Les Inrocks — Les 100 meilleurs albums français: critique

André Jean-Pierre
Les Aèdes
Published in
5 min readSep 4, 2017

Inanité que de vouloir dresser toute liste des cent meilleurs albums ceci ou des 10 meilleurs films cela, on s’y prête néanmoins, non pas pour bâtir un panthéon à ces artistes mais pour tenter de retracer un paysage artistique, ses multiples visages et évolutions. Ainsi quand les Inrocks se mettent en tête de nous donner leurs «100 meilleurs albums français* (*et leurs voisins belges)», on ne croira pas à la prétention de faire autorité, de pouvoir dire qui est in qui est out, qui est ci qui est là, mais à la volonté de tracer les parcours de la scène musicale française de l’après-guerre. (Et pareil pour Pitchfork et leur classement des 200 meilleurs albums des années 1960, par ailleurs très intéressant)

C’est un classement des Inrocks et de 2017, il en aurait été tout autre ailleurs ou à toute autre période, c’est à garder en tête. Il semble avoir été réalisé avec la contrainte de n’y glisser qu’un album par artiste, à l’exception faite de Gainsbourg et Bashung. Parce que. Cela déjà brouille un peu les genres, on se retrouve aussi avec ce qui pourrait être les 100 plus grands musiciens français* (*et leur voisins belges) selon les Inrocks. Certains albums y sont parce que les musiciens devaient y être, comme Marche à l’ombre de Renaud, dont le petit texte l’accompagnant commence ainsi: «Bien sûr on aurait pu choisir l’album Mistral gagnant.» Un parti pris restrictif donc, mais qui se respecte.

Éclectisme

De ce classement on peut faire trois grandes critiques. «On», c’est à dire quelqu’un qui ne connaissait pas la moitié des artistes le squattant, ou presque. Une autre époque, des groupes comme Ludwig Von 88, L’Affaire Louis’ Trio, Kas Product ou Diabologum. Un classement fort hétéroclite, où un demi-siècle de scène underground frustrée côtoient quelques grands noms de la chanson, de la variété et du yéyé, Françoise Hardy, Léo Ferré, Brigitte Fontaine, Boris Vian, Barbara, Brel… les classiques, parmi lesquels ne se glisse pas Brassens mais Bobby Lapointe oui. De la «nouvelle nouvelle scène musicale française» s’invitent La Femme, évidemment, avec Psycho Tropical Berlin, et Lescop, plus surprenemment, avec Lescop (deux premiers albums). Il y aussi Camille, Bertrand Belin, Arnaud Fleurent-Didier, de la génération juste avant. Hip-hop, punk, musique expérimentale, post-rock, French Touch, new new wave, tout y est. Rien à dire sur les critères musicaux, et de toute façon il n’y aurait rien à dire, c’est l’engagement artistique pris et maintenu par les Inrocks depuis 30 ans.

Là où ça me marche pas, c’est avec les Belges, les Français, et les Anglais.

Les Belges

Revenons rapidement sur cette jolie astérisque en couverture, «*et leurs voisins belges». Vous ne le voyez pas? Si si pourtant, tout en bas à gauche, en tout petit! Voilà.

Nos voisins Belges, qui ont ainsi la joie de voir figurer deux ressortissants dans cette liste, en tout et pour tout. Mais qui donc? Jacques Brel et Stromae. Comme lorsque tout ce que l’on retiendrait à l’étranger de la musique française seraient Edith Piaf et Daft Punk.

On n’en connaît pas plus de la musique belge que l’on imagine en connaisse les Inrocks, mais on peut supposer que les Belges ont, depuis 1945, vu naître plus que deux musiciens méritant notre attention. Et ce n’est pas parce qu’ils ne se sont pas exportés en France qu’ils ne valent rien. De cette mention «*et leur voisins belges» il aurait donc fallu se passer, et zou s’en serait allé Stromaé, mais l’on aurait pu garder Brel, dont l’ultime album Les Marquises a tout de même été réalisé en France, ce qui nous mène à notre second point:

Les Français

Qu’est-ce un «album français»? C’est un album qui s’inscrit dans la mouvance de la scène musicale française. Cela ne dépend pas de ce qui est écrit sur le passeport du musicien, mais plutôt de l’identité artistique de l’album: dans quel ferment créatif, au sein de quel écosystème culturel a-t-il vu jour? Selon cette définition, fort contestable, Les Marquises est un album français, The Golden Age de Woodkid, ici primé, non. Ce n’est pas tant qu’il s’agisse d’un album réalisé à l’étranger, chanté dans une langue étrangère, par un artiste travaillant à l’étranger; mais plutôt qu’il soit coupé de la musique française, ses références et ses influences. Si The Golden Age est un album français alors tous les albums de Jane Birkin sont des albums anglais, ceux de Dalida égyptiens et de Dick Annergan, ici primé, hollandais. Un album ne se fait pas dans le vide, dans l’abstrait,

Il paraît de toute façon absurde de vouloir donner une nationalité à une oeuvre d’art, et l’on ne voudrait pas tomber dans le politique, mais si l’on y attelait il fallait s’y appliquer. Ainsi, un album ne se fait pas dans le vide, dans l’abstrait, il est en relation, échange, avec son environnement, et nous en venons ainsi à nos troisièmes larron·e·s:

Les Anglais

Les Anglais, enfin les Anglo-saxons, sont presque autant présents dans ce numéro que les musiciens français. Ils semblent être le sujet d’une trouble obsession de la part de plusieurs des journalistes rédacteurs·trices des entrées de ce classement.

À propos de Livin in the Fast Lane de Little Bob Story, Serge Kaganski écrit: «Bob et son gang persistent, signent, et montent les enjeux : oui, des Frenchies sont capables d’envoyer du rhythm’n’blues furibard tous crocs dehors qui en remontre aux Angliches.» Tout y est, la référence anglo-saxonne, le besoin de prouver quelque chose, prouver qu’on peut faire aussi bien que les Anglais, alors qu’on s’en contrefiche.

D’autres passages prennent un ton défaitiste. Chez JD Beauvallet dans sa recension de Try Out par Kas Product: «En ces temps reculés -le début des années 1980-, il n’y avait pas beaucoup de disques français [de musique électronique] qu’on pouvait exhiber à nos correspondants anglais, voire allemands…» Serge Kaganski, encore lui, n’est pas plus enthousiaste, dans son texte au sujet de Too Much Class for the Neighbourhood des Dogs, sorti en 1982: «Le rock français de l’époque était encore trop souvent une pâle et balourde resucée des modèles anglo-saxons.»

Si de nombreux articles s’intéressent à l’album pour ses propres mérites, ils paraissent tout autant nombreux à ne pouvoir s’empêcher de comparer, de jauger, de faire de tel·le musicien·ne français·e plutôt méconnu·e l’équivalent de tel·le autre musicien·ne anglo-saxon·ne de renommée. Comme si le talent du premier était attesté par la référence au second. Totsaky de Noir Désir devient «notre Smells like Teen Spirit à nous la France», Dick Annergarn «notre Jonathan Richman à nous», Jacques Dutronc «un équivalent Frenchy enfin crédible des British Kinks ou Small Faces,» quand Michel Polnareff «démontre sur son premier labum son talent de correspondant des Kinks et des Byrds.» Il y en a d’autres, on ne les pas tous repêchés.

Cette nécessité de situer l’artiste français·e vis-à-vis d’un·e artiste anglo-saxon·ne à la patte musicale supposément similaire est tout de même édifiante. La référence parfois apporte à l’article, elle offre au lecteur un raccourci facile pour se faire une idée de l’album en question -qu’il ne connaissait peut-être pas-, mais donne aussi l’impression que ces albums ne pourrait tenir sur pattes sans le tuteur anglo-saxon auquel ils sont adossés. À vouloir prouver la valeur d’une scène musicale française, elle s’en retrouve dépréciée.

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