Le Laboureur — 26 Mars

Barth Picq
Le Laboureur
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11 min readMay 16, 2020

Andréi Wales-Tushinski avait passé la plus grosse partie du mois à essayer de contourner les barrages militaires qui encerclaient le cylindre avec son fixeur, en jouant d’une malchance qui lui était inhabituelle.

Ils avaient échappé de justesse à une patrouille lors d’une tentative nocturne près de Mezőberény le 4 mars, puis le reporter avait dû céder l’ensemble de sa réserve de cigarettes pour se débarrasser d’une autre brigade au nord de Mezőtúr, le matin du 11. Enfin, le 17, ils avaient vraiment cru avoir réussi à pénétrer la zone, cachés dans une grange a l’entrée de Rákóczifalva, avant de réaliser s’être trompés de route dans l’obscurité, et être en fait dans un autre village, largement à l’extérieur de l’espace protégé.

Malgré ces échecs, cela faisait maintenant près de 6 semaines qu’Andréi était sur le terrain, et ses articles réguliers pour le Guardian avaient fait de lui une personnalité connue internationalement. Il était désormais fréquemment sollicité pour des interviews en direct avec les télévisions occidentales. Il s’installait quelque part dans la nature, posait son ordinateur sur un rocher ou une palissade, le connectait au téléphone satellite, et se retrouvait sur CNN ou la BBC, devant des millions de spectateurs, dans un décor champêtre qui lui avait valu une solide réputation d’homme de terrain, ainsi que le surnom de “Field-Andy”

Cette notoriété soudaine entraînait autant d’avantages que d’inconvénients. La plupart des militaires ou civils à qui il avait affaire le reconnaissaient dès qu’ils le voyaient, interdisant toute ruse.

Vraisemblablement, des ordres étaient venus d’en haut, et les forces armées ne semblaient plus vouloir le ramener à Budapest comme la plupart des autres reporters. Andréi supposait que le gouvernement de Viktor Orbàn avait saisi l’intérêt d’avoir sur place quelqu’un qui rapporterait aux médias internationaux le bon déroulement des opérations. Il jouissait donc d’une relative liberté de circulation à l’extérieur de la zone protégée, mais se savait savamment maintenu à l’écart de l’action, loin des exactions commises lors les évacuations. Du reste, les différentes brigades de militaires s’étaient passé le mot, et il était devenu un jeu de l’attraper et le refouler.

Entre son fixeur, maintenant dépourvu de contacts locaux, les soldats du coin qui le démasquaient à 10 mètres, et sa constante déveine, Andréi Wales-Tushinski était coincé, ce qui le frustrait terriblement.

Et finalement, le matin du 20 mars, alors qu’il terminait un duplex avec une chaîne d’information allemande, un habitant du coin était venu l’aborder. L’homme s’appelait Botond. “Juste Botond”, avait-il lâché pour tout nom de famille. C’était un imposant Hongrois, barbu et rustaud mais à l’expression affable et douce, qui emplissait la cabine de son camion anodin. Il avait expliqué à Andréi savoir qui il était, et lui avait proposé de “l’emmener dans la zone”, sans déclarer attendre quoi que ce soit en retour. Il suffirait, dit-il, de se cacher dans son camion et de rouler jusqu’a un village à l’ouest, sur la trajectoire du rouleau.

Le journaliste s’était demandé un instant comment un plan aussi naïf pourrait tenir au premier checkpoint, mais il sentit que ce n’était pas la première fois que ce curieux barbu faisait circuler des marchandises illégales sur le territoire. Etant à court d’opportunités, et n’ayant pas grand chose à y perdre, à vrai dire, il accepta sa proposition et fit ses adieux à son compagnon roumain des derniers temps.

— “Faufile-toi là dedans, le journaleux” La dernière part de doute sur les capacités du contrebandier s’était dissipée lorsqu’il lui avait montré l’espace exigu aménagé entre le chassis du camion et la remorque, parfaitement dissimulé derrière le réservoir de la cabine.

Ils avaient ensuite fait plusieurs heures de route, circulant sur de sinueuses petites routes de campagne. Plus ils s’approchaient du Cylindre, et plus leur avancée se faisait laborieuse, les chaussées étant encombrées de multiples véhicules ou habitants évacuant la région. Inévitablement, le camion s’était retrouvé arrêté à plusieurs reprises à des barrages militaires ; mais la technique de Botond était rodée : aux soldats qui s’étonnaient de le voir se diriger vers la zone exposée plutôt que de s’en éloigner, il inventait un tire-larmes sur le neveu de sa cousine, qu’il devait secourir, se lamentait sur le sort tragique d’un “gamin qui pourrait avoir ton âge, soldat”, jouait sur l’appartenance commune à la “grande nation hongroise”, et graissait à l’occasion le tout de quelques milliers de Forints. Par zèle plus que par suspicion, on lui faisait parfois ouvrir sa remorque, mais ça n’allait jamais plus loin. De toute façon, personne n’avait le temps pour cela.

C’est après plus de huit heures de trajet qu’Andréi, au signal de Botond, avait enfin pu sortir de sa minuscule cachette, le corps endolori. La nuit était tombée. Ils se trouvaient dans une cour de gravier, bordée d’une petite maison et d’un hangar en tôle, et cerclée d’un mur de béton.

Andréi s’étira un moment. Il avait mal au dos et aux côtes, et l’impression curieuse de trembler. Pourtant, c’était une agréable nuit de mars, et il ne sentait pas fiévreux.

— T’as faim, le journaleux ? Demanda le Hongrois. Il s’était installé sur un rondin, près du mur, et ouvrait tranquillement une grande thermos de soupe chaude, une cigarette à la main.

— Ouais. On est où ?

— Abony.

Le journaliste jeta un coup d’oeil sur son téléphone pour situer la ville. Ils étaient à environ 70 kilomètres à l’est de Budapest, devançant le rouleau, parfaitement au milieu de sa trajectoire. Il avait réussi.

Il fit un rapide calcul mental. Oui, le cylindre serait sur eux dès le lendemain. A vrai dire, il devrait déjà être tout proche, à quelques kilomètres. Il alla ouvrir le portail de la cour. La propriété donnait sur une petite rue, qui se perdait dans la nuit. Des yeux, il chercha la masse de l’objet, mais le ciel couvert plongeait ce coin rural dans une obscurité totale, ne laissant rien à voir. Toujours gêné par cette sensation de tremblement, il rejoint son Hongrois qui lui avait entretemps servi un généreux bol de soupe.

Il s’attabla auprès de lui et contempla un instant sa gamelle. C’était un goulash assez basique, probablement avec du mouton, des pommes de terre, généreusement assaisonné de paprika, dont la surface ondulait au rythme de…

Bien sûr. Au rythme des vibrations du Laboureur. Ce n’était pas Andréi qui tremblait, mais la Terre entière. Tout près d’ici, une masse titanesque, de la taille d’une montagne, broyait tout sur son passage, dans un terrible fracas. Comment avait-il pu ne pas s’en rendre compte ?

— “Ben oui, le journaleux ! Ca tremble”, dit Botond en le voyant rester interdit devant son repas. “Et encore, t’as rien vu, quand le truc est vraiment à coté, ça devient dangereux. Les bâtiments s’écroulent, et tout. Allez, mange.”

Il avait lâché ça tout simplement, entre deux cuillerées de goulash, comme une banalité du quotidien, imperméable au caractère extraordinaire du phénomène. Quel type étrange, pensa Andréi.

Ils finirent silencieusement de manger. Puis le Hongrois se leva, rota, et commença à rassembler ses gamelles :

— Bon, je vais y aller, déclara-t-il.

— Comment ça ? Répondit Andréi.

— Bah oui, tu voulais t’approcher du rouleau, t’y es, moi je vais pas rester là pour faire joli pendant que tu prends tes vidéos. Et puis ça va devenir dangereux ici.

— Mais comment je vais faire pour repartir ?

— Il y a une voiture dans le garage, dit-il en pointant le bâtiment de tôle qui bordait la cour. “Les clés sont sous le siège. Tu peux dormir dans la maison, mets-toi ou tu veux. L’eau fonctionne encore, tu peux prendre une douche, il y a tout ce qu’il faut. De toute façon tout ça sera détruit demain, alors te sens pas obligé de tirer la chasse, ha ha”, rit-il.

Sur ce, il se leva tranquillement, rangea ses dernières affaires dans son sac et grimpa dans son camion. Il fit demi-tour dans la cour, et alors qu’il allait franchir le portail, Andréi lui lança :

— Hé, Botond ! Merci.

— Pas de problème, le journaleux. Répondit-il en continuant d’avancer.

— Attends ! Pourquoi t’as fait tout ça pour moi ?

— Je m’emmerdais.

— Arrête. Dis moi pourquoi, vraiment ?

Cette fois, le Hongrois s’arrêta, et passa sa tête par la fenêtre.

— Bon, merde. Tu vois cette baraque ? J’ai vécu trente ans ici. Trente ans. Demain, elle aura disparu. La baraque, la cour, la ville, la région, tout aura disparu. C’est pareil pour mes voisins, mes amis, pour tout le monde dans le coin. Toi, tu vis pas ici. Tu t’en fous. Ce gros machin noir, pour toi c’est juste un sujet. Quand tout ça sera fini tu vas rentrer chez toi, dans ta famille, voir ta femme. Mais nous, non. Nous, on aura nulle part où revenir. A la place de tout ce pays, il y aura juste une grosse putain de tranchée. Ton rouleau, là, c’est pas nous qu’il écrase, c’est nos ancêtres. Leur mémoire. Il efface notre culture, aplatit notre histoire, et il nous laissera pas un caillou pour se rappeler d’où on vient. C’est de ça qu’il faut que tu parles, Andréi.

Entendant le Hongrois l’appeler pour la première fois par son prénom, Andréi comprit la tragédie qui se jouait sous le masque souriant de cet homme placide.

— Il… Il fallait que je revienne une dernière fois, tu comprends ? Avant la fin. T’étais un bon prétexte. Bonne chance, le journaleux.

Et sur ces mots, il partit, sans attendre de réponse. Ne sachant que retirer de ce monologue, il resta pensif un moment, seul dans la cour. A part les faibles vibrations du laboureur, tout était calme. La ville, autour, était déjà désertée, et on n’entendait pas le moindre bruit d’oiseau, ou d’insecte. Comme les humains, ils avaient fui.

D’une manière ou d’une autre, il s’était assoupi dans le canapé de la petite maison, éreinté par la journée précédente, et malgré les vibrations qui s’étaient faites plus fortes à mesure que la nuit avait avancé.

Il fut réveillé en sursaut par le bruit d’une assiette éclatant au sol. Le jour était largement levé, et il était maintenant au beau milieu d’un sérieux tremblement de terre. Les ustensiles de la cuisine s’entrechoquaient bruyamment, les verres tombaient de l’étagère, le mobilier lui-même tanguait dangereusement, et des éclats se décrochaient des poutres du plafond. La maison toute entière donnait des signes de faiblesse.

Ce n’était pas la première fois qu’Andréi était brutalement réveillé en pleine situation de crise. Il avait les reflexes aiguisés et un instinct rodé par l’expérience. Avant même d’avoir complètement émergé de son sommeil, son subconscient avait déjà agi pour lui.

D’abord, se mettre hors de danger immédiat en évacuant au plus vite l’instable bâtiment. Ne pas oublier son matériel : attraper son sac, sa veste, ses vivres. Puis, programmer mentalement la suite : sortir de la cour pour aller filmer le cylindre, certainement tout proche. Enfin, se rendre à la voiture de Botond et quitter les environs, vers l’ouest, en faisant un maximum d’images additionnelles.

Et l’experte stratégie du reporter s’effondra à peine passé la porte de la maison.

Car si il s’était depuis des semaines préparé à faire face au titanesque Cylindre, emplissant la moitié du ciel devant lui, comme un impossible mur, il n’avait pas imaginé un instant se retrouver dessous.

Il était à quelques centaines de mètres à peine, et l’avant de l’objet dépassait sa verticale. Les gigantesques, gigantesques pointes de sa surface, chacune haute comme une tour, descendaient vers lui comme un ciel de nuit lui tombant sur la tête. Par dessus le mur de la cour, il pouvait voir les épis au milieu du rouleau qui entraient en contact avec le sol, broyant les immeubles de la ville comme du plâtre, faisant voler des débris au loin, dans un tonnerre formidable.

C’est ainsi qu’Andréi Wales-Tushinski, le reporter aguerri, qui avait couvert cent catastrophes et mille guerres, resta planté là, abruti, la bouche ouverte et les bras ballants, sans même faire une seule image. Cette fois-ci c’était bien lui qui tremblait.

Il finit par sortir de sa stupeur, et opta pour la fuite immédiate — tant pis pour les images. Il courut vers l’entrepôt ou se trouvait la voiture de Botond. Les poutrelles de métal vacillaient dangereusement. Se jetant dans l’habitacle, il chercha frénétiquement les clés. Dans le pare-soleil, dans la boite à gants. Qu’avait dit le Hongrois ? Sous le siège ! Il sentit les clés sous ses doigts, les fourra dans le contacteur, et alluma le moteur qui toussa, mais sans partir.

— Putain.

Il essaya de nouveau, mettant de grands coups de pieds sur l’accélérateur. Encore, les pistons hoquetèrent, mais en vain.

— Putain ! Démarre, bagnole de merde !

Voyant disparaître son moyen de transport, Andréi fut pris de panique. Stupidement, il insistait, noyant à chaque fois un peu plus le moteur, qui, à l’évidence, ne fonctionnerait plus. Il s’obstinait encore lorsqu’une poutrelle de la toiture, délogée par les violentes secousses, vint s’écraser sur le pare-brise, envoyant des éclats de verre et de métal sur son visage.

A moitié aveuglé, il se jeta hors de la voiture, tombant au sol. Il n’avait pas eu le temps de reprendre ses vivres. De grandes plaques de tôle se décrochaient de la voûte et tombaient en crissant. Désorienté et terrifié, il rampa maladroitement vers l’extérieur, et touchait des mains le gravier de la cour quand une large barre de métal s’abattit sur ses jambes, lui fracturant les tibias.

Andréi hurla de douleur. Toute la facade de l’entrepôt se pliait, maintenant, juste au dessus de lui. Elle allait s’écrouler. C’était fini, il était mort.

Et puis, presque inconscient, porté par l’adrénaline, il eu un sursaut soudain. Agrippant le sol de ses mains, il se traîna vers la cour, centimètre par centimètre. Tirant ses jambes désarticulées, arrachant ses ongles sur le gravier, il s’arracha à sa mort, quelques secondes avant de voir la structure s’effondrer dans un vacarme métallique.

A 13h26, le 21 mars 2020, Andréi Wales-Tushinski, reporter Britannique de 44 ans, se trouvait à Abony, en Hongrie, dans la cour d’une petite propriété privée souvent utilisée comme espace de stockage par les trafiquants locaux. Il avait les deux jambes brisées, la vision diminuée, et perdu beaucoup de sang. Dans 54 minutes, à 14h20, le point de contact du Laboureur aurait atteint sa position, bien que des débris projetés, ou des crevasses formées par les ondes sismiques puissent avoir rendu toute survie impossible dans ce périmètre bien avant.

Le journaliste savait que sa situation était critique, et ses chances de survie faible. Le rouleau était, comme chacun savait, extrêmement lent, ne progressant que de 0,2 kilomètre par heure. Même en rampant, il était possible de se déplacer plus rapidement. Mais pour se mettre en sécurité il fallait aussi sortir de sa trajectoire, ce qui serait le plus difficile étant donné qu’il était presque exactement au milieu de sa largeur. En somme, si Andréi ne voulait pas mourir, ce samedi de mars, il lui faudrait franchir 6 ou 7 kilomètres en quelques heures, sans se tromper de direction, en rampant sur le ventre malgré la douleur, privé d’eau ou de nourriture.

Gisant au sol, il désespérait de sa situation lorsque sa main toucha sa caméra qui était miraculeusement restée attachée à sa bandoulière. Elle fonctionnait. Andréi sourit, puit rit franchement. Il ne savait pas encore si il vivrait, mais ce qui était sûr, c’est qu’il aurait son Pulitzer.

Il se mit à filmer.

Le Laboureur est apparu comme ça, quelque part dans l’est de l’Europe. Depuis, il roule lentement vers l’ouest, écrasant tout sur son passage. D’où vient-il ? Que signifie-t’il ?

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Barth Picq
Le Laboureur

Writing The Plow — A story about a black cylinder.