đŸ–ŒPortrait #3 : Marie Durand, professeure des Ă©coles en Seine-et-Marne

Marie Durand est diplĂŽmĂ©e de l’Institut Universitaire de Formation des MaĂźtres (IUFM) de CrĂ©teil, Ă©tablissement aujourd’hui connu sous son nouveau nom d’Ecole SupĂ©rieure du Professorat et de l’Education (ESPE). Cette professeure est une vĂ©ritable machine Ă  idĂ©es ! En effet, Marie met en place dans ses classes Ă  triple, voire quadruple niveaux de nouvelles mĂ©thodes pĂ©dagogiques afin d’”ergonomiser” l’apprentissage de ses Ă©lĂšves. Et elle ne manque jamais d’initiatives pour continuer Ă  se rĂ©inventer !

Le Lab de l'Education
Le Lab de L’Education
9 min readSep 10, 2018

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Marie Durand (au HackEdu #7 “Le goĂ»t d’apprendre”)

Peux-tu raconter ton expérience au HackEdu et ce que tu y as appris ?

Marie : “Quand j’ai fait mon premier HackEdu (le HackEdu #6 “Education & Jeux”), je me suis sentie dans le “flow” ou dans ce qu’on appelle “la Zone Proximale de DĂ©veloppement”. C’est-Ă -dire qu’à la fois, c’était challengeant, et Ă  la fois on ne se sentait pas dĂ©passĂ© par ce qui Ă©tait enseignĂ©. Ce que j’ai aussi trouvĂ© intĂ©ressant, c’était la diversitĂ© de provenance des gens, et toute la bienveillance qu’il y avait derriĂšre.

Mon Ă©quipe est arrivĂ©e derniĂšre de ce HackEdu mais c’était pas grave !

Ce que j’ai aimĂ©, c’était le processus. Et pour une fois, j’ai eu le sentiment d’apprendre de maniĂšre ergonomique : j’ai appris et en mĂȘme temps, ça m’a semblĂ© facile de crĂ©er quelque chose, quelque chose en plus dont j’étais fiĂšre.

Ça m’a fait un bien fou
 et lĂ , je me suis dit : “C’est ça qu’il faut pour mes Ă©lĂšves !” et ce, quelles que soient les intelligences. Le Design Thinking est trĂšs sĂ»rement adaptable Ă  tous les types d’intelligence mais seulement si on en dĂ©tourne la mĂ©thodologie.”

Tu as découvert le Design Thinking justement lors de nos événements. Comment réutilises-tu cette nouvelle compétence ?

Marie : “Je n’ai jamais aimĂ© cette posture de l’enseignant qui proclame : “C’est moi l’enseignant. J’ai le savoir. Je vais vous dĂ©verser le savoir et ne faĂźtes rien sans moi”. Je l’ai mal vĂ©cu en tant qu’élĂšve et en tant qu’adulte, c’est un comportement que j’évite Ă  tout prix de reproduire. C’est pour ça que le Design Thinking a Ă©tĂ© pour moi un point dĂ©clencheur. J’ai toujours eu l’intuition que les rapports sociaux passaient par le fait d’impliquer toutes les parties prenantes. Seulement, avant le Lab, je ne connaissais aucune mĂ©thode concrĂšte qui puisse matĂ©rialiser cette intuition.

Pour la rentrĂ©e 2018, je compte organiser une rĂ©union parents-profs quelques semaines aprĂšs le dĂ©but des cours. C’est une grande premiĂšre pour moi d’utiliser le Design Thinking pour animer ce genre de rĂ©unions ! L’objectif, c’est vraiment d’impliquer les parents et de rendre cette rencontre interactive.

Le Design Thinking m’a offert une incroyable opportunitĂ© : de me dire que ma crĂ©ativitĂ© est sans limite et qu’elle peut ĂȘtre exprimĂ©e. En fait, pour moi, le Design Thinking permet d’organiser l’effet “bazar” de la crĂ©ativitĂ©.”

Comment fais-tu pour te réinventer au quotidien ?

Marie : “ Je ne m’arrĂȘte pas d’apprendre, tout simplement. Ma prochaine Ă©tape, c’est d’atteindre bac+5 parce qu’aujourd’hui, je ne suis qu’à bac+3 parce que l’IUFM recrutait Ă  ce niveau-lĂ . MĂȘme si je sens que je suis dĂ©jĂ  capable de beaucoup de choses, il faut que je le prouve. Et je vais le faire grĂące Ă  un DiplĂŽme Universitaire (DU) que je vais commencer au Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) : “Apprendre par le jeu”.

J’entends par “apprendre”, la capacitĂ© de toujours vouloir et pouvoir intĂ©grer de nouvelles mĂ©thodes de travail. Des Ă©vĂ©nements comme les HackEdu offrent ce genre d’occasion. GrĂące au Lab, j’ai eu ma premiĂšre expĂ©rience de pitch par exemple. D’ailleurs, ça a Ă©tĂ© un flop total
 Mais, il se trouve que j’ai fait un autre hackathon un mois aprĂšs au CRI. Personne dans mon Ă©quipe ne voulait pitcher et je me suis portĂ©e volontaire. Je me suis rappelĂ©e du flop du premier mais je me suis dit que je ne risquais rien. Je me suis lancĂ©e sans me poser de questions et au final
 ça s’est super bien passĂ© ! On est mĂȘme venu me voir et me fĂ©liciter, dont des Ă©lus.

Vivre ce genre d’expĂ©rience m’a totalement dĂ©sinhibĂ©e. C’est une compĂ©tence que je suis contente d’avoir acquise, parce qu’elle est utile. Si je ne m’étais pas plantĂ©e au HackEdu du Lab et si je n’avais pas Ă©tĂ© dans cette posture d’apprenante, je ne me serais pas lancĂ©e une deuxiĂšme fois.”

Le Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI)

Tu enseignes en milieu rural, en Seine-et-Marne. Quelles sont les spĂ©cificitĂ©s du mĂ©tier d‘enseignant dans cet environnement ?

Marie : “Durant mon expĂ©rience d’enseignante, on a pu me demander d’adapter mon langage parce qu’on considĂ©rait que j’avais un vocabulaire trop sophistiquĂ©. Seulement, c’est paradoxal de penser de cette façon : il faut ĂȘtre exigeant avec les Ă©lĂšves. MĂȘme si cela paraĂźt dur, l’exigence peut en fait leur permettre d’apprendre parce qu’ils sont obligĂ©s de finir par comprendre s’ils veulent avancer.

En rĂ©alitĂ©, venant de Paris, on peut penser que ce genre d’endroits sont des exceptions en France mais c’est Paris qui est particulier par rapport au reste du pays.

Les Ă©coles primaires de la capitale ont un statut particulier par rapport aux autres, ce qui fait que les lois sont plus adaptĂ©es au systĂšme parisien et celui des grandes villes plutĂŽt qu’au reste de la France, et c’est difficile pour nous qui enseignons hors de la capitale.

En rĂ©alitĂ©, les campagnes sont aussi sinistrĂ©es que les REP (absence de bibliothĂšques, de piscines, de salles de motricitĂ©, d’ orthophonistes 
). De plus; ils sont loin des centres avec pratiquement aucune possibilitĂ© de s’y rendre sans payer un bus.

Les consĂ©quences sur le niveau scolaire des Ă©lĂšves sont les mĂȘmes qu’en REP, la violence en moins ! Et cette absence de violence fait que les pouvoirs publiques ne reconnaissent pas les difficultĂ©s. Nous ne disposons donc pas d’amĂ©nagements supplĂ©mentaires.

Les parents ne se rendent pas compte de tout ce dĂ©calage. Mon travail devient trĂšs complexe puisse que je dois concilier des moyens restreints et donc un niveau scolaire bas, tout en montrant que j’assure “l’égalitĂ© des chances” avec des rĂ©sultats correctes qui ne reflĂštent pas vraiment le niveau rĂ©el des Ă©lĂšves. C’est un dilemme Ă©thique qui me fait me sentir mal dans mon travail tous les jours ! Ainsi quand on me dit qu’en plus je suis encore trop exigeante dans ma façon de parler, je craque ! La campagne, contrairement Ă  ce qu’on en pense, n’est pas le milieu le plus simple oĂč il faut enseigner !

L’idĂ©e de crĂ©er un endroit comme le tiers-lieu pourrait vraiment rĂ©Ă©quilibrer les choses.”

Quel est ce projet de tiers-lieu ?

Marie : “Pour apaiser les tensions entre le corps professoral et les parents, l’idĂ©e de dĂ©velopper un tiers-lieu est extrĂȘmement intĂ©ressante. Je la tire de François TaddĂ©i, le directeur du CRI. Ce serait un endroit local qui ne serait ni l’école ni la maison avec ce qu’ils entraĂźnent comme habitudes.

Les parents ont de la difficultĂ© Ă  apprĂ©hender le systĂšme scolaire tel qu’il est aujourd’hui parce qu’il est complexe et diffĂ©rent de celui qu’ils ont connu. En somme, ils arrivent qu’ils soient dĂ©connectĂ©s de la rĂ©alitĂ© professionnelle de l’enseignant et de la rĂ©alitĂ© Ă©ducative de leur enfant. Le tiers-lieu serait un excellent moyen pour qu’ils discutent avec les professeurs pour qu’ils puissent comprendre le cƓur de notre mĂ©tier.

On ouvrirait un espace d’échange : on y Ă©changerait, on y partagerait les diffĂ©rentes approches Ă©ducatives, on y Ă©voluerait, on y co-construirait des choses ensemble. Ce serait un lieu qui donnerait la parole Ă  tout le monde. L’objectif Ă  termes, ce serait fĂ©dĂ©rer une communautĂ© autour de ce lieu. Je voudrais aussi que le tiers-lieu reste un lieu de diffusion du savoir et de l’actualitĂ© Ă©ducative, comme toutes les avancĂ©es de la recherche en matiĂšre d’éducation, en neurosciences, en psychologie, en psychiatrie, etc.

Le tiers-lieu aiderait Ă©galement les enfants et leurs parents, mĂȘme, leurs grands-parents, Ă  construire une nouveau lien social et Ă  le renforcer. On pourrait y rĂ©flĂ©chir Ă  la façon dont tous ces acteurs pourraient s’impliquer dans l’éducation des enfants, Ă  travers des ateliers par exemple. Je pense notamment que ça peut se faire autour d’un potager collaboratif qu’on crĂ©erait et entretiendrait.”

Quels projets pédagogiques innovants as-tu déjà prototypés ?

Marie : “Quand je me suis inscrite Ă  mon premier HackEdu, c’était la 6Ăšme Ă©dition sur le jeu. Moi-mĂȘme, j’avais dĂ©jĂ  une idĂ©e de jeu dans la tĂȘte.

L’idĂ©e m’est venu parce que j’avais cette Ă©lĂšve dans ma classe qui avait de grosses difficultĂ©s. Elle ne savait notamment pas lire l’heure. J’ai remarquĂ© que si je devais lui demander de lire l’heure Ă  la pendule, elle en Ă©tait incapable. Par contre, en reformulant la question de sorte de lui demander ce qu’elle faisait de son mercredi aprĂšs-midi, elle Ă©tait capable d’associer ses activitĂ©s aux heures auxquelles elle devait y assister. Par la suite et de part mes recherches personnelles, j’ai dĂ©couvert que cette Ă©lĂšve avait ce qu’on appelle une “intelligence kinesthĂ©sique”, c’est-Ă -dire, une intelligence corporelle. En fait, cette Ă©lĂšve arrivait Ă  me donner l’heure “en situation” et la lui demander hors-contexte, c’est-Ă -dire, juste en lui demandant “quel heure est-il ?”, lui Ă©tait absurde Ă  cause de son intelligence et par consĂ©quent, elle n’arrivait pas Ă  y rĂ©pondre.

En fait, son intelligence kinesthĂ©sique fait qu’elle a beaucoup de mal Ă  saisir les concepts abstraits. Par opposition, elle, est totalement dans le concret, elle apprend avec son corps. Elle est trĂšs douĂ©e en sport : elle est toujours premiĂšre mĂȘme sans jamais avoir pratiquĂ© le sport en question.

J’ai eu beau regarder dans tous les sens, il semblait que personne ne savait enseigner l’abstrait Ă  une enfant qui ne vivait que dans le concret. Bon. Ce n’était pas grave : j’ai crĂ©Ă© moi-mĂȘme un jeu qui le permettrait, j’ai inventĂ© moi-mĂȘme la solution. Et c’est parti de lĂ .

Le jeu que j’ai conçu est une façon concrĂšte d’apprendre la grammaire. Le prototype est sous forme d’un jeu de plateau avec des piĂšces que l’enfant doit imbriquer. Chacune reprĂ©sente un sujet, un verbe et un dĂ©terminant. L’idĂ©e semble simple mais c’est plutĂŽt complexe Ă  rĂ©aliser !

on grand idĂ©al ? PremiĂšrement, ce serait de diffuser mon jeu. DeuxiĂšmement, de le faire fabriquer en France et de le revendre pour un prix accessible.”

Apprendre la grammaire française avec des logos parce qu’on a une intelligence kinesthĂ©sique ? Avec le jeu de Marie Durand, c’est possible !

Comment te projettes-tu dans l’avenir ?

Marie : “L’apprentissage devrait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un art de vivre. Aujourd’hui, le schĂ©ma-type veut qu’on ait deux pĂ©riodes de notre vie : l’école et la vie aprĂšs l’école. Deux mondes dĂ©connectĂ©s oĂč dans le premier, on apprendrait, et dans le deuxiĂšme, on n’apprendrait plus.

On a aussi tendance Ă  dire : “il y a un moment pour tout” mais est-ce qu’en termes “d’apprentissage”, c’est toujours valable ? Je ne pense pas : je crois au contraire, qu’on apprend tout le temps, sur tout, n’importe oĂč, toute la vie.

C’est le principe de la “sociĂ©tĂ© apprenante”. J’aimerais transmettre cette idĂ©e-lĂ  plutĂŽt que de continuer Ă  enseigner.

Une Ă©tude SNUIPP a montrĂ© que les professeurs d’école travaillent 42,5h par semaine. Notre problĂšme, c’est le temps. L’Éducation Nationale Ă©dite des programmes scolaires qui donnent les directives au professeur mais les indications s’arrĂȘtent ici. Il nous est demandĂ© d’évaluer les compĂ©tences de nos Ă©lĂšves mais aucun outil n’existe pour pouvoir mener Ă  bien cette tĂąche : c’est-Ă -dire reporter individuellement les compĂ©tences des Ă©lĂšves pour Ă©valuer leur progression. Les professeurs des Ă©coles doivent passer du temps Ă  dĂ©velopper des astuces, bricoler des supports (sous forme de livrets et de tableaux) plus ou moins ergonomiques pour arriver Ă  le faire.

Et aujourd’hui, ce qu’il manque et ce qui nous aiderait vraiment : en plus des directives, des moyens rĂ©els fournis par l’Éducation Nationale pour les mener Ă  bien.

Les professeurs des Ă©coles ne devraient se permettre de se faire accaparer leur temps d’enseignement sur des tĂąches administratives : ce n’est pas leur rĂŽle.

Cette annĂ©e, je recommence en tant qu’enseignante mais Ă  l’avenir, je ne me projette plus dans l’enseignement. J’ai fait en sorte de poser les jalons nĂ©cessaires au sein mĂȘme du systĂšme de l’Éducation Nationale qui me permettront potentiellement d’accĂ©der Ă  des postes plus intĂ©ressants pour moi qui ne serait pas celui d’enseignant. Mais lesquels ? Je ne sais pas encore. En attendant, je continue Ă  suivre les activitĂ©s du Lab et Ă  rencontrer toujours plus de nouvelles personnes. Dans l’avenir, je me vois toujours dans le monde de l’éducation mais d’une autre façon : je pourrais me retrouver Ă  faire de la recherche, mais je ferai toujours en sorte de garder un pied dans le monde professionnel, celui du terrain : celui des profs.”

Vous avez manquĂ© le Grand Devoir de l’étĂ© ? Ce n’est pas grave ! Session de rattrapage par ici !

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