Le Laboureur — 18 Février

Barth Picq
Le Laboureur
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9 min readFeb 18, 2020

Nous sommes le 18 février 2020, il est 6h46, et le soleil se lève sur Beliu, petit village anonyme de l’ouest roumain.

Comme la plupart des paysans du coin, Karol Georgiu est réveillé par les premières lumières du jour et, après quelques instants de torpeur, entame mollement sa journée. Mécaniquement, porté par les années d’un rituel matinal immuable, il se glisse dans la salle de bain, silencieusement, pour ne pas réveiller sa femme. Il ouvre le robinet de sa douche, urine en attendant la venue de l’eau chaude, puis se lave. Il se rase, revient discrètement s’habiller dans la chambre conjugale, descend dans la cuisine, se prépare du café et prend son petit déjeuner en listant mentalement son programme du jour.

Il faudra commencer, aujourd’hui, par puiser de l’eau pour les bêtes, leur ramener du fourrage et nettoyer la grange. Puis ce sera la traite, avant de donner du grain aux poules.

À mesure que Karol Georgiu émerge, ses soucis du moment lui reviennent aussi. Il y a cette machine de traite qui ne fonctionne plus, le vêlage d’une vache qui s’annonce problématique, et un fond de troubles financiers, constant depuis plusieurs saisons. Mais, philosophe, il sait que ce n’est pas en s’appesantissant sur ses difficultés qu’il les surmontera, alors, paisiblement, il finit son café, enfile une veste, chausse ses bottes et sort de chez lui. Il est 7h20.

Une petite centaine de mètres sépare sa maison de l’établi où il range ses outils, lui-même mitoyen du grand hangar métallique où dorment les bêtes, distance habituellement parcourue en moins d’une minute. Mais ce matin du 18 février 2020, Karol Georgiu n’ira pas jusqu’à son établi, pas plus qu’il ne nourrira ses bêtes, réparera sa machine ou s’inquiétera d’une naissance difficile. Car, à peine le perron franchi, Karol Georgiu verra quelque chose d’impossible.

Quelque chose qu’il ne comprendra jamais.

Tous les mardis, jeudis et vendredis, le brigadier Andréas Bobesco est assigné aux appels téléphoniques, au commissariat central d’Arad, dans le Județ du même nom — dont dépend le village de Beliu. Le policier n’a jamais aimé ce travail qu’il considère être une corvée, particulièrement le matin, son tempérament acariâtre le conduisant souvent à manquer de la patience et la bonne volonté pourtant nécessaires à la tâche.

C’est donc avec morosité qu’il prend son poste, vers 7h45, au quatrième étage du bâtiment décrépi de la rue Aurel Vlaicu, avec la douzaine d’autres officiers de son service.

Il est tout juste assis que lui est transféré son premier appel. Son ordinateur lui indique qu’il provient d’un des villages du nord du district. Réprimant un bâillement, il active la communication, et entame la conversation par les phrases rituelles :

— Ici la police, quelle est votre urgence ?

Au bout du fil, un homme, probablement la cinquantaine, visiblement paniqué, confus.

— Une montagne, c’est une montagne ! lui hurle-t’il. Le policier lui répond de se calmer, d’expliquer la situation. Mais l’homme poursuit sans cohérence :

— C’est dans le champ, dans les champs, jusqu’à l’horizon !

— Quoi, qu’est-ce qui est dans le champ ?

— C’est… C’est tout noir ! Et ça monte jusqu’au ciel !

— Mais de quoi vous parlez ? Un incendie ? tente le policier.

— Non ! Non ! C’est une montagne, c’est partout, ça prend tout l’horizon, je vous dis !

Andréas Bobesco reste silencieux, se demandant que répondre à l’improbable interlocuteur. Ces quelques secondes lui suffisent pour réaliser qu’autour de lui, tous les téléphones du central se sont mis à sonner. Ses collègues sont, comme lui, pris dans d’absurdes conversations, affichant des expressions incrédules.

Sur le mur, en face, le grand écran listant les appels en attente se remplit chaque seconde de nouvelles entrées, venues de tous les coins de la circonscription. Andréas Bobesco se fige, et comprend qu’il se passe quelque chose de grave. Au téléphone, le paysan l’interpelle, sans réaction.

Il est 7h52 du matin, le 18 février 2020, quand les sirènes d’alarme de la ville se mettent à sonner.

Le général Lucian Antonescu a un point de côté. Bien qu’étant un militaire extrêmement compétent, respecté par ses subordonnés comme les gouvernants auxquels il répond, il y a bien longtemps qu’il ne suit plus le moindre entraînement physique.

Entraîné au pas de charge dans les couloirs de la Baza 90 par un commando d’infanterie, c’est donc le souffle court et les aisselles trempées de sueur qu’il arrive dans la salle de réunion sécurisée de la base militaire, au fond du bunker creusé plusieurs dizaines de mètres sous les pistes de l’aéroport de Bucarest.

Au moins, il est présentable, vêtu de son uniforme de général 4 étoiles. Vingt minutes plus tôt, les soldats avaient sonné à son domicile de la capitale, et il aurait probablement dû les suivre en peignoir si les sirènes ne l’avaient pas averti à temps qu’une urgence se préparait.

Parfaitement à l’aise dans les situations de crise, le général vient calmement s’asseoir à la place qui lui est réservée, face au mur d’écrans affichant, entre autres informations, les positions de ses armées. Il passe rapidement en revue la pièce.

L’ambiance est chaotique. Autour de la grande table de réunion sont réunis la plupart des hauts responsables militaires roumains — d’autres continuant d’arriver en se bousculant. Plusieurs d’entre eux sont accrochés au téléphone, leurs assistants plongés sur des ordinateurs portables, subissant docilement les braillements désordonnés de leurs supérieurs.

Lucian Antonescu note brièvement, mais avec satisfaction, que le général Melitaru, de l’armée de terre, n’a lui que sa robe de chambre en guise de chemise, puis se concentre sur son plan d’action. Il est 8h34.

Tout d’abord, rétablir l’ordre, ce qu’il fait par une bruyante invective. La vingtaine de personnes présentes s’interrompt subitement et tous se tournent vers lui.

— Bon. Qu’est-ce qu’il se passe ?

S’ensuit un bref flottement, nul n’osant prendre la parole. S’y attendant, Lucian Antonescu laisse quelques secondes pour appuyer son effet, puis se tourne vers un de ses General-Locotenent, qu’il sait être compétent. Il pourrait en profiter pour attirer l’attention sur le général Melitaru et s’octroyer quelques points sur son vieux rival, mais ce n’est pas le moment.

— Lupesco ! dit-il. Expliquez-nous la situation.

L’officier bondit de son siège, un peu surpris d’être interpellé.

— Mon général ! Lupesco rassemble ses pensées et se lance : Voilà ce que nous savons, mon général. Il y a un peu plus de 45 minutes, nous avons été informés par la surveillance radar d’Arad et Timisoara de la présence d’un objet non identifié dans notre espace aérien, près du village de Cermei, à 60 kilomètres au nord-est d’Arad. Les rapports des opérateurs étant imprécis, nous avons initialement pensé à une perturbation météorologique, mais nous avons depuis reçu de multiples contacts de la part des installations militaires terrestres, ainsi que des corps de gendarmerie et de police de toute la région. Tous décrivent un… une… — il hésite.

— Un quoi ? relance le général.

— Un objet, mon général. Un objet massif, de plusieurs kilomètres de haut comme de large.

Dans une autre situation, Lucian Antonescu aurait probablement demandé à son officier si, par hasard, il ne se payait pas sa tête, mais il voit aux visages graves qui l’entourent qu’il ne s’agit pas d’une farce.

— Continuez, dit-il.

— Il y a 12 minutes, trois de nos MiG-21 du 711e ont décollé de la 71e base aérienne, à proximité du phénomène, pour se rendre sur zone et nous faire un rapport. Nous avons aussi envoyé un Antonov An-30 qui nous fournira des images de reconnaissance, mais le 902e est stationné ici à Bucarest, alors il n’arrivera que d’ici…

Un sous-officier vient l’interrompre et lui glisse quelques mots à l’oreille. Le locotonent reprend:

— Mon général, les chasseurs sont sur place. — Il s’adresse à un soldat affairé sur une console, dans un coin de la pièce, et lui demande d’établir une ligne de communication directe avec l’escadron.

Le temps se suspend dans la situation room. Tout le commandement, jusqu’au général Lucian Antonescu, est figé dans une attente muette. Enfin, les écrans du mur affichent une carte satellite, sur laquelle sont positionnés les avions de chasse. L’opérateur annonce que la connexion audio est établie avec l’escadron Alpha.

Un grésillement statique se fait entendre sur les haut-parleurs.

— Alpha leader, ici le Général Antonescu, au centre de commandement de la 71e, quelle est la situation ? À vous.

Quelques secondes de bruit, puis une voix retentit. Tranchant avec l’habituel ton flegmatique de coutume dans le traffic aérien, et sans même s’identifier, le chef d’escadron s’exclame :

— Mon général, ce… c’est pas possible ! Il y a un truc énorme, ici, gigantesque !

Un malaise envahit les militaires, desemparés par le message paniqué du MiG. Seul le général Antonescu parvient à rester de marbre, comprenant instinctivement que seul un phénomène profondément anormal, inexplicable, pourrait faire perdre son sang-froid à un pilote de chasse aguerri. Cette réalisation le glace. Toutefois, mu par l’expérience d’une vie de meneur d’hommes, il intervient d’une voix ferme :

— Reprenez-vous, capitaine, vous êtes un professionnel, un soldat, et vous êtes en mission. Quel est votre rapport ? A vous.

Un instant de silence, puis le pilote, semblant avoir retrouvé ses moyens, transmet :

Alpha leader à command. Mes excuses, mon Général. Nous sommes parvenus aux coordonnées de mission et approchons de la cible par le sud. Il… il s’agit d’une masse monolithique, stationnaire, de forme circulaire… comme une roue, une grande roue. La surface est pleine, c’est un disque noir, sur la tranche.

Une pause, puis:

— C’est immense ! Les dimensions sont inégalées, l’objet dépasse les montagnes environnantes.

Le pilote poursuit par quelques informations techniques sur sa position et son flight level, destinés au trafic aérien, avant de revenir à sa description :

Command, les instruments de vol semblent affectés par la présence de l’objet. Ma boussole s’affole et le radar est incohérent. La composition du bogey est probablement métallique ; en tout cas, il émet un fort champ magnétique. Nous nous apprêtons à contourner par l’ouest, stand-by.

De nouveau, le silence, et le bruit statique. Quelques secondes s’écoulent sans que personne ne dise un mot, de peur de manquer la suite.

Dans un recoin de la salle, un sous-officier anonyme laisse entrevoir un sourire, contrastant avec la gravité générale. “Que c’est excitant !”, pense t’il.

Alpha leader à command, nous avons contourné l’objet. Ce n’est pas un disque ! C’est un cylindre ! Un cylindre couché sur le flanc. Il a a peu près les proportions de… d’une canette, command, une grande canette, posée sur le coté. Comme un rouleau compresseur de chantier, entièrement noir. Sur le côté, il était lisse, mais la partie arrondie est couverte de pointes régulières.

Sans prévenir, le général Mélitaru, éberlué, et qui avait jusque-là préféré se faire discret dans sa robe de chambre, lance au micro :

— Alpha leader, pouvez-vous identifier l’objet ? C’est du matériel militaire ? Un bâtiment ?

— Négatif, command. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Les dimensions de l’objet sont impensables. Nous le longeons depuis presque une minute, maintenant, sans être au bout. La longueur au sol doit être de 6 miles… 10 kilomètres, command… et le diamètre, la hauteur… nous volons actuellement à FL80 et sommes a mi-hauteur… le sommet est caché dans les nuages mais il doit avoisiner les 5 kilomètres de haut. Ce.. ce truc n’est pas humain, command !

Une nouvelle fois, ce matin-là, le 18 février 2020 à 8h36, un silence total retombe sur le bunker du commandement militaire roumain, seulement perturbé par le bruit statique d’une radio et quelques téléphones sonnant en vain.

Enfin, un officier pénètre dans la salle, et, sans s’attarder sur la stupeur générale, sans noter que le général Lucian Antonescu est, pour la première fois de sa vie, pétrifié, vient lui glisser à l’oreille, tout en en désignant un téléphone qui sonne depuis une bonne minute :

— Mon général, le premier ministre, sur la ligne 1.

Rappelé brusquement à la réalité, le général se recompose. Il prend une grande inspiration, se racle la gorge, décroche le combiné et appuie sur le bouton de haut-parleur.

— Monsieur le premier ministre ?

Depuis le Palatul Victoria de Bucarest, où siège le chef du gouvernement, résonne le hurlement du premier ministre, Ludovic Orban :

— Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?!

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Barth Picq
Le Laboureur

Writing The Plow — A story about a black cylinder.