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Est-il possible d’avoir « l’esprit ouvert » ?

Vroum
Le Petit Buisson
Published in
12 min readFeb 16, 2016

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« S’ouvrir l’esprit », la formule semble être l’un des mots d’ordre de notre modernité. Quiconque exprime un refus, ne s’enthousiasme pas de la nouveauté, de l’extravagance ou de la différence risque aussitôt d’être accusé d’avoir « l’esprit fermé ». Mais qu’est-ce que l’ouverture d’esprit exactement ? Comment peut-on ouvrir un esprit ? Est-il seulement possible d’avoir l’esprit ouvert ?

Si l’ouverture d’esprit consiste à tolérer tous les modes de vie, toutes les façons d’être, ou disons plus généralement à respecter l’indépendance d’autrui, nous avons paradoxalement beaucoup plus de mal à accepter la co-existence de différents modes d’enseignement et de différentes façons d’apprendre. Et tandis que sont prônées la tolérance et l’accès démocratique à la connaissance, trop de professeurs voudraient qu’il n’existe qu’une voie certifiée vers le progrès et le savoir véritable - celle qu’ils ont eux-même suivi, et par laquelle ils s’attendent donc à ceux que leurs successeurs passent aussi.

Il y a 30 ans de cela, le mathématicien d’origine égyptienne Caled Gattegno - connu pour ses approches pédagogiques innovantes - posait déjà la question non sans provocation : Est-ce que les enseignants de langues ont l’esprit ouverts ?(Can Language Teachers Be Open-Minded, in News Letter Vol. XV n° 5, Educational Solutions Inc., 1986, trad. Fr. Roslyn Young, Une Ecole pour demain, 1987)

Dans ce texte surprenant, Caleb Gattegno interroge moins l’aptitude à enseigner les langues que les fondements de toute pensée personnelle. Le texte est surprenant par sa forme même : de longues listes de questions ouvertes, qui laissent le lecteur en suspens, quelque peu désorienté. Par certains aspects, la démarche est socratique : l’auteur pose des questions sans forcément y répondre, cherchant avant tout à placer le lecteur face à ses contradictions… Comment évalue-t-on la crédibilité d’une idée, d’une source, d’une référence ? Comment juge-t-on de la validité d’un raisonnement, d’une proposition, d’une méthode ? Dans quelle mesure sommes-nous réellement aptes à distinguer le vrai du faux, le bon du mauvais, le juste de l’injuste ? La question ultime pourrait se reformuler ainsi : « Qu’est-ce qui fait que l’on pense ce que l’on pense ? » Au fond, ai-je des raisons de m’accrocher mordicus à certaines idées, et à refuser d’en considérer certaines autres ?

Les raisons de penser ce que je pense

Dans une première partie, Caleb Gattegno utilise le pronom personnel « je », déclare questionner « ma » pensée… Il faut y voir le procédé utilisé par exemple par Descartes (« je pense, donc je… »), visant moins l’auto-expression qu’à impliquer le lecteur comme si c’était lui-même qui parlait à la première personne. Et de questionner :

Est-ce que je sais que je parmi les auteurs, les écrivains et les conférenciers, je préfère ceux qui adoptent mes préjugés en ce qui concerne la manière de chercher la vérité, de l’établir et de la formuler ?

Est-ce que je sais que je ne me soucie pas de beaucoup de choses, même dans mon domaine de prédilection, particulièrement si elles vont à l’encontre de mes positions, de mes croyances, ou de mes loyautés ? En d’autres mots, que je préfère ma tranquillité à la recherche de la vérité ?

Caleb Gattegno ne fait ici que mettre en lumière les ressorts du biais de confirmation, qui consiste à privilégier les informations confirmant nos idées préconçues, et à dénigrer les hypothèses qui vont à leur encontre.

La théorie argumentative donne une nouvelle dimension au biais de confirmation. Des chercheurs ont mis en évidence que « notre capacité à raisonner n’a pas été conçue pour nous aider à rechercher la vérité, mais pour nous aider à argumenter » : c’est pourquoi « nos processus de pensée tendent vers la confirmation de notre idée », indépendamment de sa véracité, et indépendamment d’une défaillance de notre aptitude à raisonner. Nous utilisons précisément la puissance du raisonnement et des arguments pour justifier nos croyances et nos actions…

Bien que ce soit assez difficile à admettre, nous sommes donc tous prisonniers de ce biais cognitif à un niveau ou à un autre - et en prendre conscience n’est hélas pas suffisant pour s’en libérer. Il faut être prêt à réviser les prémisses, purement intuitives, à partir desquelles nous développons toute notre vision du monde, et les remplacer - au moins temporairement, dans un pur processus dialectique - par leur antithèse. Autant dire que c’est un travail long, fastidieux, et souvent très douloureux. Se laisser convaincre par de nouvelles idées a un coût non négligeable, tant affectif que financier. Quand nous nous sommes efforcés de bâtir notre vie sur la base de certains principes, comment remettre en cause ces principes sans avoir l’impression de sacrifier ou d’avoir foutu en l’air toute une partie de notre vie ? Ça fait mal. Et il faut être un peu maso pour aimer se faire mal.

Par ailleurs, les idées nouvelles ne nous tombent pas dessus et nous convainquent rarement d’elles-mêmes comme par enchantement. Il faut souvent faire l’effort d’aller les chercher, lire et analyser les textes qui les présentent, faire l’effort de les comprendre et de les incorporer à sa pensée…

Est-ce que je sais que mes limitations imposent des frontières sur ce avec quoi je peux entrer en relation dans le domaine de mes études ? en particulier, mon incapacité à lire plus d’une langue afin de connaître ce qu’est la recherche dans mon domaine, lorsqu’elle est présentée par des chercheurs qui ne l’offrent pas dans ma langue ?

Est-ce que je sais que je m’attends à ce que les chercheurs fassent le travail de rendre leurs résultats accessibles pour moi ?

Bien sûr, il est impossible de tout savoir, ni de suivre de façon exhaustive tous les développements d’une discipline dans tous les pays du monde en même temps… Certains feront d’ailleurs valoir que la généralisation des publications en anglais offre pourtant un moyen dans ce sens. Mais encore une fois, le point le plus important est que les critères de sélection que nous appliquons spontanément dans nos recherches, mêmes élargies au monde entier, ne favorisent jamais qu’une certaine perspective que nous visons plus ou moins inconsciemment, sans prendre en compte la possibilité radicale de s’en détourner.

A ce titre, l’usage d’internet est édifiant, et tout particulièrement la pratique des réseaux sociaux : malgré la possibilité de se connecter avec n’importe qui, malgré l’immensité des ressources mises à notre disposition, nous favorisons systématiquement celles (et ceux) qui nous confortent dans nos opinions, et « bloquons » ceux qui véhiculent des idées que nous désapprouvons. Et nous sommes bien sûr persuadés d’avoir raison. Le débat semble être devenu quasiment impossible - alors même que les outils permettant de s’unir dans un libre échange d’idées atteignent une puissance inégalée…

Dans une deuxième et troisième partie, Caleb Gattegno soulève plusieurs questions sur le langage et nos facultés d’apprentissage. Il pointe du doigt plusieurs problèmes non résolus à ce jour, qui devraient pourtant orienter les recherches et redéfinir nos façons de faire. L’idée sous-jacente est la suivante : puisque nous en savons si peu, et qu’il ne faut pas chercher bien loin pour se heurter à nos limites, comment pouvons-nous par ailleurs nous permettre d’être si catégorique sur certains points (qui dépendent précisément de ces questions) ? Que les choses soient claires : il ne s’agit aucunement de verser dans une forme de relativisme en déclarant que tout se vaut ou que l’on ne pourra jamais être certain de rien, mais, à l’inverse, refuser tout dogmatisme. Et laisser ouvertes les possibilités d’explorer de nouvelles voies.

La voie de l’enseignement des langues étrangères

Caleb Gattegno continue de questionner, mi-inquiet, mi-amusé :

Savons-nous que nous avons une tendance à imposer aux autres ce qui nous a été imposé ?

Pour illustrer ce point, j’aimerais vous raconter ici une petite anecdote… Je me souviens d’une longue discussion avec une prof de Droit constitutionnel qui défendait farouchement la constitution de la Ve république (contre le projet de « C6R » porté par Montebourg à l’époque), sur laquelle avaient d’ailleurs porté sa thèse et les principaux travaux qui lui avaient valu sa réputation d’experte sur le sujet. Par-delà tous les dispositifs juridiques dont elle faisait valoir la pertinence, elle finit par glisser au détour d’une phrase : « Mais vous vous rendez compte, il faudrait que tous les profs comme moi réapprennent une nouvelle constitution, on serait pénalisé pour donner nos cours… » Stupéfiant. Cette prof enseignait donc à ses élèves que la constitution actuelle était la plus aboutie, quasi-parfaite… Car l’idée d’une nouvelle constitution aurait surtout représenté pour elle une nouvelle charge de travail et l’aurait probablement déclassé en tant que spécialiste de la question !

Le problème semble peut-être ne pas en être un, en tout cas concernant le Droit qui n’apparaît de toute façon que comme un ensemble de normes et de conventions (donc plus ou moins « arbitraires »). Pourtant, le même processus est à l’oeuvre dans les sciences les plus « dures ». Les résistances à tout changement de paradigme sont principalement d’ordre affectif, tel professeur en poste favorisant les étudiants étayant ses thèses et non ceux qui pourraient les renverser. Dans cette perspective, à titre d’exemple, les réticences d’Einstein face aux percées de la physique quantique sont suffisamment significatives. Et Gattegno de s’interroger :

Savons-nous ce que signifierait une révolution copernicienne dans le domaine du langage ?

Seule question à laquelle nous pourrons toujours répondre avec certitude « non »… Cela nous étant bien sûr impossible - tant que ladite révolution n’est pas advenue…

Puisque nous suivons - ou défrichons - un chemin, c’est le seul sur lequel nous pouvons guider ceux qui voudraient nous suivre. Comment enseigner la création et l’utilisation d’outils qui n’existent peut-être pas encore, et qui serviraient précisément à aller voir là où nous ne soupçonnons même pas qu’il y a peut-être à voir ? Les « matières » telles qu’elles sont conçues dans l’enseignement se forment essentiellement à partir d’un contenu à ingurgiter (et à régurgiter lors des examens), imposant à travers lui la logique qui le structure. Or c’est précisément cette logique que l’esprit doit pouvoir dépasser, par exemple pour parcourir tous les contenus de manière transversale.

Même ceux qui croient faire la révolution ne font souvent que reproduire l’idée ou le goût de la révolution qui leur a été transmis. Qu’on le veuille ou non, même les esprits jugés comme étant créatifs ne font bien souvent que reproduire des mécanismes qui leur ont été inculqués, quand bien même il s’agit de mécanismes favorisant la créativité. Si nous pouvons bien souvent, par le seul effort de la réflexion, remettre en cause le contenu de ce qui nous a été enseigné, il est beaucoup plus difficile de se départir des visées et des pré-requis implicites de cet enseignement en lui-même. C’est pourquoi la critique d’un « système » n’aboutie généralement qu’à une demi-critique, nous faisant simplement basculer d’un bord à l’autre dudit système.

En matière d’enseignement des langues étrangères, nous pouvons chercher des moyens différents d’enseigner, des moyens plus ludiques par exemple… Nous pensons alors innover, alors que nous restons piégés dans les conceptions plus fondamentales de ce que doit « contenir » ou viser cet enseignement. Nous sommes piégés par des croyances que personne ne pourra jamais ébranler puisque nous refusons le droit de citer à ceux qui ne partagent pas déjà ces mêmes croyances.

Savons-nous que nous croyons que l’apprentissage d’une langue consiste en l’acquisition du vocabulaire et des règles de grammaire et, donc, est basé sur la mémorisation et, de ce fait, demande des « drills » et de la répétition ?

Savons-nous que nous croyons que le vocabulaire est la partie la plus importante d’une langue et que l’on devrait mémoriser autant de mots que possible avec leur signification donnée dans les langues que les étudiants peuvent utiliser couramment ; que certaines structures doivent aussi être mémorisées et leurs variations dictées par les règles de grammaire, que cette logique est inattaquable et devrait, donc, servir de base pour tout enseignement des langues étrangères ?

Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir n’importe quel manuel, scolaire ou non, de quelque langue étrangère que ce soit. Dans l’immense majorité des cas, on y retrouve des listes similaires de vocabulaire et de règles de grammaire. Outre l’aspect contre-productif des « listes » pour la mémorisation, les mots proposés sont souvent eux-mêmes inutiles : listes d’animaux, d’aliments ou de métiers dont on ne se servira jamais (dont on ne se sert déjà quasiment pas dans sa langue natale…), positionnement généalogique inutile pour un débutant (à part papa / maman, pourquoi apprendre à tout prix comment dire oncle, tante, arrière-grand-père ou cousin issu de germain…), verbes inusités, numération en dizaines et centaines de milliers, complexité affolante pour donner l’heure à la minute près… Autant de points bien peu utiles sur le plan pratique, qui ne permettent en rien de considérer que l’on « maîtrise » mieux la langue, mais qui décourageront les esprits les moins aptes à bachoter, alors qu’ils pourraient si besoin les acquérir naturellement en immersion.

Certains élèves vont donc se détourner de l’apprentissage d’une nouvelle langue, se convaincre qu’ils ne sont pas « doués », et laisser cela à d’autres. C’est à l’immense majorité du monde qu’ils se ferment alors sans s’en rendre compte, se repliant malgré eux sur une vie strictement délimitée localement ou nationalement. Ces décisions qui s’imposent aux enfants persistent avec le temps, d’autant que l’on se convainc aussi qu’on ne peut vraiment apprendre de nouvelles langues que pendant l’enfance ou la jeunesse - et qu’à partir d’un certain âge on ne peut plus. Une part immense de la population se retrouve ainsi piégée, d’un point de vue tant intellectuel que géographique, limitée dans ses rapports avec autrui et dans le développement de soi.

Comme l’exprime remarquablement l’auteur par ailleurs :

L’apprentissage d’une langue pourrait facilement devenir une des études les plus captivantes, les plus profondes, les plus engageantes, les plus importantes de la créativité humaine liée aux Moi d’individus qui peuvent être eux-mêmes, tout en acquérant les moyens d’être avec autrui.

La véritable ouverture d’esprit inclut l’esprit d’autrui

A la suite de ses questions, Caleb Gattegno formule quelques amers constats :

Si quelqu’un suggère une approche totalement différente à l’enseignement des langues, et en particulier si cette approche prétend être plus efficace et peut-être demander moins d’effort, les enseignants s’y opposent, sont pleins de résistances et ne le croient pas.

Nous sommes insensibles à la possibilité de notre perte si une telle approche si efficace existait.

Sur ce tout dernier point (cette dernière phrase), m’est avis que Caleb Gattegno se trompe ! Certes, nous ne nous rendons pas compte du manque à gagner, nous ne le soupçonnons même pas. Mais il me semble au contraire que l’immense majorité des enseignants et des personnes maîtrisant une langue (ou toute autre « matière ») voient tout à fait ce qu’ils risqueraient de perdre : leur avance sur les autres, sur tous ceux qui se cassent les dents sur les méthodes traditionnelles ! Exactement comme dans le cas de ma prof de Droit constitutionnel… Quand il a fallut à certaines personnes des années et des années pour maîtriser un sujet, et bien souvent tout autant de souffrances, de privations et de frustration, on peut comprendre que voir des petits jeunes inexpérimentés parvenir au même niveau beaucoup plus vite et plus facilement les fasse enrager… Parce qu’ils se sont heurtés à des difficultés, parce qu’ils s’y sont eux-mêmes cassés les dents, ils tolèrent d’autant moins que de nouvelles voies beaucoup plus rapides et beaucoup plus confortables soient ouvertes sous leurs yeux. Cela anéantie le bénéfice qu’ils ont si durement acquis. Ils veulent conserver jalousement cette supériorité, et qu’elle ne soit accordées qu’à ceux qui la « mériteraient » à leur tour, en empruntant le même chemin…

On peut les comprendre, leur réaction est humaine, hélas, trop humaine. Mais on a tout autant de raisons de leur en vouloir de faire à ce point obstruction. Au final, c’est toute la société qui en pâtit. Pourquoi les enfants des profs réussissent mieux dans le système scolaire que les autres enfants ? Ce seul point suffirait à faire douter du système éducatif dans son ensemble et des intentions de ceux qui en tiennent les rênes.

Alors… A la question posée en guise de titre de cet article, voilà la réponse (provisoire) que je veux proposer : avoir « l’esprit ouvert » ne consiste pas à accepter n’importe quelle idée, n’importe quelle méthode ou n’importe quel comportement. Avoir l’esprit ouvert consisterait davantage à accepter voire encourager des voies différentes de la sienne, permettant à ceux qui les empruntent d’avancer plus vite que soi, voire de se sentir mieux ou même d’être plus heureux, et plus encore : d’atteindre un point qui ferait apparaître nos positions ou bénéfices si durement acquis comme insignifiants… Accepter, reconnaître - et même revendiquer - des critères selon lesquels l’esprit d’autrui dépasse le sien. Voilà ce que serait une véritable et authentique ouverture d’esprit…

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