1857: l’Oncle Sam confisque l’Île de la Navase à Haïti

Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire
7 min readFeb 16, 2021

“La raison du plus fort est toujours la meilleure”, telle est la morale de la fable de La Fontaine « Le Loup et l’agneau ». La loi du plus fort fait référence au « rapport de force » qui pourrait exister entre une partie au détriment d’une ou plusieurs autres. C’est, par exemple, l’extraordinaire force d’une dent « même pourrie » sur une banane mûre…pour reprendre le célèbre adage haïtien : « les dents pourries exercent leur force contre les bananes mûres » (dan pouri gen fos sou banann mi).

De l’historien grec Thucydide dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse (ve siècle av. J.-C.) à Michel Foucault et Pierre Bourdieu, penseurs du 20e siècle, beaucoup se sont penchés sur les “interférences” entre les notions de droit et de force…

Un des leaders politiques ayant le plus compris et assumé le concept de rapport de force en géopolitique est sans nul doute James Monroe, cinquième président des État-Unis d’Amérique, de 1817 à 1825.

Monroe, lors de son message annuel au Congrès, délivré le 2 décembre 1823, déclare : « Aux Européens le vieux continent, aux Américains le Nouveau Monde ». A priori, Monroe voulait ainsi se présenter comme “protecteur des Amériques”, se posant comme un rempart contre toute éventuelle ingérence européenne ou pire encore, contre tout relent du colonialisme. En réalité, pour les autres nations des Amériques, un “loup” avait succédé à un autre.

Comme dans “ Le petit chaperon rouge”, conte de tradition populaire française, le loup avait peut-être l’apparence d’une bienveillante grand-mère humaine mais il restait bien un loup.

Dans la bergerie américaine, s’étendant de l’Alaska à la Terre de feu, le loup états-unien avait ainsi succédé au loup européen.

Le Loup est mort, Vive le Loup !

Cette “doctrine Monroe” allait être renforcée près d’un siècle plus tard, par le « corollaire Roosevelt ». Théodore Roosevelt, 26e président états-unien, dans son adresse au Congrès, en date du 6 décembre 1904, annonce haut et fort que les États-Unis n’accepteront plus que les autres nations s’opposent à leurs intérêts. De manière totalement décomplexée, il fait savoir au monde que le pays à la bannière étoilée était prêt à utiliser la force quand ce sera nécessaire.

Dans cette arrière-cour des États-Unis d’Amérique, se trouve bien évidemment la frêle brebis Haïti, qui avec la confiscation de l’île de la Navase, allait, dès 1857 “expérimenter” la force de la volonté expansionniste états-unienne.

La Navase est une île inhabitée d’environ 5.2 km2, située à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest d’Haïti, dans le passage de la Jamaïque. Elle a été “découverte” par Christophe Colomb, en 1504, lors de son 4e voyage à la Jamaïque. Ce sont Colomb et ses hommes qui donneront à l’île le nom de « Navaza ». En espagnol nava signifie « terrain plat sans arbre » tandis qu’en dialecte andalou navazo renvoyait à un « pré d’herbe rase sur les terrains sableux à la limite des plages », en somme une terre tout à fait « inexploitable ». Du moins, en apparence…

D’après Fernand Colomb, fils de Christophe Colomb, dans son Historia del Almirante (1571), les Espagnols suite à la “découverte” de cette île furent vite déçus en constatant qu’à part quelques pierres et certaines plantes plutôt banales, cette terre n’avait pas d’eau douce. N’empêche, elle sera déclarée propriété de l’Espagne…

Elle la restera (au plus) jusqu’en 1795, après quoi, la Navase sera de facto et une fois pour toute cédée de l’Espagne à la France par le traité de Bâle. Le traité de Bâle, complète en quelque sorte le Traité de Ryswick de 1697. Ainsi la totalité de l’île d’Ayiti (Saint-Domingue à l’époque) et des îles s’y rattachant (La Gonâve, Île à Vache, la Navase, etc.) tombe dans le giron français.

La Première République Française (21 septembre 1792–18 mai 1804) appelée simplement République Française confie à Toussaint Louverture le commandement de l’armée dans les deux parties de l’île.

Un peu plus tard, le 3 juillet 1801, Toussaint Louverture promulgue la Constitution de 1801. Ce texte énonce un statut d’autonomie assorti de rapports privilégiés, mais non exclusifs avec la France, mais aussi l’Angleterre et les États-Unis, devenus indépendants en 1776.

L’article premier de cette Constitution de 1801, déclare que:

“ Saint-Domingue dans toute son étendue, et Samana, la Tortue, la Gonâve, les Cayemites, l’Ile-à-Vaches, la Saône et autres îles adjacentes, forment le territoire d’une seule colonie”

La Navase fait partie de ces “îles adjacentes” mentionnées dans cet article. Il faut noter que, d’après le texte, un territoire haïtien est réputé l’être même s’il est inhabité.

Ainsi toutes les constitutions haïtiennes de 1801 à nos jours ont reconnu l’île de La Navase comme faisant partie intégrante du territoire national. La dernière constitution en date, celle de 1987, amendée le 9 mai 2011, en vigueur, stipule en son article 8 que :

Le territoire de la République d’Haïti comprend:

a) La partie Occidentale de l’Île d’Haïti ainsi que les Îles adjacentes: la Gonâve, La Tortue, l’Île à Vache, les Cayenites, La Navase, La Grande Caye et les autres îles de la Mer Territoriale

De fait, les pêcheurs haïtiens depuis 1804 ont toujours pêché librement aux abords immédiats de l’ile…

Retournons aux États-Unis d’Amérique : le Congrès adopte, le 18 aout 1856, le Guano Island Act. Le texte autorise tout citoyen américain à prendre possession d’une île inoccupée et ne relevant pas de la juridiction d’un autre état, dès que celle-ci contiendrait des gisements de guano.

Le guano, amas d’excréments d’oiseaux marins ou de chauves-souris, était devenu, dès les années 1840, un engrais d’une grande efficacité en agriculture à cause de sa grande concentration en composés azotés.

Ainsi, en juillet 1857, Peter Duncan capitaine de la marine américaine, à la recherche de guano, “tombe” sur l’île de la Navase qu’il voie inhabitée. Il dit aussi y trouver des “millions de tonnes de guano” et y prend donc possession. Quelques temps plus tard, à Baltimore, Duncan cède “son droit de propriété” au capitaine Edward O. Cooper et son fils Edward Keman Cooper.

Fait important : en 1858, Henry James Byron, journaliste et dramaturge anglais, qui fut en ce temps-là consul de la Grande-Bretagne en Haïti, se voit proposée par une correspondance écrite signée par un certain Ramos, associé d’affaires avec les Cooper, une partie des profits qui seront tirés par l’exploitation de l’île Navase si l’écrivain-diplomate pouvait : “lui assurer du gouvernement haïtien une complète et non équivoque concession de l’île de la Navase”.

Donc les Cooper, Duncan et les Américains savaient. Ils savaient que l’ile de la Navase était la propriété d’Haïti.

En avril 1858, Faustin Soulouque, Empereur d’Haïti, informé de l’exploitation de l’île de la Navase par les américains décida d’y envoyer deux vaisseaux de guerre, avec comme mot d’ordre d’expulser les Américains, en faisant usage de la force si nécessaire.

En réaction, le fils Cooper appela à l’aide Lewis Cass, secrétaire d’Etat américain d’alors. Le gouvernement américain s’exécute en avertissant formellement et fermement Soulouque de sa volonté de défendre ses ressortissants, qui selon lui, étaient dans « leur droit ». Ainsi instruction fut donnée à l’équipage de la frégate Saratoga de se diriger, illico, vers l’île de la Navase.

En 1858, Haïti et les États-Unis n’avaient pas encore établis de relations diplomatiques. Ainsi, un agent commercial haïtien de Boston, était chargé par l’Empire de défendre la position haïtienne se basant sur le fait que la Navase appartenait à l’Espagne, l’ayant à la suite cédée à la France avec le traité de Ryswick, puis le traité de Bâle. Les autorités américaines ignorèrent complètement cet argumentaire et poursuivirent l’exploitation de guano sur l’île jusqu’à la fin du 19e siècle.

L’esclavage, qui avait était préalablement aboli, dès 1793, en Haïti (Saint-Domingue) donc aussi théoriquement à la Navase quoique inhabitée, était redevenue une réalité avec la confiscation de l’ile par les Américains en 1857. La république à la bannière étoilée, en effet, restera esclavagiste jusqu’au vote du XIIIe amendement, ratifié le 18 décembre 1865. Même après la fin de l’esclavage, les compagnies d’exploitation américaines poursuivirent une forme édulcorée, une forme light, d’esclavage avec les travailleurs noirs chargés d’effectuer les travaux dans des conditions inhumaines. Ces derniers le 4 septembre 1884, face à la cruaté de leurs superviseurs se soulevèrent violemment provoquant la mort de 5 blancs…

A la fin de cette exploitation, les Américains ne furent pas du tout prêts à rétrocéder l’île à Haiti. Il faut dire qu’au-delà du guano, la Navase avait une position stratégique…surtout après l’ouverture du Canal de Panama, en 1914.

Il faut aussi souligner la riche biodiversité de l’île. Une expédition scientifique en 1998, conduite par le Center for Marine Conservation décrit La Navase comme “une réserve unique de biodiversité des Caraïbes”. D’autres explorations eurent lieu qui ont permis de découvrir que l’île comptait, entre autres, plus de 90 espèces d’araignées dont 25 jusqu’alors inconnues, des espèces de plantes uniques, des espèces insoupçonnées de lézards , ainsi que plus de 227 espèces de poissons.

La dispute de ce territoire par Haïti s’est bien poursuivie après l’épisode Soulouque de 1858. Toutefois, à la suite, ces démarches furent moins sérieuses. Il faut, cependant, souligner trois exceptions anecdotiques.

En septembre 1988, le général Prosper Avril, suite au coup d’état donné à Namphy, devient Président d’Haïti. L’année suivante, en 1989, Avril dépêcha sur l’île de la Navase une équipe de radioamateurs. Ces derniers plantèrent le drapeau haïtien dans le sol ainsi qu’une inscription reconnaissant la souveraineté haïtienne sur ce territoire. A la suite et ceci pendant plusieurs heures, ils émirent des messages radio depuis la « Radio Navase Libre »…Cela n’alla pas plus loin.

10 ans plus tard, en 1998, Samuel Madistin, reconnu comme l’un des plus grands parlementaires haïtiens des dernières décennies, rassemble quelques-uns de ses pairs autour de l’idée d’un voyage exploratoire sur l’île. Malheureusement, ce voyage n’eut jamais lieu.

Le 14 novembre 2016, Patrice Dumont, alors en campagne pour le poste de Sénateur de la République, déclare, sur une vidéo publiée sur Facebook (https://web.facebook.com/watch/?v=601511793389646) son souhait de défendre la souveraineté haïtienne de l’île de la Navase, s’il venait à être élu. Dumont, qui sera élu quelques temps plus tard, n’a jamais donné suite, jusquà date, à cette promesse de campagne…On attend toujours.

En attendant, la raison du plus fort est toujours la meilleure, la raison du plus fort reste toujours la meilleure.

Max Jean-Louis

Ile de la Navase. Image: NAAHP Blog

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Max Jean-Louis
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MBA, Commissaire d'art, Journaliste et Spécialiste en Engagement Communautaire. MBA, Art Curator, Journalist & Community Engagement Expert