La créativité est-elle une question de méthodes ?

Jules Zimmermann
Le Labo des Idées
Published in
11 min readFeb 25, 2020

Apprendre à faire preuve de créativité revient-il à apprendre des méthodes ? Voici deux réponses opposées que l’on peut entendre sur cette question :

« Il est facile de devenir créatif ! Il vous suffit d’appliquer quelques méthodes accessibles à n’importe qui. »

« Il n’y a pas de recette à la créativité. La créativité est un talent individuel, pas une méthode. »

Le premier discours est tenu par certains consultants qui affirment que la maîtrise de méthodes suffit pour avoir des idées géniales. Ce discours s’accompagnera généralement de la promotion (ou de l’injonction) du “tous créatifs”.

Le second est plutôt celui de concepteurs (designers, innovateurs, artistes…) réticents de voir la créativité réduite à des méthodes et universalisée. Pour certains d’entre eux, la notion même de “méthode de créativité” n’a aucun sens.

Qui devrions-nous écouter ? Entre ceux qui affirment que les méthodes sont la clé de la créativité et ceux qui diront au contraire qu’elles sont inutiles. La créativité est-elle, oui ou non, une question de méthodes ?

En tant que formateur et enseignant en créativité, j’aimerais vous proposer à travers cet article un discours intermédiaire. Je ne crois pas que la simple connaissance de méthodes suffise à nous rendre plus créatifs. Pour autant, elles sont un précieux outil pédagogique.

  • Dans un premier temps, je distinguerai la démarche du concepteur qui travaille “avec méthode” (sans pour autant utiliser une méthode) de “l’utilisation de méthodes de créativité”.
  • Puis, je vous présenterai le rôle pédagogique des méthodes de créativité.
  • Enfin, je vous parlerai de 3 mythes qui causent nos mauvaises attentes et usages des méthodes de créativité.

Concevoir, est-ce utiliser une méthode ?

Beaucoup de concepteurs sont réticents à parler de méthodes de conception. Pourquoi ?

« Notre métier n’a pas de recette » vous diront certains d’entre eux. « On ne peut pas concevoir de mode d’emploi au design ou à la créativité car on ne procède jamais de la même manière ». Je concède qu’il n’existe pas de recette magique pour concevoir ou générer des idées. Mais cela n’exclut pas pour autant, selon moi, la possibilité et l’utilité de méthodes.

Le travail de ces concepteurs ne relève pas du hasard. Quand on passe quotidiennement du temps à créer — ou à chercher des solutions nouvelles à des problèmes — on développe inévitablement des techniques, des réflexes mentaux. S’il n’existe pas de démarche unique appliquée à chaque situation, on observe bien des tendances, des schémas, qui se répètent. User Studio et Adrien Payet (philosophe) proposent alors une distinction : « le design n’est pas une méthode, mais il n’empêche que nous faisons les choses avec méthode ».

Distinguer “travailler avec méthode” et “employer une méthode ” me semble particulièrement clé.

“Travailler avec méthode” ou “Employer une méthode”

Travailler avec méthode, c’est avoir acquis, par l’expérience, des façons de faire. Chaque individu peut alors développer sa façon unique de procéder. Les modes opératoires qui en découlent sont parfois conscients, parfois inconscients. S’ils sont répétés, ils ne sont pas pour autant systématiques, c’est-à-dire qu’ils varient en fonction de la situation.

A l’inverse, employer une méthode consiste à suivre une démarche “conçue par” et “partagée avec” d’autres. Pour être accessible, une méthode nécessite d’être formalisée et systématisée. Formalisée, c’est-à-dire mise en forme (visuellement, textuellement) pour rendre lisible les principes méthodologiques et éventuellement structurée en plusieurs étapes successives. Systématisée, c’est-à-dire que la méthode indique une unique démarche à suivre.

Pour résumer, je propose 3 distinctions :

Exemple : le design thinking

Le design thinking s’inspire des façons de travailler des designers et tente d’en formaliser et systématiser certains principes. Il en découle plusieurs grandes étapes, souvent représentées visuellement. Il s’agit d’une démarche fortement simplifiée par rapport au travail des designers eux-mêmes. Le Journal Officiel propose d’ailleurs de ne pas employer le terme « design thinking » mais « démarche inspirée par le design ».

On pourrait contre-argumenter que toute formalisation et systématisation d’une démarche design est impossible car aucun designer ne travaille de la même façon. Mais ce serait alors nier l’existence de tendances communes dans la pratique des designers. Que resterait-il alors de la notion même de design ?

Je pense donc que le problème que l’on peut avoir avec le design thinking ne vient pas de cette formalisation et systématisation mais du danger de ne plus du tout distinguer design et design thinking. Participer à un atelier de design thinking ne fait pas de vous un designer. Il vous permet de vous inspirer du design dans votre démarche, et c’est déjà bien !

Pour continuer ce débat sur le design, je vous renvoie à l’excellent article de mon ami philosophe Adrien Payet : Designers partout, design où ça ?

Le design présenté comme un processus étapes par étapes (d’après Arthur Schmitt repris par Maud Benest)
Le travail d’un designer ressemble probablement plutôt à cela (‘the squiggle’ — Damien Newman)

Un processus réel de conception est toujours complexe. En donner oralement une image complète est impossible. C’est pourquoi les méthodes, en tant que simplification et formalisation, nous sont très utiles !

Elles sont plus faciles à expliquer par le facilitateur qui doit guider un groupe lors d’un atelier de créativité, et à transmettre par le formateur qui doit initier des participants. Le facilitateur et le formateur doivent connaître la complexité qui se cache derrière la méthode, mais peuvent la dévoiler progressivement.

Dans la deuxième partie de cet article, je me concentrerai sur l’utilisation des méthodes comme outil pédagogique.

Les méthodes comme mode pédagogique

Lorsque je donne une journée de formation en créativité, je présente à mes participants une dizaine de méthodes. Pour quoi faire ?

Les méthodes ne sont pas une fin en soi. Je n’attends pas des participants qu’ils les apprennent par coeur et les réutilisent à l’identique, ce qui me semble d’ailleurs peu réaliste.

Les méthodes jouent plutôt un rôle d’intermédiaire entre les pratiques de la conception et le participant novice. Elles l’interpellent sur sa façon de travailler, lui permet de se questionner et d’en tirer des leçons pour modifier ses propres façons de travailler.

La méthode est une interface. De la même façon que la recette de cuisine est une interface entre le chef cuisinier et le cuisinier du dimanche.

Ainsi, la simple présentation et pratique de méthodes ne suffisent pas à constituer une pédagogie de la créativité. Malheureusement, trop souvent les prétendues “formations à la créativité” s’arrêtent là.

Une vraie pédagogie de la créativité doit permettre aux participants l’appropriation des principes méthodologiques : faire écho avec leurs vécu, les questionner sur leurs façons de travailler, les projeter dans de multiples situations… Une discussion bien menée vaut alors parfois mieux qu’un atelier post-it.

En tant que formateur, j’ai alors deux objectifs :

  1. Que les participants ne soient pas dans l’imitation du travail d’un autre (“faire comme un designeur”, “faire comme un artiste”…). Ils doivent développer leurs propres démarches en articulant ces nouveaux principes avec leurs façon actuelles de travailler.
  2. Que les participants ne soient pas dépendants d’un intervenant extérieur (un facilitateur de créativité) ou d’un mode d’emploi extérieur (une méthode de créativité). Il faut viser leur autonomie créative.

J’ai proposé d’autres réflexions sur la pédagogie de la créativité dans un précédent article : On ne naît pas créatif, on le dévient.

Exemple : la méthode des 5 pourquoi

Il est commun chez les designers de questionner le problème initialement présenté par son client. Un mot qui reviendra alors beaucoup est « Pourquoi ? ».

Cette pratique a été traduite dans une méthode très simple : la méthode des 5 pourquoi. Elle consiste à questionner un problème en demandant « pourquoi ? » à cinq reprises. Pourquoi cinq fois ? Pourquoi pas quatre ou six ? Peu importe. Il s’agit juste d’une formalisation et d’une systématisation.

Quand je présente cette méthode, je n’attends pas des participants que, dans leur travail, ils interrogent systématiquement cinq fois chaque problème. Ce serait très artificiel et peu adapté à la plupart des situations. Ce que j’espère, c’est qu’ils comprendront l’importance d’interroger le problème initial et que cela modifiera leurs pratiques.

Des praticiens réflexifs

Ainsi, pour le novice, les méthodes constituent un moyen de découverte de certaines démarches. Mais pour le praticien déjà aguerri, elles peuvent constituer une occasion de re-découverte. Souvent, les concepteurs agissent d’une certaine façon sans même l’avoir conscientisé. Quand j’interviens auprès d’eux, par exemple en agence de design, ils me témoignent ainsi : « Cela met des mots sur des choses que je fais déjà mais que je ne nommais pas ».

Poser des mots, redécouvrir, c’est développer sa réflexivité (étymologiquement : “retourner en arrière”). Le praticien réflexif conscientise sa démarche et la questionne. C’est ce qui lui permet de l’améliorer en continu. À ce propos, je vous conseille la lecture de Charlotte Morel du Collectif BAM sur la réflexivité dans le design.

C’est aussi une idée développée par Gilles Garel dans le livre La Fabrique de l’Innovation consacrée à la théorie CK :

« La vertu d’une théorie de la gestion est de servir l’action, en produisant du sens pour ceux qui font mais ne savent pas forcément bien expliquer comment ils font »

3 mythes sur les méthodes de créativité

Malheureusement, les méthodes de créativité ne sont pas toujours utilisées avec prudence et on en attend parfois beaucoup trop. Ces attentes non pertinentes et mauvaises utilisations mènent inévitablement à des résultats décevants. On finit alors même par entendre chez certains participants « la créativité, j’ai testé, ça ne marche pas ».

J’aimerais développer ici trois de ces incompréhensions :

  • Le mythe de la nouvelle méthode
  • Le mythe de la créativité collective
  • Le mythe du sprint créatif

Le mythe de la nouvelle méthode

Plusieurs fois, des entreprises qui me faisaient intervenir m’ont demandé de leur apporter une nouvelle méthode (“quelque chose que l’on ne connaît pas !”).

Il y a derrière cette commande deux croyances :

  • Celle d’avoir déjà bien compris les méthodes « de base »
  • Celle selon laquelle de nouvelles méthodes beaucoup plus puissantes apparaîtraient régulièrement

Ce n’est pas du tout ma vision. Je crois au contraire que tout repose dans « les bases » mais que leur maîtrise prend beaucoup de temps.

À ma connaissance, les méthodes que l’on emploie ont très peu évolué dans les 30 dernières années (l’innovation méthodologique la plus marquante me semble être la méthode CK). Pour autant, je rencontre peu de gens qui maîtrisent le principe de base « divergence/convergence » qui a aujourd’hui 70 ans. Une fois que l’on a réellement compris un tel principe, on réalise que ce n’est pas simplement une méthode à appliquer en atelier. Cela a des conséquences sur notre façon de penser au quotidien, sur l’organisation de notre travail ou encore sur nos modes de management.

Comprendre en profondeur les principes communs qui sous-tendent la plupart des méthodes est bien plus important que de se constituer une immense boîte à outils de méthodes gadgets.

Le mythe de la créativité collective

Cet engouement pour les méthodes de créativité va de pair avec un autre engouement : celui pour la créativité collective. Dans beaucoup de discours (une majorité, je dirais) on prétend que l’on est systématiquement plus créatifs à plusieurs que seuls.

Cette idée est séduisante, mais, mes expériences m’ont plutôt montré l’inverse. La créativité nécessite un mélange d’individuel et de collectif. Pour multiplier les directions, le groupe me semble plus efficace que l’individu. En revanche, pour mettre en forme une idée cohérente et subtile, je ne vois aucune alternative au travail individuel.

En limitant les moments de créativité à du travail collectif, on néglige les apports du travail individuel. De plus, on fond l’individu dans un groupe, ce qui limite sa possibilité de réflexivité et finalement de développer une autonomie créative.

C’est d’ailleurs ce que proposa l’auteur de science fiction Isaac Asimov en 1959 dans un article devenu célèbre sur les séances de créativité. Selon lui, la créativité est avant tout individuelle car les idées naissent toujours chez un individu. Cependant, les ateliers collectifs sont utiles pour : 1/ partager des connaissances 2/ partager des liens originaux entre ces connaissances.

Je me rappellerai toujours d’un atelier où on nous donna 30 minutes par groupe de 10 pour écrire le slogan d’un projet. Vous imaginez-vous écrire un slogan à 10 ? Après quelques minutes seulement, la moitié du groupe avait déjà abandonné et ne disait plus un mot. Les 3 ou 4 personnes qui s’imposaient le plus ont dû concilier leurs idées ce qui aboutit nécessairement à un consensus mou, un slogan à rallonge sans queue ni tête. 30 minutes, 50 personnes, faites le calcul. Créativité collective ou perte de temps collective ?

Le mythe du sprint créatif

Le dernier mythe que je retrouve régulièrement dans ces ateliers est la croyance que l’on peut, en seulement quelques heures (ou moins encore), générer des idées satisfaisantes. Je crois au contraire que la créativité a besoin de temps de repos et d’incubation, en complément d’un travail intentionnel intense.

Le sprint créatif est tout de même un format intéressant car il permet de s’immerger dans le sujet pendant un temps donné et peut créer une forte intensité. Mais on néglige trop souvent l’après-sprint. Les résultats d’un atelier ne se mesurent pas directement à sa sortie.

Un enjeu actuel pour les entreprises qui veulent développer la créativité en interne est de dépasser le seul format de l’atelier pour penser une culture de la créativité plus diffuse : dans le travail individuel, dans le management, dans les espaces, etc.

Conclusion

Générer des idées, créer, sont des activités délicates pour notre cerveau qui nécessite d’emprunter des voies inhabituelles, de procéder par étapes et de contourner de nombreux pièges. Beaucoup plus que du « lâcher-prise », nous avons besoin de procéder avec méthode.

On peut développer ses propres façons de créer, avec le temps et avec beaucoup de pratique. On peut aussi s’inspirer de démarches déjà éprouvées : par des rencontres, par de l’observation ou par des méthodes formalisées.

En les externalisant sous une forme simplifiée, les méthodes nous donnent accès aux façons de travailler d’autres métiers. On peut alors s’en inspirer pour faire avancer nos propres démarches. Elles nous donnent des repères, des codes et un langage commun dans le travail collectif.

Mais les méthodes ne sont pas des solutions miracles et doivent être utilisées avec humilité. Préférons l’absence de méthode à une méthode mal employée ! Car ce sont ces mauvaises utilisations qui finissent par décrédibiliser l’ensemble du domaine.

Cet article est la première partie d’une réflexion dédiée aux méthodes de créativité et de conception. Il sera suivi de (au moins) un second article, dans lequel je vous proposerai le récit d’une méthode en particulier : le brainstorming.

À propos de l’auteur : Je m’appelle Jules Zimmermann, et je suis formateur, conférencier et enseignant en créativité. Initialement diplômé de sciences cognitives à l’ENS, mon travail est aujourd’hui de croiser sciences et méthodes pour penser un véritable enseignement de la créativité. J’interviens dans des lieux d’innovation comme thecamp, dans des universités comme la Sorbonne, ou encore directement pour des organisations.

À propos de ce blog : Cet article fait partie du “Le Labo des Idées”, dédié à une prise de hauteur scientifique et méthodologique sur la créativité. Dans ce blog, je partage avec vous mes réflexions et pérégrinations sur le sujet, alimentées à la fois par mes lectures et par mes expériences en tant qu’intervenant.

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Jules Zimmermann
Le Labo des Idées

Je parle et j’écris sur le processus créatif, la gestion des connaissances et les méthodes de travail. Je fais aussi du game design.