Haïti: le syndrome du gallon jaune

Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire
4 min readFeb 20, 2021

Depuis fin décembre 2018, Haïti vit au rythme des raretés de carburant. Si cet évènement n’est pas nouveau, surtout lors de la période des fêtes de fin d’année…il est néanmoins de plus en plus fréquent. Il a connu son point d’orgue en septembre 2019, quand la population est restée plusieurs semaines sans or noir, culminant sur un « pays lock » (fermeture forcée de toutes les activités) d’environ 2 mois !

Des raretés de carburant a émergé un personnage un peu incongru, dont nous allons aujourd’hui, raconter l’histoire. Il s’agit du gallon jaune…

Cette histoire sera aussi celle de l’Haïti d’aujourd’hui…

Quand la gazoline ou le diesel vient à manquer, le gallon jaune est partout. Motocyclistes, automobilistes, revendeurs de tout acabit et simples citoyens prennent d’assaut les pompes à essence…surtout quand on suspecte que l’une ou l’autre a une réserve restante.

Chacun essaie de trouver de quoi remplir son gallon jaune et ainsi se démarquer de la « masse » des malchanceux. Souventes fois, cette « victoire » face aux circonstances intervient après avoir, pendant plusieurs heures, fait le guet et bataillé s’il le faut. D’autres fois, le gallon jaune vient à être rempli grâce à la bienveillance d’un « contact », d’une personne proche des compagnies pétrolières.

Pour ces happy few, le gallon jaune devient un véritable trophée. En réalité, cet objet aux apparences anodines est révélateur de l’importance sans cesse croissante, en Haïti, de l’individualisme et du tikouloutisme. C’est le syndrome du gallon jaune.

Un syndrome est un ensemble de symptômes fréquemment associés. Le tikouloutisme (du créole ti koulout : petit penis), premier symptôme du syndrome du gallon jaune, est le ménage à trois constitué par le court-termisme, le favoritisme et le jemenfoutisme. Le tikouloutisme c’est le « pito nou lèd nou la » traduit littéralement par « mieux vaut être laid mais vivant » ou de manière plus explicite par: « à genoux mais en vie ». Cette triste vision de la vie appelle à se résigner, accepter l’inacceptable, renoncer au devoir de s’indigner et perdre le goût du beau. C’est la vie devenue survie. Le pito nou lèd nou la, est contraire à l’idée même « d’Haïti » car affranchis et mulâtres, qui étaient en position avantageuse par rapport aux esclaves dans les champs, ne se seraient pas liés à ces derniers pour chasser les français, s’ils s’étaient contentés de leurs maigres « avantages ».

Leurs descendants, eux, acceptent leur condition souvent ahurissante, dès lors que celle-ci semble légèrement « meilleure » que celle des « autres ». On « s’en fout » que les transports publics soient dans une condition minable, dès lors que l’on peut rouler en Toyota Rav 4, deuxième (ou énième) main ! On « s’en fout » que la route menant chez soi, soit en piteux état dès lors que l’on a une voiture tout-terrain à sa disposition. On « s’en fout » que l’insécurité soit grandissante, dès lors que l’on circule en blindé ! Les plus « sensibles » eux, pour avoir la conscience tranquille, se plaignent de ce qui ne marche pas…mais en tweets de lamentation et en hashtag inventifs ! Pour certains (pas pour tous), les manifestations deviennent ringardes, à elles sont préférés les “challenges” en tous genres! C’est déjà ça, peut-être…

Le tikouloutisme, c’est aussi pouvoir bénéficier d’un produit ou d’un service souvent banal mais devenu avantage, grâce au support d’un « bon prochain », d’un « baz » (ami proche), d’un parrain, d’une marraine ! Cela va du simple passeport aux emplois les mieux rémunérés du public ou du privé. Les affinités et le clientélisme prennent le dessus sur l’effort, les compétences et sur l’idéal de justice.

L’autre symptôme du syndrome du gallon jaune, est l’individualisme. Bien sûr, le deuxième symptôme est étroitement lié au premier. L’individualisme se conçoit à la fois comme doctrine, méthode et mode de vie. Dans les trois cas, il se caractérise par le fait de privilégier l’aspect individuel des choses ou des évènements, où les individus sont “absolument distincts les uns des autres, réfléchis et égoïstes” (Elie Halévy, 1904).

Ce phénomène sociologique s’observe de plus en plus Haïti. De toute évidence, c’est aussi le cas ailleurs mais dans les pays étrangers, contrairement à chez nous, un certain « sens du bien commun » persiste. En Haïti, le bien commun devient tout bonnement une espèce en voie de disparition. C’est le triomphe du « chacun pour soi, Dieu pour tous ». Le “bien commun” est laissé au Bon Dieu bon. C’est son affaire à Lui ! Ainsi, les uns et les autres font tout ce qu’ils peuvent pour éviter le pire, s’éviter le pire . Chacun essaie de vivre comme il peut et ne se sent pas concerné par les problèmes des autres. Ces problèmes sont aussi loin de lui que l’est la Sibérie, tant que l’un des siens ou lui-même ne soit directement affecté !

Si certains d’aventure venaient à se plaindre ou protester de leurs conditions ou des problèmes structurels, ceux-là deviendraient des « empêcheurs de tourner en rond » et seraient de ceux qui refuseraient de « laisser son pays avancer » (kite peyi’m mache). SON pays. Oui, car au sein d’Haïti, coexistent plusieurs Haïti, qui se présentent comme des solitudes parallèles. Ou du moins en apparence, car dans un avion, où il y a une bombe à retardement, quand celle-ci explosera aussi bien les passagers en classe économique que ceux en première classe risquent le même sort.

A quand un sursaut ? A quand le retour du sens du bien commun ? A quand la cure à cette maladie collective dont nous souffrons ?

Max Jean-Louis

Photo: @jcorantin Twitter

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Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire

MBA, Commissaire d'art, Journaliste et Spécialiste en Engagement Communautaire. MBA, Art Curator, Journalist & Community Engagement Expert