendre la grammaire. Le prototype est sous forme dâun jeu de plateau avec des piĂšces que lâenfant doit imbriquer. Chacune reprĂ©sente un sujet, un verbe et un dĂ©terminant. LâidĂ©e semble simple mais câest plutĂŽt complexe Ă rĂ©aliser !
on grand idĂ©al ? PremiĂšrement, ce serait de diffuser mon jeu. DeuxiĂšmement, de le faire fabriquer en France et de le revendre pour un prix accessible.â
Comment te projettes-tu dans lâavenir ?
Marie : âLâapprentissage devrait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un art de vivre. Aujourdâhui, le schĂ©ma-type veut quâon ait deux pĂ©riodes de notre vie : lâĂ©cole et la vie aprĂšs lâĂ©cole. Deux mondes dĂ©connectĂ©s oĂč dans le premier, on apprendrait, et dans le deuxiĂšme, on nâapprendrait plus.
On a aussi tendance Ă dire : âil y a un moment pour toutâ mais est-ce quâen termes âdâapprentissageâ, câest toujours valable ? Je ne pense pas : je crois au contraire, quâon apprend tout le temps, sur tout, nâimporte oĂč, toute la vie.
Câest le principe de la âsociĂ©tĂ© apprenanteâ. Jâaimerais transmettre cette idĂ©e-lĂ plutĂŽt que de continuer Ă enseigner.
Une Ă©tude SNUIPP a montrĂ© que les professeurs dâĂ©cole travaillent 42,5h par semaine. Notre problĂšme, câest le temps. LâĂducation Nationale Ă©dite des programmes scolaires qui donnent les directives au professeur mais les indications sâarrĂȘtent ici. Il nous est demandĂ© dâĂ©valuer les compĂ©tences de nos Ă©lĂšves mais aucun outil nâexiste pour pouvoir mener Ă bien cette tĂąche : câest-Ă -dire reporter individuellement les compĂ©tences des Ă©lĂšves pour Ă©valuer leur progression. Les professeurs des Ă©coles doivent passer du temps Ă dĂ©velopper des astuces, bricoler des supports (sous forme de livrets et de tableaux) plus ou moins ergonomiques pour arriver Ă le faire.
Et aujourdâhui, ce quâil manque et ce qui nous aiderait vraiment : en plus des directives, des moyens rĂ©els fournis par lâĂducation Nationale pour les mener Ă bien.
Les professeurs des Ă©coles ne devraient se permettre de se faire accaparer leur temps dâenseignement sur des tĂąches administratives : ce nâest pas leur rĂŽle.
Cette annĂ©e, je recommence en tant quâenseignante mais Ă lâavenir, je ne me projette plus dans lâenseignement. Jâai fait en sorte de poser les jalons nĂ©cessaires au sein mĂȘme du systĂšme de lâĂducation Nationale qui me permettront potentiellement dâaccĂ©der Ă des postes plus intĂ©ressants pour moi qui ne serait pas celui dâenseignant. Mais lesquels ? Je ne sais pas encore. En attendant, je continue Ă suivre les activitĂ©s du Lab et Ă rencontrer toujours plus de nouvelles personnes. Dans lâavenir, je me vois toujours dans le monde de lâĂ©ducation mais dâune autre façon : je pourrais me retrouver Ă faire de la recherche, mais je ferai toujours en sorte de garder un pied dans le monde professionnel, celui du terrain : celui des profs.â
Vous avez manquĂ© le Grand Devoir de lâĂ©tĂ© ? Ce nâest pas grave ! Session de rattrapage par ici !