Épilogue (2) : François Mackandal ou le devoir d’intranquillité

Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire
6 min readSep 19, 2021

Pour ce 12e et dernier billet de la 2e série de textes sur ce blog, nous choisissons de revisiter la vie d’un homme entré à la fois dans l’Histoire et dans la légende, un homme à la fois précurseur de la Révolution haïtienne et figure universelle du devoir d’intranquillité : François Mackandal.

Les bières flottantes

Dans une effroyable pénombre, des centaines d’hommes, femmes et enfants : 400, 500 et même plus, se trouvaient entassés. Ils étaient nus comme vers. Tous, sans exception, avaient les mains solidement attachées. En plus, les hommes, quant à eux, étaient enferrés aux chevilles, deux par deux. Respirer dans cet enfer s’apparentait à un sport olympique : l’aération du navire se faisant par des écoutilles munies de caillebotis. Pendant le périple, quand les mers, sans doute pris d’horreur devant tant de cruautés, se déchainaient, les orifices étaient fermés par des panneaux et là, l’impression d’étouffement se décuplait. Ainsi, dans de telles conditions, ces Noirs arrachés de leurs terres africaines pour être déportés vers les Amériques, avaient l’impression de flotter dans un état altéré de la réalité, où leurs pires cauchemars avaient pris d’assaut le monde physique et son irréfutabilité. Oui, comme le dira le comte de Mirabeau en mars 1790 au Club des Jacobins de Paris, ces bateaux négriers étaient bien des « bières flottantes ». C’est donc dans cet horrible cadre que François Mackandal, originaire de l’empire congo, faisait la « grande traversée» de l’Afrique à la colonie française de Saint-Domingue.

L’esclavage, l’ordre établi

Arrivé dans la Perle des Antilles, surnom de la colonie à l’époque, qui ne l’a en fait jamais vraiment été pour ces pauvres Noirs, Mackandal devient esclave sur une propriété de Le Normant de Mézy au Limbé, dans le Nord. L’esclavage était bien, depuis des lustres, l’ordre établi sur l’ile. En effet, très vite après la « découverte » d’Ayiti par Christophe Colomb, la main-d’œuvre indienne utilisée pour exploiter leur propre terre venait à manquer. Ainsi, dès 1503, les premiers esclaves venus du continent africain furent emmenés en terre haïtienne. En aout 1518, l’empereur Charles Quint, souverain espagnol autorisa l’esclavage par une charte permettant le transport direct des Africains vers les colonies du Nouveau-Monde…Donc, plus de 200 ans avant que Mackandal ne traverse l’Atlantique, l’asservissement des Noirs, jugés comme une race inférieure, était normalisé, légalisé. Pire encore, alors que l’esclave était en lui-même la personnification du non-droit, le « Code Noir » publié initialement en 1685, légifère sur sa condition.

Mackandal dans l’Histoire

François Mackandal expérimente donc l’enfer de l’esclavage sur l’habitation de Le Normant de Mézy. Un jour, par malchance, l’une de ses mains sera prise dans un moulin à cannes. Il s’agira, en réalité, d’un mal pour un bien. En effet, cette mutilation marquera un tournant dans sa vie en lui permettant d’embrasser son destin hors-du-commun et d’entrer, à tout jamais, dans l’histoire de l’humanité. Devenu manchot, Mackandal est donc chargé de garder les animaux. S’ennuyant, il s’enfuit quelques temps après et devient « marron ». En ces temps, il était courant que des esclaves, face aux atrocités et à la déshumanisation du système esclavagiste dans la colonie de Saint-Domingue, prennent la fuite pour devenir « marrons ». Ainsi, plusieurs dizaines d’entre eux pouvaient se regrouper, souvent dans des lieux difficiles d’accès comme les montagnes, pour vivre en communauté et organiser une certaine forme de résistance. Mackandal fut donc, de très tôt, un leader du marronnage.

Mackandal dans la légende

Déjà esclave, Mackandal s’intéressait de très près à la nature et à ses « secrets ». Il est dit, qu’un jour, il découvrit un champignon qui rendait malade et qui pouvait tuer. Il le teste en le donnant à manger au chien de son maitre qui meurt sur le coup. Dès ce moment, il comprit qu’il avait là son « arme secrète » qui lui permettra, au nom de tous les siens, de tirer la revanche sur ces cruels blancs…

Ainsi, Mackandal, de son haut-lieu de marronnage, fonde et lance une vraie école d’empoisonnement. Son « leadership », son influence magnétique sur les autres marrons était incontestable. Pour beaucoup, Mackandal était un « docteur-feuille », un « hougan » (prêtre vodou) et même un sorcier avec une extraordinaire capacité à se métamorphoser en insecte, en pierre ou en plante. Il était le maître suprême des métamorphoses. Il aurait même la réputation d’être immortel. De là étant, Mackandal se voyait pousser des ailes et rêver en grand : son objectif n’était ni plus ni moins que de briser le système esclavagiste à Saint-Domingue et de fonder un empire de Noirs libres dans les Amériques.

L’intranquillité de Mackandal

Mackandal, qui avait vécu libre dans la terre-mère d’Afrique, se refusait à accepter l’esclavage, pourtant ancré depuis des siècles et des siècles dans la colonie de Saint-Domingue. Il rejetait en bloc les assertions racistes des blancs qui se pensaient supérieurs aux noirs, considérés comme des biens, comme des objets de possession. Beaucoup d’esclaves, broyés par le « système » en place, avaient fini par accepter le fait qu’ils étaient inférieurs aux blancs. Le temps finit bien toujours par faire accepter l’inacceptable. On « fait avec ». Pire, on se resigne. La force des « circonstances » finit toujours par rendre tranquille. Heureusement que ce ne fut guère le cas de tous…Ainsi, le marronage apparait comme le premier pas pour « briser le cercle immuable » de l’anormalité fardée, devenue normalité.

L’intranquille Mackandal passa donc à l’action. Ayant une maitrise presque parfaite des plantes, il se mit à concocter des poisons qu’il remettait aux esclaves. Ces « potions » étaient aussi bien utilisées contre les cruels maitres que contre leur bétail, source de revenus. Aussi, Mackandal planifiait plusieurs réunions nocturnes suivies d’incendies de plantations et autres interventions fatales contre les esclavagistes blancs…

L’éternité de Mackandal

Mackandal fut marron et leader de la pré-Révolution haïtienne pendant 18 ans. Il sera finalement trahi par l’un des siens, puis capturé, en 1758, par les colons français. Après avoir été jugé, il sera torturé puis brulé vif sur la place publique du Cap-Français (actuelle ville du Cap-Haïtien). Cependant, selon la croyance de beaucoup d’esclaves, dans le brasier, Mackandal aurait réussi à se transformer en moustique et à s’échapper. Ces esclaves se seraient écriés : « Mackandal sauvé »…

En plus des quelques-uns de ses contemporains, Mackandal sera « immortalisé » par la littérature. Du Mercure de France, en 1787 aux Métamorphoses de Makandal par le dominicain Manuel Rueda en 1998, sans oublier les textes de Moreau de Saint-Méry, Alejo Carpentier et Edouard Glissant, l’histoire et la légende de Mackandal auront traversé les siècles et les continents.

De par son devoir d’intranquillité, Mackandal, mort exactement 33 ans avant le lancement de la Révolution haïtienne continuera, à tout jamais, à marquer les esprits et les cœurs. Le nombre 33 étant symbole d’aboutissement, de réalisation suprême et d’ouverture sur un monde nouveau…

La perpétuation du devoir d’intranquillité

A « l’ordre établi » de l’esclavage, ont succédé bien d’autres ordres établis, de par le monde. Des formes d’intolérance, d’excès et d’injustice, de part et d’autre, persistent et sont banalisées. Les exemples sont légions : du sexisme ordinaire en entreprise au capitalisme débridé accélérateur du dérèglement climatique mondial. Souvent acceptés car « c’est comme ça », car on se sent trop « petit » pour contrecarrer le « système », ces ordres établis, en réalité des désordres établis, nous forcent à être tranquilles tandis que, dans nos consciences, bat sans cesse le tambour de notre humanité, appelant à un devoir d’intranquillité. En ce sens, personne ne serait jamais vraiment « trop petit » pour faire une différence. Cela ne saurait nullement représenter une excuse. Les révolutions peuvent être de véritables courses à relais où se succèdent des actions, des figures, en apparence disparates et même désespérées mais en réalité ô combien justes et nécessaires. Caonabo en s’attaquant aux Espagnols en 1493, le cacique Enriquillo en lançant la révolte depuis les montagnes de Baoruco en 1522 jusqu’à Mackandal lui-même dans les années 1750, ont « pavé la route » à Dessalines qui proclamera l’indépendance d’Haïti en 1804. Bien souvent, la rue des petits pas est le chemin le plus sûr menant au boulevard des grands rêves.

Max Jean-Louis

Francois Mackandal

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Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire

MBA, Commissaire d'art, Journaliste et Spécialiste en Engagement Communautaire. MBA, Art Curator, Journalist & Community Engagement Expert