Petits ou grands ?

Anna Stépanoff
Le Petit Buisson
Published in
4 min readNov 10, 2016

Depuis maintenant une bonne dizaine d’années, le monde universitaire est pressé par les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, de se restructurer pour former de nouveaux mastodontes administratifs. Ne va-t-il pas à contre-courant de l’histoire ? Car dans le monde des entreprises la tendance est bien inverse. Le XXIe siècle est même parfois proclamé le siècle des « petits géants », à la différence du XXe qui a mis au point les méthodes d’industrialisation, de standardisation et les grands groupes. L’agilité tant recherchée aujourd’hui pour se réinventer tous les jours, n’est-elle pas l’apanage des petites structures ?

Depuis 2006, on assiste en France à un regroupement progressif des universités. Depuis le rapport des Etats Généraux de 2004, l’objectif est clair : inciter les établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche à se rapprocher afin de former des ensembles plus significatifs “permettant une lisibilité et une qualité de recherche au meilleur standard international”. En clair, la parution du classement de Shanghai l’année précédente, en 2003, avait permis de se mesurer à d’autres acteurs au niveau international. Les établissements français ne se sont pas retrouvés dans le peloton de tête, il fallait agir.

Comme le classement de Shanghai se base largement sur des critères quantitatifs — le nombre de publications, le nombre de prix Nobel, le nombre de médailles Fields par établissement — plus on additionne des structures ensemble, plus important sera le total de publications ou de médailles pour l’entité globale… Une belle astuce qui nous a amené à imaginer des PRES (pôles de recherche et de l’enseignement supérieur) devenus Comues — censés regrouper plusieurs établissements et donc faire le poids sur la scène internationale. L’incitation au regroupement se poursuit et beaucoup d’universitaires sont accaparés par la construction de ces nouvelles structures administratives.

En même temps, dans le monde des entreprises, la petite taille revient au goût du jour, grâce à la diffusion du numérique, à travers la startup ou le travailleur indépendant. Les petites et moyennes entreprises procurent la moitié des emplois dans le monde aujourd’hui et leur part augmente. Les avis convergent pour dire que le XXIe siècle sera celui des « petits géants » (Forbes 5 million ?), à la différence du siècle précédent dominé par les grands (Forbes 400, CAC40). Certains se demandent si ce n’est pas la fin des grandes entreprises ?

Quatre grands phénomènes tendent à donner l’avantage aux petites structures :
1. La recherche permanente de la scalabilité
2. La demande de produits et services de plus en plus personnalisés
3. La quête d’épanouissement dans le travail par les nouvelles générations
4. La généralisation de l’entrepreneuriat

Chacun mériterait un chapitre. Je ne ferai que les évoquer ici, réservant le détail pour des articles futurs.

1. LA RECHERCHE PERMANENTE DE LA SCALABILITE
Tous les jours on entend parler des success stories de telle ou telle startup. Les fameuses « licornes », entreprises de nouvelles technologies valorisées à plus d’un milliard de dollars, emploient de moins en moins de personnes : ~7000 pour Uber, ~1000 pour Blablacar, mais <500 pour Snapchat… La nature même de la scalabilité tant recherchée par les startups veut qu’une toute petite structure puisse créer de plus en plus de valeur avec de moins en moins d’effectifs.

2. LA DEMANDE DE PRODUITS ET SERVICES DE PLUS EN PLUS PERSONNALISES
Les grandes entreprises permettaient de satisfaire les besoins des masses à l’âge de la standardisation et de l’industrialisation, où le même produit pouvait être fabriqué à l’infini et toujours trouver son client. Nous sommes entrés aujourd’hui dans l’ère de la personnalisation et des niches, où une multitude des petites entreprises, coordonnées et organisées par une plateforme ou autre agrégateur intelligent numérique, va répondre à des besoins multiples.

3. LA QUETE D’EPANOUISSEMENT DANS LE TRAVAIL POUR LES NOUVELLES GENERATIONS
L’emploi dans les grandes structures attire de moins en moins. Travailler dans une startup est devenu aujourd’hui très tendance. De plus en plus de jeunes se détournent des débouchés classiques dans les grands groupes pour rejoindre « une petite équipe » dans un projet ambitieux. Plus que tout, cette « génération Y », recherche le sens dans leur travail. Dans une petite structure où chaque employé peut être associé aux grandes décisions, le sens est plus tangible et évident que dans une grande structure. La petite structure est de plus en plus attractive comme lieu de travail et d’épanouissement pour les futurs collaborateurs.

4. L’ENTREPRENEURIAT
Il est devenu extrêmement facile depuis quelques années de créer une entreprise. Tout d’abord, les barrières administratives ont été significativement allégées : on peut créer une entreprise avec 1€ de capital, l’autoentreprise se crée en ligne en quelques clics. L’outil numérique permet par ailleurs de créer son outil de travail à très peu de frais, à condition bien sûr de savoir coder. Enfin, le changement structurel du marché de l’emploi fait que l’emploi salarié se rétrécit. Il devient de plus en plus facile de créer son emploi en entreprenant que de trouver un emploi salarié. Toutes ces tendances vont dans le sens de la généralisation de la démarche entrepreneuriale et donc de la multiplication des petites entreprises aux dépens des grandes.

Et l’université, comment peut-elle mobiliser l’effet de scalabilité de l’outil numérique ? Comment va-t-elle personnaliser la formation dispensée, répondre à la quête d’épanouissement et donc d’une certaine convivialité des nouvelles générations d’étudiants et d’enseignants ? Comment va-t-elle s’inscrire dans la nouvelle ère de l’entrepreneuriat généralisé ? Voilà les vraies questions. Et la réponse n’est probablement pas dans le regroupement.

Peu nous importe le classement de Shanghai : ce n’est pas lui qui guide les choix des étudiants ni lui qui garantit leur réussite personnelle. Il est vraiment dommage aujourd’hui de perdre temps et énergie à rebattre les cartes administratives en créant de nouvelles structures, alors que l’enjeu est plutôt de devenir plus agile… et peut-être plus petit !

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