InstagrAIMONS nos vies !

VOIR • Paysages à couper le souffle, plats colorés et corps sculptés, Instagram nous fait entrevoir une version tronquée et enjolivée de la réalité. Imane Ait Idir.

Grâce — ou à cause — des nombreux filtres disponibles sur le réseau social ainsi que la myriade d’applications mobiles permettant de retoucher ses photos en un clic, les photos ne transcrivent plus un moment “brut” mais un moment sublimé.

Réalité virtuelle

Les moments de la vie quotidienne sont joués, comme dans un film. Et comme dans un court-métrage, il y a des ellipses : on ne montre pas le héros en train de se brosser les dents mais on se concentre sur le moment où il sauve le monde.

Une personne peut publier une photo datant de plusieurs mois pour faire croire à ses followers qu’elle date de l’instant présent. Par exemple en postant une photo d’elle posant devant la Tour Eiffel alors qu’elle se trouve à son domicile à Nice. Ainsi se crée l’illusion de la réalité car la photo nous ancre dans un espace différent de celui dans lequel on se trouve réellement, et pour autant cette réalité numérique prime sur la “vraie” réalité car aux yeux des followers, c’est à Paris qu’est la personne. De fait, la réalité est en même temps tronquée et scientifique car la photo précise le lieu et l’heure à laquelle on se trouvait. Cette volonté de faire miroiter une image sublimée de la réalité pourrait être expliquée par une analogie avec l’idée d’Hannah Arendt selon laquelle dans l’Antiquité, les Grecs auraient instauré l’esclavage car ils voulaient chasser le travail de leur existence. L’Homme d’aujourd’hui poste des photos sur Instagram pour chasser la banalité de son existence.

Une quête de reconnaissance

Le problème est que la frontière entre réalité et illusion est poreuse, ce qui explique le nombre croissant de jeunes femmes qui ont recours à une chirurgie esthétique pour précisément ressembler à un filtre Instagram flatteur. À force de ne voir qu’un florilège de la vie des autres, peu à peu on se laisse convaincre que notre vie entière correspond aux images postées.

Dans la même optique, les likes et l’engagement général autour du contenu que l’on poste deviennent le critère d’évaluation de nos vies. Dans un monde qui consacre l’individualisme et la perte de valeurs, il nous est complexe d’évaluer nos vies ; le plébiscite virtuel de notre groupe de pairs est alors une bonne indication.

Je suis heureux si tu l’es moins que moi

À l’heure d’Instagram, ce qui compte n’est pas le bonheur, mais la démonstration du bonheur. L’objectif est de montrer à une audience la plus grande possible que sa propre vie est la plus trépidante. Une guerre virtuelle se joue et chacun surenchérit à coup de posts pour prouver qu’il est le plus heureux. Par conséquent, il peut y avoir selon le psychologue Sébastien Dupont “une impression de grossissement de l’effet de solitude face à la mise en scène de la sociabilité des autres”, surtout chez les jeunes. Or, la solitude est subjective et relative : notre richesse émotionnelle ne sera pas perçue si l’on est entouré de personnes apparaissant comme toujours entourées et sociables. Face à elles, on procède à une dévalorisation de son capital social bien qu’il soit satisfaisant. À force d’être le spectateur de la vie des autres, notre vie parait monotone. Ce sentiment est d’autant plus accentué que l’on est dans une situation de passivité lorsque l’on est connecté sur le réseau social.

Le démon social de la comparaison surgit alors. Nous sommes incapables de connaitre le bonheur en ceci que notre problème n’est pas d’être heureux mais de l’être plus que l’Autre et en s’efforçant à cela nous nous condamnons au malheur. En zieutant les photos de vacances de son “ami” en Thaïlande en plein mois de Décembre ne nous fera pas prendre conscience de la chance que l’on a d’avoir un travail dans lequel on est épanoui par exemple. Pour gagner cette guerre psychologique du qui est le plus heureux, nous sommes prêts à communiquer une multitude d’informations à notre sujet, voire même à avoir un compte “public” que n’importe quel inconnu pourra parcourir.

N’est-ce pas la preuve que nous avons conscience qu’il ne s’agit pas de notre vraie vie mais d’une infime partie d’elle ? Serions-nous capable d’autant nous mettre à nu s’il s’agissait de notre vraie vie ? Nous essayons de construire notre bonheur comme une marque de réussite que l’on adresse à l’autre. Des mécanismes d’envie et de jalousie font alors que le bonheur est un jeu de dupes. Lorsque l’Autre est heureux et qu’il se constitue face à moi comme témoin d’un bonheur possible, je suis ramené à moi-mêmes sur le mode de la déception et la tristesse, confronté à mes problèmes personnels. Je souhaite être à sa place tout en ressentant la tristesse de ne pas pouvoir quitter la mienne.

Fort heureusement, une bonne partie d’entre nous a conscience de ce jeu social qui est une version moderne des mondanités. À nous d’inverser la tendance, en montrant nos moments les plus banals, qui font aussi la beauté de nos existences.

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