L’économie de l’attention et ses discontinuités

Estelle KEMBOLA
5 min readMay 27, 2019

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ANALYSE * A l’heure où il est courant d’entendre la fameuse expression « data is the new oil », une autre ressource est disputée par les marketeurs tant sa plus-value économique est importante : notre attention.

Visuel par Jorge Gonçalves

Résidus d’attention et incapacité à s’investir dans le moment présent

Par nature, l’être humain est multitâche et cette capacité est requise dans beaucoup d’environnements de travail. Malgré tout, Sophie Leroy, professeure à la Washington Bothell School of Business en science d’organisation explique qu’être multitâche ruinerait en fait notre productivité en raison de « résidus d’attention ». Expliquons : le fait de penser à une tâche à effectuer avant même d’avoir fini la tâche en cours nous empêche d’être totalement présent dans le moment et de dédier notre attention à la tâche en cours. En partant de cette explication, n’est-il pas intéressant de nous demander quelle est la mesure de nos résidus d’attention lorsque nous sommes exposés à 1200 publicités par jour ?

Il est déjà facile d’identifier que l’excès d’exposition aux campagnes publicitaires réduit considérablement notre capacité à être en prise avec le réel et le présent. Cependant, l’économie de l’attention ne se résume pas qu’à des panneaux publicitaires ou des emails push sur notre smartphone. On peut inclure tout ce qui affecte la manière dont nous recevons visuellement l’information et du contenu, ce qui aujourd’hui se fait souvent à travers un écran.

Société de consommation infligée au corps du consommateur

Hans Belting, anthropologue et historien allemand, expliquait que « nous vivons avec des images et nous comprenons le monde en images ». Etant inondés au quotidien de visuels très attirants aux fins commerciales, l’économie de l’attention joue un rôle sur la manière dont nous nous inscrivons dans la société.

Notre société actuelle peut facilement être qualifiée de société de consommation. Selon Jean Beaudrillard, philosophe français et théoricien de la société contemporaine, nos sociétés actuelles se définissent par le fait que la « consommation [ait pris] la place de la morale, le corps devient un objet, un capital soumis à un impératif de faire-valoir ». L’approche anthropologique est, effectivement, de voir le corps comme le lieu des images et le consommateur n’apparaît pas en tant que maître de ces images. Une implication forte émerge alors : nous sommes le produit de ce que nous voyons mais dans une société où les sollicitations commerciales ne font qu’augmenter, il apparaît bien vite que nous ne sommes pas maîtres du contenu qui nous est exposé. Ainsi, nous agirions selon des paramètres que nous n’avons pas choisis. Jean Beaudrillard s’exprimait en 1960. Aujourd’hui, il serait intéressant d’ajouter la nuance que ce que nous consommons dans le cadre d’une société de consommation n’est pas nécessairement un produit payant. Nombre d’entreprises proposent actuellement des services gratuits afin de capter notre attention.

L’un des dangers du numérique en ce qui concerne les contenus que nous sommes amenés à voir est donc sa capacité à nous faire agir de manière consumériste avec un ressenti d’obligation pour obtenir une satisfaction personnelle bien que réellement peu nécessaire. Hans Belting et Jean Baudrillard nous font donc comprendre que l’espace social est régenté par notre rapport à l’image qui influence nos raisonnements et agissements puisque nous sommes la principale « marmite d’images ».

Une économie de l’émotion

Au milieu de tant de sollicitations de notre attention, chaque marque essaie de trouver le moyen de se différencier et de rester dans la mémoire des prospects. Or, « plus l’émotion générée est forte, plus la mémorisation du message est élevée » selon les entrepreneurs Jean-Baptiste Chiquiar et Jean-François Sacco. Le visuel des publicités générées dans le cadre de cette économie de l’attention représente un vivier d’images émotives cherchant à éviter au maximum à faire appel à notre raison.

Nous sommes dans un bouleversement culturel. La culture de l’écrit est marquée par une forte participation de notre raison et la mémorisation s’effectue dans le temps. Cette culture nous donne l’impression de contrôler notre environnement car elle nous mène à produire une analyse du contenu qui a été consommé. Mais face à cela, « une explication en vidéo est souvent perçue comme plus efficace qu’un texte traditionnel, et bien plus attractive pour capter l’attention volage d’internautes sur-sollicités » comme l’explique Jean-Dominique Séval, directeur général adjoint de l’IDATE Digiworld. La culture de l’image procure une satisfaction affective immédiate par nature, qu’il s’agisse d’images statiques ou de vidéo. L’écrit et l’image ne font pas appel aux mêmes parties de notre cerveau. L’écrit réagit dans l’hémisphère gauche et nous aide à produire une pensée analytique, logique, objective et linéaire. Les stimulations visuelles, au contraire, éveillent l’hémisphère droit de notre cerveau et débouchent sur une pensée synthétique, diffuse, intuitive et subjective.

Illustrons cela avec le secteur de la presse. Nombre de médias papiers sont confrontés à un défi de transformation et la première étape pour la plupart a été de passer à un format digital, d’aucuns parleront de « la mort de la presse écrite ». Par ailleurs, ces médias font face à une nouvelle concurrence journalistique des médias tels que BRUT ou Konbini misant sur des messages simples et des formats vidéo courts. Le but est de ne pas perdre l’attention du consommateur en raison d’une vidéo trop longue mais l’encourager à consommer pleins de vidéos courtes (faussant, par ailleurs, la perception réelle du temps passé sur la plateforme). Être inondé d’informations qui nous viennent, bien souvent, sous un medium visuel nous donne pourtant la sensation d’être mieux informé bien que ce ne soit pas le cas dû à un manque de profondeur imputé à la rapidité à laquelle nous prenons l’information.

Design éthique vs non-éthique

Récemment, une expression qu’on entend souvent est celle du « design éthique ». La manière dont sont agencées les interfaces sur lesquelles nous cherchons de l’information (telles que les GAFAM ou d’autres entreprises également connues du public comme Netflix) expliquent, en fait, beaucoup de nos habitudes numériques. Ces puissantes interfaces ont été conçues pour exploiter nos failles psychologiques afin de nous inciter à passer le plus de temps possible sur ces sites. Prenons l’exemple des vidéos qui s’enchainent automatiquement. Après avoir vu qu’une autre vidéo se lance, bien souvent nous la regardons en nous demandant si réellement le logiciel d’intelligence artificielle a su comprendre nos préférences. A nouveau, plus nous passons du temps sur ces plateformes, plus nous augmentons le gain des entreprises propriétaires de ces domaines.

Saurions-nous faire machine arrière ? Réussir à vivre sans sollicitations exagérées maintenant que nous les avons connues et que nous avons habitué nos systèmes tant mentaux que sociétaux à cette avalanche constante d’informations visuelles ? Justin Rosenstein, co-créateur du bouton j’aime de Facebook, explique que le plus difficile est le moment avant la déconnexion, pas après.

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