Le Laboureur — 1er Mars

Barth Picq
Le Laboureur
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5 min readMar 2, 2020

“Comment je vais bien pouvoir raconter ça ?”, se demandait Andréi Wales-Tushinski.

Sa rédactrice en chef au Guardian, Elisabeth Viner, lui avait commandé 48 heures plus tôt un long-form de 6000 mots détaillant son éxperience de terrain lors des dernières semaines, tandis que sa consoeur Juliet avait été envoyée à Budapest pour couvrir l’ambiance surréaliste qui, disait-on, régnait en ville.

Surréaliste. C’est le mot qui revenait sans cesse dans les notes d’Andréi, et qui résumait le mieux ce que le journaliste, pourtant aguerri, retirait de ce qu’il avait vécu depuis qu’il avait pris l’avion pour Bucarest, le 20 Février. Depuis que l’objet était entré dans sa vie.

C’était à peine sorti des faubourgs de la capitale, emmené dans la vieille Renault R19 de son fixeur roumain, qu’il l’avait vu pour la première fois. Une simple masse géométrique qui s’était brusquement montrée au loin, dépassant faiblement de l’horizon, effacée par l’atmosphère. Aussitôt, Andréi avait branché sa caméra, configuré son micro, et commencé à filmer quelques images. Il avait agi instinctivement, mû par des réflexes acquis après une décennie sur le terrain, croyant être sur le point d’arriver. Il s’était senti un peu bête quand son chauffeur lui avait expliqué qu’ils étaient encore à plus d’une centaine de kilomètres de leur destination.

Comme tout le monde, il n’avait pas encore réalisé, vraiment réalisé, la taille fantastique du phénomène qui avait stupéfié la planète. C’est seulement durant les heures suivantes, à mesure que la voiture avait fait route vers l’ouest roumain, à mesure que la structure avait grossi, empli son champ de vision et obscurci le ciel, que le reporter avait été saisi par l’impensable, terrifiante réalité de l’objet.

Un malaise intense, primal, avait envahi le reporter et son guide. Quelque chose, au fond des deux hommes, leur interdisait d’accepter l’existence d’une telle structure, et rendait tout commentaire inepte. Ils avaient donc cheminé silencieusement, plongés dans leurs pensées confuses, parvenant jusqu’à la région d’Arad.

Et puis, subitement, ils avaient été ramenés à la réalité par une colonne de véhicules militaires, venue en sens inverse sur l’étroite route de campagne où ils se trouvaient. De justesse, le fixeur était parvenu à éviter le premier des camions de troupes, mais la voiture s’était embourbée dans le fossé bordant la route, les immobilisant là. Le convoi n’avait même pas ralenti.

Après quelques tentatives infructueuses pour dégager le véhicule, les deux hommes décidèrent de se séparer temporairement. Le roumain partirait chercher de l’aide dans une ferme voisine tandis qu’Andréi se rendrait directement au prochain village pour commencer à faire des images en l’attendant.

C’est au soleil couchant, le 23 février 2020, qu’Andréi finit par arriver, un peu fourbu, dans le village de Chisineu-Cris, à 6 ou 7 kilomètres au sud du rouleau, dont était visible la face plane qui ressemblait vue de là à un grand disque noir posé sur la ligne d’horizon.

La zone d’exclusion commençait juste à la sortie de la ville, sur la route qui menait vers le nord, matérialisée par trois véhicules blindés, arrêtés sur les bords de la chaussée. Quelques jeunes militaires de l’armée régulière veillaient à empêcher les civils de continuer vers le cylindre, tout en laissant passer ceux qui en provenaient.

Andréi avait utilisé le plus vieux truc de journaliste pour pouvoir interviewer les soldats: leur offrir des cigarettes. Il en transportait toujours quelques paquets quand il travaillait. Il ne lui fallut que quelques minutes de conversation pour se faire une idée de l’ambiance qui régnait dans l’armée roumaine.

Elle était telle qu’il l’avait imaginée, et il en voyait la teneur dans les yeux de ces jeunes garçons postés là. Un mélange de confusion, de peur, de surprise, peut-être une touche de fascination.

Après avoir interrogé quelques civils, Andréi avait rédigé un rapide article sur son ordinateur portable, assis à l’arrière d’un camion, qu’il avait ensuite envoyé à sa rédaction. Puis il s’était mis à chercher un endroit où loger. La ville était idéalement située pour les prochains jours, mais elle était envahie par les populations déplacées du coin.

Il revenait vers la place du village quand la R19 de son guide roumain avait surgi. “Tant mieux”, s’était-il dit. “C’est confortable, une R19”.

Le 26 février, le rouleau avait fini par franchir la frontière Hongroise, sans le moindre changement de vitesse ou de trajectoire, au désespoir de certains qui avait cru, naïvement, que les frontières humaines affecteraient son aveugle rotation.

Craignant une fermeture de la frontière, et déterminés à suivre l’objet, Andréi et son guide s’étaient glissés de nuit en Hongrie par une route secondaire, après un grand détour par le sud. Ils étaient ensuite remontés vers Békéscsaba, chef-lieu du comté. Le compétent fixeur y avait trouvé, à l’aide d’une connexion locale, une petite chambre à l’écart du centre-ville.

C’est là qu’il séjournaient depuis trois jours. La discrétion de la demeure, dans une arrière-cour, s’était depuis avérée être un avantage crucial.

Contrastant avec la désorganisation apeurée des soldats Roumains, l’armée Hongroise était rigoureusement déployée, avec des directives claires sur la marche à suivre. L’une d’entre elles était sans aucun doute d’éloigner à tout prix les observateurs extérieurs, car les militaires multipliaient les checkpoints dans les environs et les contrôles d’identité dans les trois hôtels de la ville, eux aussi bondés de réfugiés évacués des habitations sur le trajet du rouleau. Les journalistes repérés étaient immédiatement raccompagnés par des brigades jusqu’à Budapest, parfois directement expulsés du pays.

Heureusement, Andréi savait évoluer dans ce qui ressemblait fortement à une zone de guerre. Rapidement, il avait abandonné sa veste de grand reporter pour une toilette plus commune, et délaissé son matériel vidéo au bénéfice d’un anonyme iPhone — n’en déplaise aux puristes, les images en restaient largement acceptables. Quelques mots de Hongrois et ses traits slaves avaient fini de compléter sa couleur locale, suffisante pour franchir les barrages sans être inquiété.

Finalement, ce 1er Mars, Andréi Wales-Tushinski était l’un des 6 derniers reporters internationaux restants à proximité du phénomène.

Il s’attacha alors à un objectif qui le travaillait constamment ces derniers jours : pénétrer dans la zone de sécurité, aller au plus près de la titanesque masse. Il voulait voir, peut-être toucher.

Malheureusement, la distribution de cigarettes, qui aurait fait l’affaire avec l’armée roumaine, et qu’il aurait tenté face aux Hongrois, n’avait pas la moindre chance de fonctionner avec les professionnels des forces de l’OTAN qui menaient l’opération Trajan, et qui avaient en quelques jours rendu le périmètre impénétrable.

Il lui fallait une solution.

Le Laboureur est apparu comme ça, quelque part dans l’est de l’Europe. Depuis, il roule lentement vers l’ouest, écrasant tout sur son passage. D’où vient-il ? Que signifie-t’il ?

Si vous découvrez le phénomène, n’hésitez pas à revenir sur la première journée, ou accédez à toutes les entrées.

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Barth Picq
Le Laboureur

Writing The Plow — A story about a black cylinder.