Les paradis perdus de la théologie de la libération

Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire
6 min readMar 5, 2021

La théologie de la libération, courant de pensée théologique chrétienne et mouvement socio-politique, a “surgi” en Amérique Latine, dans les années 1960.

Walter Casper puis Michel Corbin, commentant Thomas d’Aquin définissent le mot théologie comme “discours sur Dieu”. Ce “discours sur Dieu”, toujours, a un point de départ, une perspective de départ de laquelle il fleurit et prospère: c’est ce que l’on désigne par “lieu théologique”.

La notion de “lieu théologique” a été d’abord élaboré et développé par Melchior Cano, dans son ouvrage De locis theologicis libri duodecim, publié en 1563, en Salamanque. Cano distingue deux principaux lieux théologiques : les « lieux propres » qui font appel à l’autorité divine, et les « lieux annexes », qui font appel à la raison. Pour la théologie de la libération, ce point de départ est la situation des « opprimés ». En ce sens, elle se présente comme la fille du catholicisme social et du marxisme.

En 1891, le pape Léon XIII publie l’encyclique Rerum novarum qui fait en Europe l’effet d’une bombe. Dans ce texte, l’Eglise dresse un bilan sans filtre de l’état social du XIXe siècle. La misère et l’indigence des classes inférieures y sont abondamment peintes et se présentent en total décalage par rapport au faste et à l’opulence des privilégiés du système. Les patrons et capitalistes uniquement motivés par l’appât du gain y sont dénoncés. En fait, cette publication est un corolaire, un renforcement de l’encyclique Quanta cura, publié en 1864.

Cette prise de position de l’Eglise, reconnue comme le catholicisme social, n’est, toutefois, pas une apologie de la lutte des classes. De préférence est encouragée la réconciliation, une bonne entente entre riches et pauvres pour une société de progrès profitant à tous.

Le marxisme, quant à lui, est un courant philosophique, économique, politique et sociologique découlant de la pensée de Karl Marx (1818–1883). L’essence économique de la pensée de Marx présente le capitalisme comme un mécanisme d’exploitation, source de profit : le travail humain est payé à sa valeur tandis qu’elle produit plus que sa valeur…Marx oppose deux classes, qui s’engagent donc dans une lutte : d’un côté du ring, les entrepreneurs, définis par leur capital, leur richesse et de l’autre côté, le prolétariat n’ayant que leur force de travail à offrir. Pour casser ce système caractérisé par « l’exploitation de l’homme par l’homme », le marxisme pense qu’une révolution est inéluctable aboutissant à la « libération » du prolétariat de la domination bourgeoise…

La théologie de la libération s’inspira donc du catholicisme social et du marxisme, tous deux étonnamment en résonance à la réalité suffocante de l’Amérique Latine des années 1960 marquées par une vague d’autoritarisme, la violence étatique devenue moyen de gouvernance privilégié, et l’apartheid économique découlant d’une industrialisation-gangster.

Durant les années 1960–1970, dans le sous-continent, des millions d’ “enfants de Dieu”, des millions “d’enfants dieux”, souffrent, en marge de la société: partout, la paysannerie est à genoux et les bidonvilles croissent affreusement. Les dictatures pullulent de part et d’autre : Videla en Argentine, Pinochet au Chili, Somoza au Nicaragua, Duvalier en Haïti, etc. Parallèlement, suite à la révolution cubaine (1953–1959) et le concile Vatican II (1962–1965) les espoirs d’un « modèle social alternatif » voient le jour.

Progressivement, en Amérique Latine, les pauvres et les opprimés ont commencé à faire « irruption » dans l’histoire. C’est ainsi que Paulo Freire va publier, en 1968: La pédagogie des opprimés dans laquelle il présente l’éducation traditionnelle comme un instrument d’oppression. En opposition à cela, il propose une pédagogie critique pour les opprimés refusant de s’adapter et de s’accommoder à une société injuste.

Toutefois ce ne sera qu’en 1971, avec le livre du péruvien Gustavo Gutierrez, intitulé Théologie de la libération — Perspectives, que la théologie de la libération allait être « née » pour de bon. L’ouvrage fait suite à la deuxième conférence générale des évêques latino-américains, s’étant déroulée à Medellin (en Colombie) du 24 août au 6 septembre 1968. D’autres ouvrages-clefs seront publiés, dans les années qui suivent, dont Jésus Christ libérateur. Essai de christologie critique du Brésilien Leonardo Boff, publié en 1978. Boff donnera un résumé intéressant de la théologie de la libération :

« La théologie de la libération cherche à articuler une lecture de la réalité à partir des pauvres et en vue de la libération des pauvres ; elle utilise en fonction de cela les sciences de l’homme et de la société, elle médite théologiquement et postule des actions pastorales qui facilitent la marche des opprimés. »

Ainsi, la théologie de la libération viserait à faire passer les « pauvres » , les « opprimés » de l’état de non-personne à l’état de plus-être. De par leurs conditions économiques précaires, les « opprimés » ne sont pas des vivants mais plutôt des survivants du quotidien, n’ayant qu’une existence statistique, sur le papier : c’est l’état de non-personne. Le plus-être, quant à lui, se définit comme un état de libération dans lequel les hommes et les femmes obtiennent plus de droits humains fondamentaux et plus de dignité. Ainsi, ces citoyens à la marge, dans les bidonvilles et dans les campagnes, qui étaient invisibles et inaudibles se trouveront replacés, catapultés dans « l’espace public ».

Au niveau biblique, la théologie de la libération trouve son essence dans le livre de l’Exode racontant l’histoire du peuple juif libéré du joug égyptien, guidé par Dieu au-delà de la mer Rouge et à travers le désert, passant d’une terre de servitude jusqu’à la Terre promise, véritable paradis sur terre. Plus loin, dans l’Evangile, les théologiens de la libération estiment que Jésus avait choisi de se ranger du côté des pauvres et des opprimés contre l’empire romain. L’objectif ultime étant, selon Gustavo Gutierrez: « la construction de l’homme par lui-même dans la lutte politique historique » .

Très rapidement la théologie de la libération va faire des disciples et s’étendre dans le monde entier. On peut citer quelques relais influents tels que Eduardo Pironio, Oscar Romero (assassiné en pleine messe en mars 1980) et le père Jean-Bertrand Aristide, qui deviendra président d’Haïti de 1991 à 1996 et de 2001 à 2004 .

Toutes ces personnalités phares du mouvement appellent les masses populaires à s’émanciper. Les opprimés, comme ces êtres tenus en liesse dans la carte LE DIABLE du Tarot de Marseille (voir image ci-dessous), sont appelés à se « libérer » du Diable, du “Grand Satan”, figure métaphorique renvoyant aux oligarchies, aux forces d’argent, aux régimes autoritaires, aux organisations internationales néolibérales, aux anciens et nouveaux colons, à Washington et même Rome !

Le Diable — Tarot de Marseille

Par la suite, la théologie de la libération va se répandre un peu partout en Amérique et bien au-delà. Elle prendra plusieurs formes : des mouvements paysans, des mouvements indigènes, des mouvements syndicaux, des mouvements politiques parfois radicaux et révolutionnaires. Se développera même une théologie noire de la libération en Afrique du Sud et aux États-Unis d’Amérique…

L’Eglise d’abord fortement sceptique face à ce mouvement, finira par le tolérer suite aux soutiens ecclésiastique, politique, populaire sans cesse croissants qu’il reçoit. Au niveau politique, les expériences de gauche des années 1990 et 2000, découlant de la théologie de la libération seront diversement appréciées.

Si ces dernières années, les mouvements de gauche ont reculé en Amérique Latine, globalement, certaines idées de la théologie de la libération semblent avoir triomphé. On peut citer en exemple, une meilleure prise de conscience écologique au niveau mondial et la reconnaissance, dans divers pays, du tort causé aux indigènes. Je serais même tenté de dire que des mouvements comme Occupy, Mee Too, Black Lives Matter et les Gilets Jaunes seraient, en quelque sorte, des progénitures de la théologie de la libération.

Pour revenir à l’image de la carte « LE DIABLE » du Tarot de Marseille, il y a bien d’autres « diables » desquels il faudrait se libérer. A différents endroits du globe, se tiennent effrontément des citadelles d’intolérance, de violence et d’oppression dont il faudrait s’échapper, tôt ou tard…

Max Jean-Louis

Le Père Jean-Bertrand Aristide célébrant la messe

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Max Jean-Louis
Les Oubliés de l'Histoire

MBA, Commissaire d'art, Journaliste et Spécialiste en Engagement Communautaire. MBA, Art Curator, Journalist & Community Engagement Expert