Le parricide de 1806, point de bascule de l’Histoire d’Haïti

Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire
5 min readJun 20, 2021

« La destinée des reptiles est de se dévorer entre eux »

Les Frères Karamazov (1880), Dostoïevski

Le point de bascule est une expression de la sociologie rendue populaire par Malcolm Gladwell avec son livre sorti en 2000, titré justement “Le point de bascule” (The tipping point, en anglais). Le point de bascule renvoie à ces moments particuliers où un phénomène, où un fait quelconque prend une ampleur insoupçonné. Dans l’Histoire d’Haiti, l’assassinat, le 17 octobre 1806, de Jean-Jacques Dessalines, père de la nation haïtienne, a constitué un “point de bascule” dont les conséquences se font ressentir jusqu’au jour d’aujourd’hui.

Jean-Jacques Dessalines, né le 20 septembre 1758, est tout d’abord esclave sur l’habitation d’Henri Duclos. Il est élevé et formé par “sa tante” la vaillante Victoria Montou, appelée affectueusement “Toya”…Quand éclate la Révolution Haïtienne, suite à la tenue de la cérémonie du Bois-Caïman le 14 août 1791, Dessalines s’engage très vite. Il est ainsi, dès 1794, promu colonel et plus tard, en 1797, il devient général. Quand éclatera la guerre civile de 1799 entre les mulâtres conduits par le général Rigaud et les Noirs menés par le général Toussaint Louverture, ce dernier écartera son neveu Moïse du commandement de l’armée envoyée combattre dans le Sud et en confiera la responsabilité à Dessalines. A la fin de ce sanglant épisode, Dessalines sera promu général de division. Suite à la trahison, puis la capture de Toussaint Louverture en 1802, après Boukman, Biassou et Toussaint lui-même, Dessalines hérite du flambeau de la Révolution Haïtienne et en devient, ainsi, le leader. La consécration militaire de cet ancien esclave se fera lors de la Bataille de Vertières, le 18 novembre 1803, aboutissant à la défaite des forces expéditionnaires, colonialistes et esclavagistes envoyées par la France de Napoléon.

Le 1er janvier 1804 suite à la déclaration de l’indépendance d’Haïti dans la ville des Gonaïves, c’est donc tout naturellement que Jean-Jacques Dessalines est nommé gouverneur-général à vie par ses pairs. Non satisfait de ce titre qu’il trouve fort « inadapté » pour un nouvel Etat indépendant, il se fait sacrer empereur le 22 septembre 1804. Jean-Jacques Dessalines devint ainsi l’Empereur Jacques 1er. Aux premiers moments du pouvoir dessalinien, les privilégiés parmi les nouveaux libres attendaient surtout du nouveau chef d’Etat qu’il garantisse leurs intérêts de classe. Ces « privilégiés » qui étaient des militaires ne souhaitaient nullement un partage équitable des biens arrachés au prix fort du sang aux anciens colons français. Du côté des anciens libres, les Affranchis, leur « mariage » avec Dessalines était plus un mariage de raison qu’un mariage de passion. Ces anciens libres visaient surtout à se débarrasser du joug de la France pour s’approprier de nouveaux biens et ainsi prospérer. Dessalines n’était à leur yeux que le « moyen » (militaire) pour arriver à la concrétisation de cet objectif.

La politique de Dessalines, à ses débuts, se tenait surtout sur « deux jambes »: l’une militaire et l’autre agraire. Au niveau militaire, il s’agissait principalement de prévenir un retour des français en bâtissant un peu partout des forts et en déléguant dans les régions certains pouvoirs à quelques grands généraux de l’armée. Au niveau agraire, il est rapporté que Dessalines, à propos des vols de terre dans le Sud, s’est écrié: Et les pauvres nègres dont les pères sont en Afrique, ils n’auront donc rien? Le fait est que, dans le Sud, les Anciens Libres comptaient s’accaparer tout bonnement des terres des anciens colons français. Le chef du nouvel État noir des Amériques voyait les choses autrement, il s’est ainsi proposé de vérifier les titres de propriété dans le Sud. Ainsi, Dessalines est devenu, non seulement pour les Anciens Libres mais aussi pour les Nouveaux Libres, au mieux, un « trouble-fête » et au pire un encombrant ennemi dont il faut se débarrasser le plus rapidement que possible. Le sort de Dessalines était ainsi scellé, son destin était donc joué !

Plusieurs décisions de l’Empereur commencèrent donc à créer quelques soulèvements ça et là sur le territoire national…mais ils sont rapidement maîtrisés par le pouvoir. Ainsi, plusieurs hauts gradés de l’armée qui n’ont jamais développé « un grand amour » pour l’Empereur, commencent une campagne pour rallier d’autres responsables militaires à un projet de complot, visant ni plus ni moins qu’à assassiner Dessalines ! L’occasion funeste se présentera le 17 octobre 1806, au Pont-Rouge, au Nord de Port-au-Prince. Après quoi, les généraux complotistes marcheront sur la capitale, aboliront l’Empire et chasseront la famille impériale. Ce « péché originel » marque une double rupture dans l’Histoire d’Haïti:

- d’abord «géographique » : suite au parricide de 1806, le territoire est morcelé en deux: Henri Christophe régnera sur les actuels départements du Nord, du Nord’Est, du Nord- Ouest, de l’Artibonite et du Centre. Parallèlement, Alexandre Pétion gouvernera les terres de l’Ouest et du Sud. Ce fut ainsi l’ouverture de la boite Pandore de l’instabilité politique en Haïti.

- Puis « idéologique » avec d’un côté une élite protéiforme qui ne veut que d’un leader-avatar capable de préserver leurs intérêts et de l’autre les masses populaires et rurales qui aspirent à plus d’égalité.

Avec l’assassinat de Dessalines, le père de la patrie haïtienne, Haïti a donc connu lui aussi son parricide, à grande échelle. Depuis l’Antiquité romaine, le meurtre d’un parent proche était considéré comme l’un des crimes les plus abjects, sujet à la peine de mort ou à l’application de la loi Cornelia de sicariis, c’est-à-dire le bannissement. Dans le cas d’une condamnation à mort, le honni coupable était fouetté puis, la tête enveloppée dans un sac de cuir, il était cousu dans un sac plus grand puis jeté vivant à la mer. Un peu plus tard, sous l’empereur Auguste (27 av. JC- 14 ap. JC), sera généralement ajouté dans ce « sac de la honte » des animaux tels que: un singe, un serpent, un coq ou un chien affamé…Dans la littérature, aussi, on traitera bien souvent du thème du parricide. On peut citer les exemples notables que sont: L’Œdipe roi de Sophocle, Les Frères Karamazov de Dostoïevski ou encore Hamlet de Shakespeare.

Ainsi, avec le parricide de 1806, véritable point de bascule, Haïti est devenue une « anima sola » : un esprit intranquille, pris au piège de ses contradictions et de ses solitudes. Pour les catholiques et les adeptes d’autres traditions telles que le vodou ou le hoodoo, l’image de l’anima sola (voir ci-dessous) est celle d’une jeune femme enchaînée dans un donjon entouré de flammes, représentant le purgatoire. Comme elle, Haïti semble être prise au piège, enfermée dans un donjon dont les geôliers semblent être un triumvirat formé par l’instabilité politique, l’apartheid économique et la perpétuation des luttes intestines. Ces trois facteurs ressemblent, étrangement, aux trois créatures présentes sur la carte la Roue de Fortune du Tarot de Marseille (voir ci-dessous) qui semblent, non sans un certain plaisir et même avec un plaisir certain, faire tourner la manivelle de ce « cercle vicieux » dont Haïti semble en être la captive.

Il devient donc plus qu’urgent que ce « cas clinique » collectif de parricide puisse être, une bonne fois pour toutes, évalué et traité dans la perspective de la nécessaire Renaissance d’Haïti…

Max Jean-Louis

Anima Sola
La Roue de Fortune

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Max Jean-Louis
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MBA, Commissaire d'art, Journaliste et Spécialiste en Engagement Communautaire. MBA, Art Curator, Journalist & Community Engagement Expert