“Avant de penser les transports, penser le territoire ou la ville que nous voulons”

Interview de Bruno Marzloff, sociologue et initiateur de l’exploration Mobility as Networks

Mobility as Networks
Le Lab OuiShare x Chronos
7 min readFeb 22, 2018

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Dans un monde des mobilités en ébullition, l’exploration Mobility as Networks s’intéresse à la manière dont les acteurs des mobilités de tous horizons peuvent, ensemble, imaginer un modèle économique et de gouvernance innovant, construit avant tout sur la demande et les usages, et au service d’un large territoire.

Le 30 novembre 2017, un atelier prospectif a rassemblé les partenaires de l’exploration et élus et techniciens des collectivités territoriales, grands groupes (transport, assurance, automobile, immobilier), start-ups et chercheurs. Les participants ont co-construit des scénarios offrant des visions contrastées du futur des mobilités, à horizon 2040.

Marc Fontanès, directeur de l’exploration, a proposé à Bruno Marzloff de réagir à cette production et de la mettre en perspective des intuitions initiales de l’exploration Mobility as Networks…

Quelle serait votre première réaction d’ensemble à ce travail collectif et prospectif ?

La démarche est bien engagée. La méthodologie a permis de dégager des variables clés et ce n’est pas le moindre des mérites de cette démarche que de clarifier le paysage des mobilités, de lui dessiner un autre périmètre. Les interdépendances de la mobilité avec le quotidien des gens apparaissent dans les scénarios : leurs usages, leur modes de vie, leur travail, etc, tout comme les interdépendances de la mobilité et d’autres secteurs, le numérique bien sûr mais aussi l’urbanisme ou l’aménagement du territoire.

C’est bien l’enjeu des mobilités intégrées et en réseau et c’est bien pour cela qu’on avait imaginé ce nom pour l’exploration, “as Networks”. Dès lors, les participants avaient les coudées franches pour un exercice critique sans risque de sortie de route. Leur production est riche et mérite l’attention, mais elle doit aussi subir la critique !

Le concept de MaaS (Mobility as a Service) est en quelque sorte le grand vainqueur de cet exercice prospectif, êtes-vous surpris ?

Non, l’actualité du Maas (Mobility as a service) est au rendez-vous. Sa pertinence est déjà acquise pour une partie des usagers, si l’on croit une récente étude sur les Londoniens (Le MaaS aiderait 33% des Londoniens à être moins dépendants de leurs voitures). Si nous avions besoin d’une confirmation du rôle de la data pour de nécessaires intégrations servicielles, Sidewalk Labs, le bras armé de Google dans la ville, nous l’apporte. La firme vient d’annoncer la naissance de l’entité Coord (pour coordination, on imagine), une plateforme d’intégration des données de mobilité, matière incontournable pour gérer efficacement le MaaS. Nous ne nous sommes pas trompés de sujet !

De quel degré de maturité sur les grands enjeux de la mobilité de demain les participants à l’atelier vous semblent-ils disposer ?

Leur degré de maturité est excellent. Plusieurs observations permettent de le mesurer. D’abord, le diagnostic préalable d’un modèle de mobilité devenu insoutenable par une croissance démesurée de l’offre est posé. Les participants admettent qu’il faut passer d’un paradigme de l’offre à un paradigme de la demande. Travailler sur la réduction des mobilités subies en est un autre. C’est une rupture culturelle que partagent les participants, et ce n’était pas donné d’avance.

Autre symptôme de cette maturité, la capacité des participants à déconstruire la mobilité pour envisager un spectre plus large de modes de vie dans lequel le déplacement n’est pas la seule réponse, mais aussi l’urbanisme, le quotidien à distance, le travail mobile, etc.

Je trouve également très prometteuse leur capacité à s’extraire, en termes de réponses, des seules solutions transports et d’intégrer dans des titres universels de mobilité des services d’aménités urbaines.

Enfin, ces travaux soulignent à juste titre l’irruption brutale et l’importance du numérique, et donc l’assujettissement des solutions de transport à une démarche plus globale. C’est une excellente chose, car cette analyse n’est pas forcément partagée par la filière.

“Les risques climat [alors que pourtant nous nous projetons en 2040] ne sont-ils pas plus importants que les risques, certes réels, encourus par la domination actuelle des géants du numérique ? Les premiers sont moins voyants aujourd’hui mais inexorables et conséquents.”

Malgré cette maturité, les risques sont-ils bien appréhendés ?

À l’instar de ce que les usagers ont exprimé dans les enquêtes récentes de L’Observatoire des mobilités émergentes ou de L’Observatoire des usages émergents de la ville, il règne dans les scénarios produits par cet atelier un curieux sentiment alarmiste. Que les avis ne soient pas toujours positifs n’est pas un problème, mais cela mérite qu’on s’y arrête. Par exemple, les risques climat, certes abordés mais finalement assez rapidement traités alors que pourtant nous nous projetons en 2040, ne sont-ils pas plus importants que les risques, certes réels, encourus par la domination actuelle des géants du numérique ? Les premiers sont moins voyants aujourd’hui mais inexorables et conséquents même si leurs effets ne peuvent être évalués, les seconds sont bien identifiés et évalués ; il est donc possible, et plus facile de les traiter. Il s’agit donc de traiter ces deux cibles, en les hiérarchisant. Cela permettrait d’orienter plus justement de futures préconisations.

S’agissant de cette focale sur les géants du numérique, il faudrait sans doute s’inspirer du programme du Lab OuiShare x Chronos DataCités, pour porter les analyses plus loin. Les scénarios produits lors de l’atelier expliquent la force des GAFAs par la faiblesse budgétaire de l’acteur public. Certes, mais ce qui est souligné dans l’exploration Datacités, c’est surtout la perte de légitimité de l’acteur public, son retard à intégrer les implications du numérique, son absence de connaissances et de maîtrise de toute la chaîne numérique et son incapacité d’armer les usagers eux-mêmes d’une nécessaire maîtrise. Car, s’il y a bien rejet de la ville connectée, la pratique des data-services urbains est désormais banalisée. Elle est même incorporée. Cela n’exclut en rien un rejet, non pour le service apporté, mais pour l’incompréhension, renforcée par l’opacité ambiante sur le sort et l’absence de maîtrise des données personnelles.

La place de la donnée personnelle méritera sans doute un traitement plus approfondi pour la suite de cette exploration. C’est bien cette donnée, accaparée par les “troubles-fête” du numérique, qui manque pour aller au bout de la démarche “Mobility as Networks”. Sans donnée, pas de data-services, pas de pouvoir. Il faut d’une manière ou d’une autre, être en posture de réutiliser ces données comme un bien public, accessible à tous, faute de quoi les services envisagés seront incomplets, donc moins bien appropriés. En outre, nous ne sommes pas là pour traiter des questions du climat. Mais on sait qu’une économie résiliente à cet égard s’impose et vient consolider des questions d’économie des déplacements, et donc orienter les préconisations de l’exploration.

Si les diagnostics sont bien posés, la question des moyens pour y répondre mérite donc réflexion. Ainsi la proposition d’un “crédit mobilité” est, elle, sacrément coercitive, “enfermante” et peu respectueuse de la liberté d’aller et venir ! L’ambition est certes respectable, mais d’autres moyens, déjà à l’œuvre ici et là, existent qui peuvent éviter d’entrer dans le répressif.

“Il faut considérer l’angle mort des transports, à savoir la desserte du périurbain et plus encore du rural, abandonnée à la voiture particulière, et la question des articulations des différents territoires.”

Quel chemin reste-t-il à parcourir ?

Je pense qu’il faut poursuivre l’intuition de la mobilité en réseaux et l’intuition d’une mobilité appuyée sur un maillage physique de hubs partout sur le territoire. Lors de la formulation de la problématique, cette hypothèse de travail, qui dépasse la seule dimension du transport, était centrale et il me semble qu’elle est encore incomplètement traitée.

Pourtant une partie de la solution réside justement dans les maillages :

  • les maillages des transports, pour les assurer aux bonnes échelles,
  • les maillages de l’intégration des services, et notamment le débordement des services de transport vers d’autres aménités urbaines, abordé dans les scénarios,
  • les maillages d’intégration physique de ces aménités, incarnés dans l’urbanisme.

Il faut inverser la pensée : avant de penser les transports, penser le territoire ou la ville que nous voulons. Alors les questions s’éclairent d’un autre jour. Penser des bassins de vie et leurs ressources permet de réduire la demande de déplacements subis, et donc de réfléchir à une mobilité au service des proximités d’une part, et des autres échelles de déplacement d’autre part. À cela s’ajoute une dimension d’intégration incomplète. Pour l’enrichir à bon escient, il faut considérer l’angle mort des transports, à savoir la desserte du périurbain et plus encore du rural, abandonnée à la voiture particulière, et la question des articulations des différents territoires. L’offre qui en serait issue serait alors encore plus pertinente.

Vous pouvez retrouver ici notre compte-rendu des scénarios produits lors de l’atelier du 30 novembre 2017. Pour en savoir plus sur l’exploration, consultez notre site Internet www.mobilityasnetworks.eu/

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Mobility as Networks
Le Lab OuiShare x Chronos

Quand les usages dessinent la mobilité en réseau. Une exploration du Lab Ouishare x Chronos. https://www.mobilityasnetworks.eu/