La vie cryptée?

PROGRAMME • Par Tristan Billette de Villemeur, Centrale Supélec et Etudiant à Sciences Po.

Les philosophes de la Grèce Antique furent les premiers à offrir une séparation entre la vie publique (la polis) et la vie privée et familiale (l’oikos). Mais la séparation ancestrale entre ces deux champs de la vie humaine est remise en question par le numérique. C’est ainsi qu’Eric Hugues, fondateur du mouvement des cypherpunk, écrit : “La vie privée est désormais le pouvoir de se révéler sélectivement au monde”.

Une brève histoire de la cryptographie

Jusqu’à la Révolution Française, l’expression orale et l’écriture alphabétique sont utilisés comme outils de transmission. L’oral permet la communication sécurisée de données personnelles n’engageant que les partis concernés qui ne pourront en retirer qu’un souvenir. En revanche, la communication écrite laisse une trace écrite, il peut se voir réapproprier par quelqu’un qui n’en est pas le destinataire. La distance a pu justifier l’emploi du support écrit, telles que des lettres, mais engageait une chaîne de confiance envers les porteurs du courrier qui n’avait pour protection que son sceau.

C’est après la Révolution Française que se développent les modes de
communication non verbale n’engageant pas d’intermédiaire humain. Si les
communications visuelles à l’aide de feux ou fumées colorées existaient dans
l’Antiquité, le télégraphe Chappe permet pour la première fois de transmettre des messages alphabétiques. Un bras manoeuvrable placé sur un mât est associé à une lettre de l’alphabet selon sa position. Ce télégraphe marque le début des transmissions à distance d’informations codées.

Le début du XXème siècle a marqué le passage de la mécanique à l’électronique puis à l’informatique. La jonction entre les technologies de communication et l’informatique est à la base de la création du réseau internet. Cette révolution numérique se caractérise par l’augmentation simultanée de la quantité d’informations personnelles virtuellement transmises et de l’opacité de la chaîne de confiance de transmission des informations. Les intermédiaires d’envoi ne sont plus humains mais des protocoles complexes basés sur du hardware émetteur. Il est difficile de savoir si un opérateur, l’application utilisée ou un hacker peuvent accéder à notre vie privée.

La révolution numérique, en transformant notre manière d’appréhender la
communication, a donc mené à trois changements principaux dans la manière
d’échanger des informations : dans les plateformes exploitées, dans le contenu partagé et enfin dans la conception des sphères publiques et privées.

Un nouveau monde constitué de plateformes

Sur le réseau internet sont basés entre autres le World Wide Web, les applications de courriers électroniques et de p2p ou encore les messageries instantanées. Cette jonction a mené à la disparition des supports communicatifs originels au profit d’un médium unique. Par exemple, la radio s’écoute en podcast et les sms s’envoient à travers Facebook Messenger. Ces plateformes utilisent des protocoles de transmission différents. Les niveaux de sécurité varient énormément. Telegram Messenger a été créé par des opposants au régime Russe qui souhaitaient communiquer librement sans risquer d’être espionnés par la FSB (Service Fédéral de sécurité Russe). A l’opposé, certains individus entrent au contraire dans un esprit de partage à travers les technologies peer to peer, souvent pour partager des données à usage privé tels que des films.
L’accès quotidien à ces plateformes est devenu une norme, la technologie
remplaçant l’oral pour la plupart des communications privées.

Et de contenus grand publics

Le mode de partage des informations varie d’une application à une autre. La
définition de la vie privée donnée par Eric Hugues découle des réseaux sociaux qui ont bouleversé la communication. Au lieu de sélectionner la ou les personnes à qui transmettre une information, l’objectif est de sélectionner toute sa base d’amis. C’est l’information rendue publique à notre communauté qui sera sélectionnée et non le destinataire. Ce nouveau mode de communication modifie la nature des partages. Le partage de goûts musicaux sur SoundCloud, d’ambitions professionnelles sur Linkedin ou de vie quotidienne sur Instagram, étaient auparavant considérés comme des éléments de la vie privée que l’on livrait uniquement à des proches ou choisis, tandis qu’elles sont aujourd’hui visible par une communautée dont les critères de sélection ne sont plus les mêmes.

Ce changement induit une modification de la perception de la frontière du privée et du public. Être un membre actif d’un réseau social ou d’un réseau peer to peer revient à en accepter les conséquences. En effet, les GAFAM ne sont pas garants de notre intimité puisque la plupart des plateformes de communication ont accès à nos données, peuvent les exploiter mais ne peuvent pas les transmettre sans l’accord préalable de l’utilisateur.
Si les utilisateurs ont changé la nature et le contenu de leurs transmissions, doivent ils être inquiets de leur perte potentielle de vie privée?

Le Mouvement Cypherpunk

En 1991, Philip Zimmermann crée le logiciel de chiffrement cryptographique PGP (Pretty Good Privacy) et rend son code source public. Ce logiciel garantit
confidentialité du message et authentifie l’envoyeur en utilisant un principe de cryptographie hybride. En défenseur du droit à la vie privée, Zimmermann déclare : “PGP donne aux gens le pouvoir de prendre en main leur intimité”.

En 1992, le mouvement Cypherpunk naît. Son manifeste explique qu’il n’est pas possible de compter sur les gouvernements ou sur les grandes organisations pour garantir la conservation de la vie privée de tous. Par conséquent, notre société ouverte nécessite de prendre soi même en main la sécurisation de nos échanges, face à des gouvernements et entreprises qui ne jouent pas le rôle de garant de notre intimité. Il est du devoir de tout membre de développer et utiliser des moyens d’échanges cryptés.
En effet, les sociétés privées, maximisatrices de revenus par nature, plieront les lois d’anonymisation au détriment de leurs utilisateurs afin d’optimiser et de rentabiliser l’utilisation de leurs données. De même, le gouvernement américain, leader dans le domaine de la cryptographie, ne publie pas ses découvertes.

La détention personnelle de programmes mathématiques puissants est donc le seul moyen pour chacun de choisir leur politique de confidentialité indépendamment des lois et des sociétés privées.

L’avenir nous dira bientôt le destin de ce mouvement civil activiste, d’un nouveau genre.

Tags : Privacy, Données, Cypherpunk, Communication, Internet

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