Entretien avec Denise Otis

Discussion entre Denise Otis, cheffe de bureau et conseillère juridique au Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) à Montréal, et Mikaël Morin.

Source : Laetitia Arnaud-Sicari

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous impliquer dans le milieu de l’immigration?

Denise Otis : Tout simplement parce qu’être en présence de personnes venant de d’autres pays, de d’autres réalités, m’a toujours passionnée. En fait, tout ce qui est relié à l’interculturel m’a toujours menée, et me mène toujours d’ailleurs.

Qu’est-ce qui vous a amené à travailler au HCR?

Denise Otis : D’abord, je n’ai pas commencé à travailler au HCR. Après avoir obtenu mon baccalauréat en droit et mon permis de pratique, j’ai décidé d’œuvrer en immigration. Pendant 15 ans, j’ai représenté des demandeurs d’asile. Le HCR est venu un peu plus tard dans mon parcours. Je sais que pour certains ça peut paraître curieux, mais je suis une Trekkie (une admiratrice de Star Trek!). Je trouvais que la fédération des États interplanétaires était fantastique. Or, ce qui ressemble le plus à ça, dans la réalité, c’est l’Organisation des Nations Unies (ONU), en particulier le Haut-Commissariat qui est voué à la protection des réfugiés. Considérant mon expérience professionnelle, ça allait de soi que je pouvais m’intégrer dans cette organisation qui est strictement vouée à la protection des réfugiés.

Pourriez-vous nous détailler votre rôle dans cette organisation? À quoi ressemble le travail que vous effectuez?

Denise Otis: Lorsque je travaillais en immigration, mon travail consistait à représenter des personnes et à les accompagner dans les dédales de l’immigration, surtout en situation de demande de protection. Maintenant, au niveau du HCR, mon travail d’intervention s’effectue au niveau systémique. Autrement dit, en contexte canadien, comment, à travers ses lois et ses pratiques, le Canada peut-il se rapprocher le plus possible des principes fondamentaux en matière de protection internationale? Il faut se souvenir que le HCR existe en soutien aux États pour qu’ils puissent parvenir à respecter les principes fondamentaux, notamment le principe de non-refoulement (c’est-à-dire l’interdiction de retourner des demandeurs d’asile dans un pays qui les persécute).

Comment qualifieriez-vous votre impact sur le système d’immigration canadien ou votre impact au niveau international?

Denise Otis: C’est une question qu’on se pose régulièrement pour voir en quoi nous sommes encore pertinents dans nos pratiques. Travailler au niveau systémique implique de regarder quelles sont les bonnes pratiques à promouvoir et quelles sont les pratiques qui ne sont peut-être pas aussi proches des engagements internationaux qu’on pourrait le croire. Prenons, par exemple, la position du HCR sur la détention de demandeurs d’asile au niveau international. La position du HCR est claire: ce n’est pas parce qu’une personne n’est pas identifiée officiellement qu’on doit automatiquement la détenir. Donc, on va chercher des alternatives à la détention avec l’aide de d’autres organisations.

Si vous me demandez: « sommes-nous efficaces? », je vous répondrais que oui. Nous sommes efficaces dans la mesure où l’on peut observer ce qui se passe, remarquer des manquements et suggérer, par le biais de recommandations, quelles mesures les États devraient entreprendre. À cet effet, je pense que dans plusieurs situations, nous sommes efficaces et le corollaire de cette efficacité, ce sont des recommandations qui se tiennent et qui peuvent aussi être appliquées concrètement.

Aussi, ce que le HCR peut faire, c’est d’établir des ponts entre différentes organisations, de mettre des silos ensemble. À propos de la détention, par exemple, le HCR a mis sur pied un comité ad hoc pour aider les enfants qui ne sont pas nécessairement détenus au sens stricto juridique, mais qui accompagnent leurs parents en centre de détention ou qui sont séparés de ceux-ci. Un comité comme celui-ci permet de mieux coordonner nos efforts en collaborant avec d’autres groupes.

Avec la crise climatique, il va y avoir une accentuation des crises migratoires. Est-ce que nos instances gouvernementales sont prêtes à réagir aux mouvements migratoires qui s’en viennent et comment, individuellement, peut-on contribuer à être mieux préparé à ce qui s’en vient au niveau global?

Denise Otis: Vous présentez une préoccupation qui en est aussi une pour le HCR. Qui dit migration, dit également « facteurs de déplacements forcés ». L’agence a débuté le travail sur ces questions-là dans les années 2008, et peut-être même avant. Vous savez, il y a eu des rapports de l’ONU sur la question climatique depuis plusieurs décennies, donc la réflexion ne date pas d’hier. L’urgence climatique est une situation tellement fondamentale qu’il faut participer à cette discussion-là. Clairement, les changements climatiques ont un impact sur les déplacements forcés.

Le niveau de consommation dont nous profitons aujourd’hui s’est fait au détriment de plusieurs autres continents et pays. Souvent, ce sont ces derniers qui reçoivent le plus de personnes déplacées. L’Afrique, par exemple, reçoit beaucoup de demandeurs d’asile depuis des années. Le Bangladesh, pour sa part, a accueilli des millions de réfugiés Rohingyas du Myanmar. Sinon, on pourrait aussi penser au Liban où il y a quatre réfugiés pour un habitant. C’est immense.

Quand on parle d’instances gouvernementales, il est aussi important qu’il y ait un suivi avec les engagements du Pacte mondial sur les réfugiés de 2018. Indéniablement, les pays qui reçoivent le plus de demandeurs d’asile ne sont pas ceux qui font partie du G8, conséquemment ils n’ont souvent pas les infrastructures nécessaires pour recevoir de grands flux de demandeurs d’asile.

Source : Laetitia Arnaud-Sicari

Souvent quand on parle de ces grandes migrations on regarde cette situation sous l’angle global. Sous cet angle, les chiffres sont vraiment impressionnants: par exemple, on estime qu’il y aura 250 millions de réfugiés climatiques d’ici 2050. Peut-on faire quelque chose au niveau individuel pour éviter cette crise des migrations?

Denise Otis : C’est certain que des fois, on ne sait pas comment se placer par rapport à ces grands chiffres. D’abord, il y a des actions personnelles au niveau du développement durable que nous pouvons tous faire pour éviter le pire. Le HCR a aussi dû faire cette réflexion-là par rapport aux camps de réfugiés. Il y a près de deux ans, je suis allée dans des camps de réfugiés, et, vous savez, ces camps produisaient beaucoup de déchets. Heureusement, des stratégies ont été mises en place et de nouveaux protocoles ont été appliqués et, au moment où on se parle, la situation est bien différente d’il y a deux ans. L’empreinte écologique des camps est moindre. Donc, oui, il y a une prise de conscience à ce niveau.

Cette prise de conscience, elle passe par l’information. De mon côté, ma réflexion a commencé lorsque je me suis impliquée avec Amnistie Internationale. Ça m’a permis de m’ouvrir les yeux sur certaines réalités et injustices vécues ici comme ailleurs. Je pense qu’il y a beaucoup de types d’organisation dans les écoles qui permettent de mettre sa petite brique à l’édifice et de contribuer. Je pense que c’est ça qui est important.

Dans cette perspective, on essaie au HCR de favoriser la présence ou la venue d’étudiants étrangers qui vivent dans des camps de réfugiés. Ces gens-là sont des « échecs » au niveau de la scène internationale parce qu’ils ont vécu dans des camps qu’on a permis de faire vivre pendant au moins 20 ans. Essentiellement, un camp de réfugiés doit être temporaire et répondre à une situation d’urgence: quand on célèbre les 20 ans d’un camp, c’est un constat d’échec de la communauté internationale. Ça crée des générations de jeunes en perdition: 43% des personnes déplacées de force sont des enfants.

Alors, au HCR, on a soutenu l’organisme Entraide universitaire mondiale du Canada, qui est allé dans les cégeps pour soutenir ces nouveaux étudiants venant de camps de réfugiés. Des comités ont été créés pour se transformer en un véritable « village » pour aider la personne accueillie à mieux s’intégrer dans sa communauté. Quand je parle d’un « village », je parle non seulement d’étudiants, mais je parle du corps professionnel, des syndicats, des professeurs, etc. Ce « village » encadre et soutient la personne. Tu me diras: « oui, mais c’est une seule personne que l’on aide ». À ça je répondrai qu’on commence par des petits gestes. Ces petits gestes finissent par se multiplier et un jour on voit que beaucoup plus de cégeps s’impliquent.

Est-ce que tout le monde va venir ici ? Non. Vous savez, on a souvent cette crainte de « l’envahissement ». Cependant, même si les chiffres nous font peur, il faut les regarder. Ces chiffres nous disent que ce n’est pas au Canada que les demandeurs d’asile viennent en premier lieu. À vrai dire, le Canada est l’un des pays où c’est le plus difficile d’obtenir un visa. Le Canada n’est pas « envahi ». C’est vraiment ailleurs que ça se passe. Et de là l’importance de prendre conscience que les États qui sont les moins touchés doivent, eux aussi, contribuer de différentes manières.

Dans le discours médiatique, quand on aborde les enjeux d’immigration, on utilise de plus en plus les expressions telles que « immigration de masse » ou encore « on se fait envahir/remplacer ». Comment fait-on pour réhumaniser, dans l’environnement médiatique, les individus qui se trouvent dans le processus migratoire? De quelle manière peut-on aborder cet enjeu de manière plus sensible?

Denise Otis : Je pense qu’il faut leur donner une voix. Quand je dis « leur donner une voix », je parle des personnes qui vivent cette situation dans leur chair, dans leur vie. Je pense que la communication est devenue un outil de protection. Si on veut que les États conservent l’espace humanitaire dont on a besoin, il faut pouvoir démystifier qui sont ces gens qui viennent. Non, ce ne sont pas tous des trafiquants de drogue. Il peut y en avoir, mais ce n’est pas l’essence même de ce qu’on voit dans les populations qui se déplacent et qui viennent demander la protection. Plus les gens sauront, plus le discours sera sensible.

Lorsque les gens ne sont pas informés, ils ont peur et ils deviennent biaisés. C’est tout à fait normal, ça peut arriver à n’importe qui. Cependant, quand on rencontre des gens et quand on les écoute, on finit par comprendre d’où ils viennent et pourquoi ils sont venus ici. Alors, on découvre un autre visage et la peur recule. Les gens qui arrivent ici contribuent aussi à leur société d’accueil. Si on regarde ce qui s’est passé lors des élections municipales québécoises en 2021, on commence à voir des jeunes ayant des parents réfugiés s’impliquer en politique et amener du changement. C’est important aussi de souligner la contribution de ceux qui ont décidé de rester.

D’ailleurs, le HCR a fait beaucoup de travail dans les communications en partageant des faits par rapport à la contribution des réfugiés qui sont ici. Vous savez beaucoup de gens ne se doutent pas qu’un jour ils peuvent devenir des réfugiés. Il y en a beaucoup qui tombent en bas de leur chaise quand ils se retrouvent dans ces situations-là. Je pense que, si l’on regarde ça de cette façon, avec un regard humain et compatissant, et que l’on montre ces visages-là, on est déjà gagnant à mon avis.

Êtes-vous optimiste par rapport au futur des migrations en général? Croyez-vous que le processus va se simplifier?

Source : Laetitia Arnaud-Sicari

Denise Otis : Être optimiste à l’ère de l’anxiété, c’est quelque chose! Mais vous savez, je ne pense pas qu’on ait le droit de ne pas être optimiste. On rencontre des gens qui ont été dans l’obligation de quitter des situations, parfois, très dramatiques et qui, malgré tout, se sont relevés. Comme nous sommes au service de ces personnes, je pense qu’il faut, nous aussi, trouver cette force qui nous permet de nous relever. Il faut avoir la force de surmonter nos questionnements et nos doutes, sans les craindre.

Certainement, il faut rester optimiste. Mais, plus globalement, de la même façon dont on doit prendre conscience de notre rôle dans les changements climatiques, il faut un jour qu’on prenne conscience qu’il y a des conflits qui peuvent être évités. Essentiellement, il faut travailler sur les causes de ces conflits et de ces migrations avec plus de vigueur. Ça demande un changement non seulement de mentalité, mais un changement assez drastique dans notre façon de voir les choses, notamment au niveau économique.

*L’entrevue originale a été raccourcie par souci de clarté.*

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