Rendre habitable la ville intelligente.

HABITER • Étudiant en Innovation et Transformation Numérique, David Zavala est un passionné des nouvelles technologies qui analyse à travers le prisme des sciences sociales les potentialités de la transformation numérique.

La ville intelligente, souvent perçue comme un moyen d’optimisation des flux de la ville ou comme un nouveau modèle d’e-gouvernement, est naturellement un sujet de controverse politique et économique.

Ce projet a suscité de la méfiance dès ses débuts, en raison des risques de surveillance généralisée qu’elle implique, mais aussi par le fait qu’elle permettrait aux capitaux privés d’avoir une mainmise sur l’administration publique. Pourtant, dans cet article je vais m’intéresser à un autre défi, moins médiatisé que les défis politiques et économiques mais pas pour autant moins important pour la réalisation de cette nouvelle « utopie » : le défi anthropologique d’habiter la ville du futur.

L’anthropologie de l’espace a mis en avant le fait qu’« habiter » ne consiste pas simplement à occuper un espace limité à un temps donné, mais de créer un rapport avec ce territoire matériel. Ainsi, depuis les années soixante une nouvelle attention est prêtée à la diversité des formes d’articulation de l’habitat et à l’appropriation de l’espace par les êtres humains. Les anthropologues Paul-Lévy et Segaud ont défini ce nouveau domaine comme l’étude de « l’espace de la maison, du village, de la ville [qui] est configuré à l’aide d’invariants (genre, famille, statut social, orientation…) [mais] produisant de la diversité ».

Dans le contexte actuel du numérique, la question qui nous concerne le plus est de savoir comment nous allons habiter cette nouvelle ville munie de technologies de pointe, c’est-à-dire comment nous pourrons nous « approprier » ce nouvel habitat. En effet, le concept anthropologique d’« habiter » suppose une appropriation de l’espace, c’est-à-dire qu’à partir d’une symbolisation (définition de l’utilité et de la perception sociale d’un espace), on développe un ensemble de pratiques qui confèrent à un espace limité les qualités d’un lieu personnel ou collectif. Dès lors la question se pose de savoir comment mettre en place une telle symbolisation au sein d’une ville intelligente et quelles pratiques vont être développées.

Le World Economic Forum attribue à la Cité-État de Singapour le titre de la plus « Tech-Ready Nation ».

Une ville immanente : une appropriation de l’espace résultant de la nature même de la « Smart-city »

La ville intelligente est avant tout une ville équipée de capteurs capables d’enregistrer non seulement des données « statiques », mais surtout des données « dynamiques ». En effet, les urbanistes disposent surtout de stocks statistiques (nombre d’habitants, d’emplois, de voitures ; surface des jardins), mais avec les nouvelles capacités technologiques (notamment l’Internet des Objets) il ne s’agira plus simplement d’avoir une vision « statique » de ce qui est contenu dans la ville, mais d’avoir une appréhension des « dynamiques » dans la ville. Ainsi, on peut en déduire que la smart-city sera une ville où les services offerts et les infrastructures s’adapteront aux pratiques déjà existantes et il suffira de recueillir les données des individus (qui sont de plus en plus mobiles) afin de donner les outils à l’administration pour répondre aux exigences usages existants et aux entreprises pour répondre à des demandes de services. Ainsi, on pourra voir émerger au sein d’une ville intelligente, une appropriation de la ville qui peut paraître immanente, dans le sens où la ville s’adapte naturellement aux usages déjà existants de manière « naturelle ».

Mais les plateformes d’intermédiation algorithmique actuelles sont aussi porteuses de dynamiques qui fragilisent l’« espace commun ».

La « promesse » de la ville intelligente comme nouvelle forme d’appropriation automatique (à travers une adaptation de la ville aux pratiques et pas au contraire) est parfois un peu illusoire puisqu’une telle adaptation de la ville ne peut pas se produire sans faire émerger des tensions. L’intellectuelle Antoinette Rouvroy a démontré que cette logique de gouvernance « bottom-up », peut ne pas être aussi démocratique que ce qu’elle prétend être, et pourrait au contraire menacer le partage de l’« espace commun ». D’après elle, les nouvelles catégorisations et profilages faits grâce au Big Data permettront l’apparition de nouveaux environnements, de nouvelles offres commerciales ou même de nouvelles interactions administratives, mais une telle hyper-personnalisation de la réalité des individus conduira au rétrécissement de l’espace public. En effet, il deviendra de plus en plus rare pour un individu d’être exposé à des choses qui n’ont pas été prévues pour lui (bulle de filtre au sein même de l’espace matériel de la ville) et donc on risque une atomisation de l’espace qui conduirait à une absence de la confrontation, de la critique et de la délibération collective. Peut-on vraiment considérer que l’appropriation d’une ville est juste une personnalisation de l’espace pour une catégorie précise et particulière ? Est-il possible de créer une personnalisation de l’espace qui convienne à tout le monde ? En réalité, afin de pouvoir profiter de l’appropriation de l’espace permise par la ville intelligente nous devrons remettre en question les méthodes actuelles de gouvernance algorithmique à travers les données et faire de ces catégories issues de ces dernières des sujets de débat politique.

Une ville intelligente rend possible une démocratisation du processus de création de la ville permettant donc son appropriation.

La ville intelligente est souvent présentée non seulement comme un nouveau moyen de gouvernance (gouvernance « smart » au sens anglosaxon du terme), mais aussi comme une nouvelle voie de démocratisation de l’espace public. En effet, il ne s’agirait pas seulement d’optimiser la ville en fonction des usages, mais aussi de faire participer directement et activement le citoyen dans le processus de création de la ville. Cette nouvelle forme de consultation permanente par le biais du numérique supposerait que le citoyen sera de plus en plus responsable dans la vie politique (relation plus directe avec les élus et les opérateurs de réseaux) et de son impact sur l’environnement (l’usager est informé en permanence de son empreinte écologique). Nous pouvons admettre que ces promesses d’une ville plus participative à travers la Smart City sont en effet réalisables en termes techniques. Par exemple, la ville de Curridabat au Costa Rica a déjà une application qui permet aux personnes handicapées de signaler aux autorités publiques les obstacles qu’ils ont rencontrés dans la ville. De même, la ville de Hambourg, afin d’accueillir rapidement 50 000 migrants, a mené une « consultation-participation » à travers laquelle les citoyens décidaient et votaient pour l’emplacement des immigrants au sein de la ville.

En revanche les interfaces numériques, indispensables pour avoir accès à la ville intelligente, restent pourtant loin d’être accessibles pour tous.

Au de-là des nouvelles gouvernances, la smart-city implique un nouveau paradigme où le citoyen n’a pas seulement accès à une ville optimisée et optimisable, mais il aussi un certain contrôle des fonctions dans la ville à travers une interface. Ce nouveau paradigme utilitariste de la ville s’est construit progressivement au cours des dernières décennies. À partir des années soixante réémerge le paradigme fonctionnaliste selon lequel la distribution des espaces se fait selon leur fonction (en architecture, par exemple, la construction des logements se fait en fonction de l’accès aux réseaux d’eau, de gaz, d’électricité et de communication). De nos jours la ville passe d’une conception fonctionnaliste de l’espace (d’une spécialisation des pratiques dans l’espace) à une conception méta-fonctionnalisme où toutes les fonctions sont connectées (toutes les pratiques séparées seraient accessibles à travers l’interface). Cela permettra certainement une meilleure maîtrise de l’habitat, puisque les pratiques qu’on exerce dans la ville seront accessibles à une vitesse et avec une facilité sans précédent au cours de l’histoire de l’humanité. Pourtant, si pour habiter une ville intelligente il est indispensable d’avoir accès et d’être capable de comprendre et gérer une interface, cela implique qu’une énorme quantité de la population sera incapable d’habiter la Smart-city. Ceux qui ne pourront pas accéder aux smartphones, ceux qui ne sont pas capables de gérer les interfaces et ceux qui librement ne souhaitent pas devoir passer par ces interfaces pour pouvoir profiter de l’espace public seront exclus de ce nouvel habitat. L’appropriation de la ville, bien qu’optimisée, sera aussi exclusive.

Dans le Projet “Le plan voisin” dessiné par Le Corbusier les avenues ont uniquement pour fonction le déplacement dans l’espace.

Pour pouvoir « habiter » cette « nouvelle utopie » nous devrons faire face à des défis politiques, juridiques, économiques et techniques de manière conjointe.

La ville intelligente est sans doute une « utopie », elle nous permettra de nous approprier de la ville d’une manière immanente et démocratique comme jamais auparavant, c’est un nouvel habitat sans précédent dans l’histoire de l’humanité et elle constitue sans doute un grand espoir. Cependant, pour pouvoir réussir à rendre la ville intelligente vraiment habitable nous devrons relever deux vrais défis. D’une part, assurer que la contribution à la construction de l’espace public implique aussi du débat public autour de la gouvernance algorithmique (politiser les catégories autour desquelles les villes vont être construites). Et d’autre part, assurer un accès aux nouvelles technologies à travers une démarche colbertiste comme celle qui a été menée par le gouvernement Français lors du lancement du Minitel. Donc, relever le défi d’habiter la Smart City revient à agir sur plusieurs aspects de la ville de manière conjointe : le paradigme juridique à travers lequel nous traitons les données ; les modes de gouvernance issus des données ; la qualité et l’éthique des industries de services qui se développent dans la ville… En d’autres termes, pour créer des villes intelligentes habitables, il faudra imaginer et construire des « smart cities » indépendantes de l’imaginaire qu’elles ont hérité de la Silicon Valley.

Bibliographie

Amphoux, P. (1990). Domotique domestique. . Centre de Recherche sur la Culture Technique (CRCT), 66–74.

Ghorra-Gobin, C. (2018). Smart City : “Fiction” et Innovation stratégique. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 5–15.

Offner, J.-M. (2018). La Smart City pour voir et concevoir autrement la ville contemporaine. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 17–27.

Rouvroy, A. (2016, Janvier 22). Big data : l’enjeu est moins la donnée personnelle que la disparition de la personne. (S. Abiteboul, & C. Froidevaux, Intervieweurs)

Ségaud, M. (2010). Anthropologie de l’espace. Paris: Armand Colin.

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David Ignacio Zavala
Les grands défis anthropologiques de l’ère numérique

Amante de la ciencia ficción, y realista por vocación, me especializo en las relaciones entre sociedad y tecnología.