Le rouge et le noir: Eshu Elegbara dans les Amériques

Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire
5 min readMar 21, 2021

Christophe Colomb “découvre” l’Amérique en 1492. La colonisation et l’exploitation européenne des Amériques commence donc tout de suite. Les Espagnols, puis les Portugais, les Britanniques, les Français et les Hollandais rivalisent d’avidité pour les ressources existantes dans les territoires du “Nouveau Monde”. Ce “surgissement” a pour résultante le spectaculaire effondrement démographique des populations indigènes. Quand celles-ci ne sont pas tout bonnement massacrées, elles périssent à cause de l’immensité des tâches auxquelles elle sont assujetties ou encore succombent aux virus importés par les Blancs…

Ainsi, dès le début du XVIe siècle allait être lancée la traite des noirs, appelée aussi commerce triangulaire: Plus de 10 millions d’esclaves africains seront donc amenés sur le continent américain. Parmi ces 10 millions, 388.747 iront en Amérique du Nord, 1,3 million en Amérique centrale, 4 millions dans les Caraïbes et 4,8 millions au Brésil.

La plupart des esclaves proviennent de l’Afrique centrale et de l’Afrique de l’Ouest. En résumé 44 % provenaient des côtes nord du golfe de Guinée (de la Côte d’Ivoire jusqu’à Calabar au Nigeria), 29 % des côtes équatoriales (Loango, Congo, Angola) 15 % de Sénégambie et de Sierra Leone. Ainsi aux Yorubas, s’associaient les Holli, Adja, Fon, Nago, Goun, Mina mais aussi des Bantou, Nigrite et Soudan.

Ce que les colonisateurs ne savaient pas, c’est que ces millions d’esclaves traversaient l’océan Atlantique avec leur « djobolo bossou », leurs esprits et déités…Même s’il y avaient quelques différences entre les cultes pratiqués par les africains issus de tribus diverses, ces pratiques religieuses animistes avaient des caractéristiques communes.

Il est dit que l’origine du Vodou serait de la Grèce et de l’Egypte pour se fixer dans la ville d’Ifé au Nigeria et à certains endroits au Bénin, au Togo et au Ghana. La majorité des pratiques religieuses des esclaves reposaient sur le FA qui signifie « souffle de Dieu » dont le sanctuaire se trouve à Ifé/Ifà…Le FA, nommé parfois AIZAN est l’addition du couple divin composé d’une homme et d’une femme: MANU et LISA…

En arrivant dans les Amériques, les esclaves africains sont sommés de délaisser leurs pratiques pour embrasser le christianisme ! Fait loufoque: la propagation de la foi chez les « peuples sauvages » était même l’une des principales justifications de l’esclavage car, disait-on, il fallait sauver les âmes de ces peuples autrement vouées à la damnation éternelle. Dans les colonies françaises, par exemple, le Code Noir, dans ses articles 2 et 3, obligeait tous les esclaves à être baptisés dans la foi chrétienne catholique…

Ces noirs, nouveaux venus en Amérique allaient donc se conformer à ces règles. Tout au moins en apparence. Allait donc s’opérer un phénomène de créolisation religieuse, aussi appelé cross-fertilization (par les anthropologues anglo-saxons) ou transculturación par le Cubain Fernando Ortiz.

La créolisation religieuse n’a pas commencé avec les Noirs venus d’Afrique, mais plus tôt avec les aborigènes. Ces derniers, forcés à se convertir au christianisme, y intègrent de nombreux éléments de leur culture dont des danses et des chants traditionnels. Les Africains arrivés dans les Amériques vont eux aussi opérer une créolisation religieuse et iront même plus loin en optant pour une forme de synchrétisme religieux , mélangeant croyances catholiques et pratiques africaines aboutissant à de nouveaux rites et traditions, un peu partout sur le continent américain. Ainsi, voient le jour, le vodou (en Haiti), la macumba, le quimbanda, le candomblé, l’umbanda (au Brésil), la Santeria (à Cuba), le Hoodoo (aux États-Unis d’Amérique), etc.

Un des esprits vodun qui le plus incarne cette créolisation religieuse est sans doute ESU/LEGBA. Au Bénin, Legba est le premier de tous les vodouns, que l’on sert traditionnellement avant le FA. C’est aussi une famille d’esprits (Axilegba, Tolegba, Zagbetolegba, Falegba, etc.).

Du coté des yorubas, LEGBA devient ESU (pronocé échou), divinité (Orisha) des carrefours et le messager des dieux. Il « préside » aussi à la destinée de tous les humains et ainsi permettrait à tous de trouver sa voie, en élimant les obstacles. Il est aussi connu pour être un « plaisantin » qui aime se moquer des hommes. Il peut aussi se montrer particulièrement dur, pas par pure méchanceté mais pour « enseigner des leçons »…Ses couleurs sont le rouge et le noir.

Arrivé dans les Amériques avec les esclaves africains ESU/LEGBA, Eshu Elegbara devient Legba en Haïti, Elegua à Cuba et Exu au Brésil.

Legba, dans le Vodou haïtien et dans le Hoodoo américain est le messager des lwa (esprits). Reconnu comme un vieillard sage et bienveillant qui « ouvre les portes », il est « syncrétisé », « assimilé » aux saints catholiques Saint-Antoine de Padoue, St Pierre et Saint-Lazarre. Papa Legba, présenté comme l’esprit des nouvelles opportunités, a connu un succès fulgurant au cours des dernières années surtout aux Etats-Unis et dans le reste du monde où il est devenu très populaire grâce aux séries télévisées, films et jeux vidéos…Ses couleurs sont le rouge et le noir.

Elegua, à Cuba et ailleurs, est certaines fois représenté comme un enfant et d’autre fois comme un adulte. Il symbolise ainsi le début et la fin de toute vie. Comme le Esu des yorubas, il adore se moquer des humains, trait enfantin de son caractère. Il affectionne aussi les bonbons et les jouets, comme offrandes. Par ailleurs, il peut se montrer immensément favorable à ses dévots. Dans la Santeria, Elegua est syncrétisé principalement par l’Enfant d’Antocha et d’autres fois par Saint-Antoine de Padoue. Ses couleurs sont le rouge et le noir.

Exu, dans la macumba et le quimbanda brésiliens, est connu pour sa puissante capacité à ouvrir et fermer les destinées. Il se rapprocherait ainsi plus des cultes Kalunga, Kadiempembe et Pambujila, originaires d’Angola et du Congo. En réalité Exu est une « famille d’esprits » redoutable d’efficacité pour le bien, comme pour le mal…Il est parfois associé à Saint-Bernard. Ses couleurs sont le rouge et le noir.

Ainsi, ces déités avant — même le jazz et Bollywood, ont été les premiers enfants de la mondialisation et de la créolisation du monde.

Max Jean-Louis

Image : Exu (1988), par Jean-Michel Basquiat

--

--

Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire

MBA, Commissaire d'art, Journaliste et Spécialiste en Engagement Communautaire. MBA, Art Curator, Journalist & Community Engagement Expert