Mes vingt ans…

de Daniel de Kergoat

Éditions Numeriklivres
Littérature générale

--

De la nostalgie ? Bien sûr ! Comment ne pas être nostalgique quand on a eu vingt ans en 68 ?

Daniel de Kergoat

En janvier 1968, Dan découvre Sur la Route, d’un certain Jack Kerouac. Il n’en faut pas plus pour que la vie du jeune sergent aviateur un peu timide bascule et que ses projets de vie bien sage et bien rangée cèdent la place à d’autres rêves. Des rêves d’aventures, de pays lointains, de voyages en sac à dos, de nuits à la belle étoile, et surtout de rencontres avec ces beatniks racontés par Kerouac. L’Espagne, le Portugal et Gibraltar… et puis quelques jours de mai sur les barricades parisiennes à se prendre pour un reporter photographe.
L’Italie, la Yougoslavie, La Bulgarie, Istanbul, la Grèce… La Route de Dan croise celle de gens extraordinaires comme d’énergumènes beaucoup plus dangereux. Sa Route croise celle d’Anna, jeune étudiante danoise elle aussi attirée par la magie des voyages en stop. Peu à peu, Dan tombe amoureux… qui sait s’il ressortira indemne de cette histoire, un soir de décembre, dans l’hiver baltique ? Ainsi fut l’année 68 de Dan, celle de ses vingt ans, la première d’une longue série consacrée aux voyages en stop dans les pas des personnages chers à Kerouac.

Un avant-goût

Il règne une impression de fraîcheur presque trop agréable dans cette salle des pas perdus de la gare de Brest, et c’est à regret que je me dirige vers une sortie que je devine brûlante d’un soleil éblouissant. Je sais que dehors m’attend une chaleur insupportable, si inhabituelle pour la Bretagne. Le seuil est à peine franchi que je suis en nage, des rivières de transpiration me dégoulinent dans le dos, de lourdes gouttes glissent sur mon front, sur mes joues, et perlent au bout de mon nez. Mais je connais bien cette ville, j’y suis né, j’y ai vécu seize ans, toute mon enfance, je sais parfaitement que, quel que soit le degré de canicule, il folâtre toujours, quelque part, un souffle de vent, un courant d’air, une brise, prêts à rafraîchir les visages brûlants. Les yeux mi-clos, le nez pointé vers le ciel, je recherche et trouve ce souffle bienfaisant. Heureux d’être enfin de retour dans la cité de mon enfance, je m’efforce de deviner dans cette risée une senteur marine iodée capturée au large, introduite par le goulet et promenée sur la rade avant d’aller se répandre sur la ville.

Mais au lieu de ce parfum de sel et d’iode, je ne capte que celui poivré et entêtant d’une eau de toilette bon marché mêlé à une forte odeur de sueur. J’ouvre les yeux et croise les regards pétillants de malice de deux filles un peu trop rondes, un peu trop maquillées, un peu trop court vêtues sur des cuisses un peu trop grasses, des filles un peu trop vulgaires à mon goût, comme il s’en trouve toujours à traîner par deux dans les rues des villes de garnison, en quête d’une aventure avec un marin ou un soldat. De larges auréoles de transpiration cernent leurs aisselles, me confirmant les effluves qui viennent de m’irriter les narines. Les deux filles se dirigent vers l’entrée de la gare, mais avant de se perdre dans la fraîche pénombre, elles jettent encore un regard intéressé dans ma direction et en gloussant se chuchotent quelque chose à l’oreille. À n’en pas douter, je suis l’objet de cet échange si réjouissant.

Au même instant, un marin de la Royale sort de la salle des pas perdus, pompon rouge en bataille sur un bâchi blanc posé un peu en arrière sur le crâne, façon canaille. La vareuse d’été est immaculée, un paquetage de grosse toile écrue est suspendu à l’épaule gauche. Dès qu’il m’aperçoit, le mataf se raidit et se fend d’un salut militaire des plus réglementaires. Un peu surpris par tant de civilités, je lui réponds en portant mollement une main ouverte à ma tempe droite. En exécutant ce geste machinal, je prends conscience que je suis moi aussi en uniforme. Assommé par cette chaleur, encore un peu engourdi du sommeil dans lequel j’étais plongé il y a à peine un quart d’heure dans mon confortable compartiment de première, j’avais oublié que je porte ma toute nouvelle tenue de sous-officier de l’Armée de l’Air : veste de tergal bleu nuit à boutons et galons dorés, cravate noire strictement nouée sur une chemise neuve éclatante de blancheur et casquette à coiffe blanche frappée de la double aile dorée indiquant mon statut d’aviateur. Je réalise alors la raison de l’émoi des deux boudins. Dans cette cité du ponant toute dédiée à la marine et aux marins, c’est un uniforme peu courant qui doit susciter une certaine curiosité, surtout auprès des filles.

J’aurais fort bien pu voyager en civil, en ma qualité de sous-officier engagé j’y avais droit, seulement ça ne fait qu’un mois que j’ai été bombardé sergent, le maître tailleur m’a livré cet uniforme de sortie sur mesure voici une semaine à peine. Je suis donc très fier de le porter pour cette première permission depuis ma nomination, ça fait presque quatre ans que j’attends ça. Du coup, j’ai décidé d’en faire la surprise à ma famille en le portant pour cette permission. Je sais par avance que ma mère, en me voyant arriver à la maison en si fringant équipage, ne pourra pas retenir un flot de larmes. Mon père à son habitude jouera à l’indifférent bourru, mais je devine qu’à l’heure de l’apéro il se précipitera vers son bistrot préféré, sur la place de l’église de Lambé, afin d’annoncer à ses copains de comptoir que son « grand » vient d’être nommé sergent :

— Vous vous rendez compte ? Il a à peine dix-neuf ans et demi, le fiston ! Moi, à son âge, j’étais seulement matelot de première classe. Allez, Roger, remets-nous ça, sur mon compte !

Ce nouveau statut de sous-officier présente un avantage, et non des moindres, je touche désormais une vraie solde et non plus ce pauvre viatique de quelques dizaines de francs assortis d’une cartouche mensuelle de cigarettes Troupes et de dix timbres, autrement dit ce que perçoit tout engagé durant sa période légale de dix-huit mois, période qu’il doit à la nation comme tous les jeunes gens de sa classe appelés à effectuer leur service militaire. J’aborde donc ce mois de vacances avec un portefeuille garni comme il ne l’a jamais été, ce qui me procure une jouissive sensation de liberté et d’indépendance. Depuis ma plus tendre enfance et jusqu’à il y a deux ans seulement, je partageais l’essentiel de mes vacances scolaires entre Landerneau, où vit ma grand-mère maternelle, et Ploumoguer, une plage située au nord de Brest. L’abbé Guéguen, ti-père Gouic pour les intimes, était vicaire à la paroisse de Lambézellec. À ce titre, il avait en charge le patronage de l’Étoile Saint-Laurent dont il dirigeait chaque été la colonie de vacances installée dans un ancien camp allemand, à proximité de la plage de Ploumoguer. Le couchage était du matériel réformé fourni par la marine nationale, nous étions surtout nourris de nouilles sauce tomate et de grosses tartines de confiture. Le luxe n’était donc pas la priorité de l’établissement, mais on s’y marrait vachement et c’était surtout un bon moyen de s’affranchir de l’autorité parentale pendant tout un long mois d’été.

Tous droits réservés. Daniel de Kergoat et Numeriklivres, 2014.

Format numérique (ebook) — 581 pages-écrans — 6,49€

Disponible également au format ePub et/ou Kindle sur iBookstore Apple, Amazon.fr, ca et com, Kobo France et Kobo Canada, Google Play, Archambault.ca, ePagine.fr, Bookeenstore, Chapitre.com, Relay.com, Decitre, Culture, Nolim Carrefour, Feedbooks et +

Du même auteur

Voir toutes les collections

Littérature | Polar | SFFF | Romance | Érotisme

--

--

Éditions Numeriklivres
Littérature générale

Éditeur et propulseur de littérature francophone grand public au format numérique (ebook) depuis mai 2010