Eso es el amor

de Anita Berchenko

Éditions Numeriklivres
Littérature générale

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Les hirondelles arrivent avec le printemps, mais s’en vont aux premiers froids. La détresse et la misère sont les mêmes, peu importe la saison, et peu importe le lieu…

Une sorte de huis clos, élargi aux rues d’un village du sud de la France, dans le bleu, le jaune, le vert et le brun des paysages du Lauragais. Un “roman” à sketches, des histoires de voisines, de passantes, où il y a ce qui se voit et ce que l’on cache. Les hirondelles arrivent avec le printemps, mais s’en vont aux premiers froids. La détresse et la misère sont les mêmes, peu importe la saison, et peu importe le lieu…Dans une mégapole, une grande ville, ou un village, les humains que nous sommes regardent passer les “autres” sans vraiment s’en préoccuper. Parfois s’en amuser, comme à une terrasse de café, sur une grande place mondialement connue, ou sur la petite place d’une mairie de province. On sirote un café en se moquant souvent de l’allure des passants. Mais on ne cherche pas à entrer dans leur intimité. Ni à leur tendre la main. Pourtant, cela en aurait peut-être aidé quelques-unes…

Histoire complète extraite du recueil Les Hirondelles sont menteuses

La nuit est tombée sur la place de la mairie. L’air est doux et résonne des échos de la fête. Sous la grande halle, l’orchestre fait vibrer les murs et les corps.

Un verre de bière dans la main, Alice est sortie pour se rafraîchir un peu. Des gouttelettes perlent entre ses doigts, c’est frais, c’est bon… Le liquide glacé, à peine un peu amer, glisse dans sa gorge et refroidit son sang… C’est bon…

Ce moment toujours recommencé, toujours apprécié, ce moment attendu avec une fébrilité qui ne se dément jamais…

Elle a les pieds en feu, les jambes qui tremblent, la tête prête à exploser, mais elle est heureuse. Ou du moins ça ressemble au bonheur…

Bonheur des corps à corps au rythme glamour des tangos, des pasos, des accents espagnols de ces musiques sensuelles sur lesquelles elle se laisse aller. Tout est permis, à suivre les notes qui l’entraînent dans des histoires différentes à chaque fois.

Doucement Alice avale la dernière gorgée du seul verre qu’elle se permet dans la soirée, la rareté de ce plaisir en décuplant l’intensité.

Un vent très léger caresse la place. Sur un banc, la vieille Marthe prend le frais, observant les joueurs de boules. Alice lui fait un petit signe de la main, ainsi qu’à Kate qu’elle aperçoit devant sa maison, arrosant ses plantes innombrables. À la fraîche, comme elle dit. C’est mieux. Étonnant qu’elle ne soit pas venue boire une bière elle aussi. Pas le temps sans doute, c’est l’été, et ses chambres d’hôtes sont pleines.

Avant de reposer son verre, humide et lisse, Alice le serre encore entre ses doigts, pendant quelques secondes. Comme une coupe précieuse qui va lui communiquer une énergie nouvelle pour le reste de la nuit. Puis elle retourne vers la piste, vers la lumière, vers son bonheur…

Sa longue robe noire virevolte autour de ses chevilles, caressant au passage les jambes de son partenaire qui la fait tourner dans un sens et dans l’autre et la presse contre son buste de peur peut-être qu’elle ne s’échappe. Elle, le regard perdu loin derrière l’épaule de l’homme à qui pour quelques minutes elle confie son destin, se laisse guider sans crainte et sans état d’âme… C’est la danse qui veut ça.

Tout est permis, même d’échanger sa chaleur, sa sueur, avec un inconnu rencontré l’espace d’une nuit. Peu importe si le danseur est beau, grand, fort, pourvu qu’il maîtrise bien les pas des valses ou des boléros qui s’enchaînent. Elle bouge tout son corps au rythme des notes jouées inlassablement par les musiciens.

Déjà deux heures qu’Alice passe de bras en bras, qu’elle tourne, saute, marche, et retourne à l’infini. Deux heures où elle prend le plaisir comme il vient, sans pudeur, sans même se retenir. Elle rit, elle regarde les hommes, les accroche d’une parole ou d’un regard un peu appuyé, elle se laisse entraîner dans leurs bras, sent leur souffle sur ses cheveux, et s’invente mille histoires tout au long du bal.

Encore une heure et, comme pour Cendrillon, la magie retombera, les lumières s’éteindront et la musique s’arrêtera. Elle retrouvera la monotonie des jours mornes de la semaine, jusqu’au samedi suivant et au prochain bal où tout recommencera.

Mais il n’est pas temps d’y penser encore, elle a bien mieux à faire, et ce cavalier ma foi la conduit de main de maître depuis quelques danses. Des regards d’envie effleurent leur couple enlacé, et bien d’autres danseurs caressent des yeux les ondulations de ses reins. Comme elle aime être regardée ainsi ! C’est étourdissant cette sensation de chaleur qui l’entoure, ce halo de lumière que la masse compacte des autres couples ne parvient pas à étouffer.

C’est bon, cette fierté qui la prend tout soudain comme un grand souffle de vent. Encore une fois, la victoire est au bout de la nuit, au bout de ces secondes qui s’ajoutent les unes aux autres et maintiennent au loin les démons en attente. Et même si sa respiration parfois semble chercher le chemin jusqu’à ses lèvres, même si ses jambes lui paraissent lourdes après quelques danses, tout s’efface au son joyeux de la musique.

L’homme qu’Alice a choisi ce soir la tient serrée, toujours plus près de son torse puissant. Elle perçoit presque contre sa poitrine les battements rapides du cœur masculin qui voudrait lui imposer son rythme infernal, et qui charrie déjà des fragments d’un désir qui ira crescendo pour s’exacerber aux dernières heures de la nuit.

Mutine, Alice feint l’indifférence et prend bien soin de ne pas laisser les yeux de son partenaire plonger dans ses prunelles. Elle se veut lointaine, inaccessible, sachant que cette ultime coquetterie lui attachera plus sûrement encore les pas du danseur qui se colle contre elle.

Elle peut tout imaginer. Le bal a réveillé cette candeur qui, à la faveur de l’ombre, lui permet de se projeter dans un avenir qu’elle habille des lumières multicolores qui voltigent du sol jusqu’aux murs de la salle des fêtes.

Elle se voit un instant au bras de l’homme qu’elle tient enlacé dans la danse. Elle marche à ses côtés, dort auprès de lui, s’éveille dans sa chaleur. Elle réinvente, les yeux dans le lointain, une vie en duo qui la fait frissonner de plaisir. La musique, jouée avec un entrain jamais démenti par les musiciens aux costumes noir et jaune, s’immisce dans sa tête et lui fait perdre la raison. Entre les bras qui la soutiennent toujours avec la même fougue, elle renverse un peu le buste et offre son cou au regard enflammé.

Pourquoi ne pas imaginer des étreintes plus fortes encore que celles qu’ils échangent dans la danse ? Conjuguer leurs corps dans des ballets moins sages. Partager des intimités que le petit matin apaise, dans le parfum du café qui succède à l’odeur de l’amour. Se raconter l’un à l’autre, en marchant doucement le long des berges vertes du canal du Midi. Effacer la solitude et amasser des petits plaisirs, comme des petits cailloux qui baliseraient un nouveau chemin, un nouveau destin…

À la façon de jouer des membres de l’orchestre, Alice reconnaît la dernière danse. Une infime trace de regrets ternit un peu l’éclat de ses yeux.

Cette nuit elle est allée plus loin que jamais dans ses délires chorégraphiques, ses fantasmes charnels, ses rêves éveillés. Elle s’applique alors à poser ses pas exactement dans les pas de son compagnon. À ne pas trahir le rythme musical, jusqu’à la dernière volte.

Voilà, cette fois c’est fini, les musiciens saluent. Son partenaire la délivre et pose un baiser sonore sur chacune de ses joues roses de fatigue et d’excitation. Il la ramène à la table où elle retrouve ses amies qui ont dansé aussi jusqu’à plus soif. Dans un dernier geste de coquetterie, Alice secoue ses cheveux gris aux reflets bleutés, et repoudre son visage à la peau flétrie. Puis elle suit les autres et monte à son tour dans le minibus qui attend sur la place. Pour, à travers les petites routes du Lauragais, et dans la lueur naissante de l’aube, rentrer à la maison de retraite avec le groupe de septuagénaires dont elle fait partie.

Tous droits réservés. Anita Berchenko et Numeriklivres, 2012.

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