Réflexion sur les enjeux du Big Data dans l’industrie musicale.

Esther Diane Naah
Les Mbindis Réflexions de Esta
7 min readJan 7, 2019

Les nouvelles technologies ont redéfini les dynamiques dans l’industrie musicale à l’échelle globale. Avec le développement des plateformes de streaming et des nouveaux médias, l’analyse des données quantitatives devient une compétence clé pour les professionnels du secteur. De plus en plus d’acteurs (majors, labels indépendants, plateformes de streaming…) investissent dans des startups spécialisées dans la data analytics. Plus qu’une tendance, cela est un indicateur des enjeux du Big data dans l’industrie musicale.

Trouver le prochain hit ou la prochaine grande star, proposer des services personnalisés, développer des campagnes publicitaires hyper-ciblées sont autant de challenges à relever face à l’immensité des flux d’informations disponibles et auxquels une analyse efficace des données peuvent apporter des solutions.

Cependant, connaissant le caractère incertain de l’univers musical, nous pouvons nous interroger sur la dimension prédictive de ces données. Le Big Data permettra-t-elle réellement de prédire du succès d’une carrière musicale? Quelles sont les limites de l’interprétation de ces informations ?

A&R Research : À la recherche de la prochaine star

A&R signifie «Artists & Repertoire» et fait référence au poumon de tout label ou maison d’édition, l’artiste et sa musique. Il s’agit du processus de découverte et de développement des talents.

Il y a une vingtaine d’années, découvrir de nouveaux talents demandait d’écumer les salles de spectacles, les festivals ou de se faire recommander par un key player (journaliste, DJ, animateur radio, manager, producteur…) en s’appuyant uniquement sur ses goûts, son instinct et son expérience.

Aujourd’hui, les A&R restent l’un des postes de dépenses les plus importants de l’industrie avec plus de 4 milliard de dollars d’investissement chaque année. À l’ère du digital et de la panoplie de services disponibles, des outils tels que Next Big Sound viennent renforcer les compétences des exécutifs en fournissant une quantité importante d’informations provenant de différentes plateformes (Streams, Facebook likes, mentions Twitter, posts Instagram, nombre de vues sur Vevo, les commentaires YouTube…). Celles-ci renseignent sur l’influence et la popularité d’un artiste selon son stade de carrière. Les maisons de disque intègrent ses données afin de savoir quels sont les titres les plus hots, les artistes populaires chez les jeunes, qui fait le buzz ?

Certaines majors ont créé un département Research dédiés à l’analyse de ses données quantitatives. De plus en plus elles se lancent également dans l’acquisition de startups spécialisées dans le domaine, telle que Warner Music Group et la société Sodatone. La startup a développé une technologie permettant de croiser des données provenant des plateformes de streaming, des réseaux sociaux et du touring en s’appuyant sur le machine learning afin d’identifier les nouveaux talents qui offriraient les meilleures chances de succès.

La plateforme va plus loin en établissant également des prévisions sur le niveau de fidélité et d’engagement des fans en ligne, ainsi que la viralité potentielle d’une piste ou d’une démo, permettant par exemple aux artistes de tester un titre avant de décider de le pousser en radio ou en télé.

Le playlisting : ce que les auditeurs souhaitent écouter

Les playlists jouent un rôle très important dans la découverte et le développement de la popularité des nouveaux talents, Khalid, 6lack, Bryson Tiller sont des artistes qui se sont vu propulser du statut de “bedroom Artists” à celui de superstar grâce à l’intégration d’un de leur titre dans une playlist populaire. La playlist Today’s Top Hits sur Spotify comptent plus de 14 millions de followers, ce qui donne aux artistes un potentiel énorme pour non seulement attirer l’attention de nouveaux fans, mais aussi d’intégrer d’autres playlists dans le futur.

Les playlists proposées par les plateformes de streaming comme Spotify reposent essentiellement sur les informations recueillies sur les habitudes, l’âge, le sexe, les goûts, la situation géographique et l’engagement de leurs utilisateurs. L’objectif étant de proposer une expérience personnalisée en fonction de ce que l’utilisateur souhaiterait écouter. Le nombre de lectures, la fréquence, la durée d’écoute sont autant de paramètres qui comptent pour intégrer un titre dans une de ces playlists.

Une approche intéressante est celle du projet Musical Genome, développé par Pandora Media. Il s’agit d’un processus de structuration des données musicales à l’aide d’une classification manuelle ainsi que d’algorithmes automatisés. Parmi les paramètres étudiés, les instruments utilisés, les voix, le tempo, le sexe du chanteur. Autant de données qui permettront d’effectuer des comparaisons entre les titres et de prédire quel type de chansons les utilisateurs voudront écouter et donc de proposer les meilleures playlists possibles. Un moyen de définir une formule pour faire un hit?

Des campagnes marketing hyperciblés

Alors que la publicité traditionnelle est devenue moins attrayante pour les consommateurs, les éditeurs et les marques se sont tournés vers le contenu sponsorisé, s’appuyant sur un format de type native advertising afin d’atteindre leur cible tout en contournant les ad-blockers. Des plateformes telles que Tubular Labs ou Laylo permettent aux marques de récolter des données sur leurs cibles, qui sont-ils, où sont-ils, qu’est ce qu’ils aiment écouter, les artistes qu’ils aiment et suivent… Ces informations permettent aux marques de mieux connaître et de comprendre leurs cibles afin de proposer des campagnes plus efficaces en terme de contenus créés (audio, vidéos, display) et de choix de la plateforme.

Dans ce sens, les maisons de disques et les marques expérimentent en permanence de nouvelles technologies qui leur permettront d’optimiser leurs campagnes marketing et de toucher une nouvelle audience, notamment les smart links comme Found.ee. Réducteur de liens et plateforme de retargeting, Found.ee permet aux maisons de disques de capter de l’audience à partir de différentes plateformes (réseaux sociaux, Emails, Websites…), de récolter des données sur leurs intérêts et les types de contenus avec lesquels ils intéragissent afin de proposer des contenus hyper-ciblés qui les amèneront à consommer de la musique via Itunes, Spotify ou Deezer en fonction de leurs préférences. Found.ee fournit également un large éventail de données aux marques, sur la fanbase d’un artiste sur lequel elles voudraient s’aligner pour un Brand Partnership. Elles peuvent donc construire des stratégies digitales adaptées aux comportements des fanbases des artistes avec lesquelles elles travaillent.

Des tournées mieux organisées et des expériences personnalisées.

Aujourd’hui, le live est l’une des sources de revenus les plus importantes pour les artistes. Organiser une tournée efficace en allant où se trouve les fans est donc primordiale pour générer le maximum de revenus de cette opération.

Une application telle que Shazam permet à partir des données récoltées à chaque fois qu’un artiste est tagué par les utilisateurs de l’application, de connaître l’origine géographique du tag. Toutes ces informations sont précieuses pour les labels, les artistes et leurs managers. Prévoir où se trouvent les fans potentiels aide à organiser des tournées de façon plus efficace et à concentrer les efforts. Un artiste camerounais qui voit son titre être shazamé des centaines de milliers de fois en Côte d’ivoire doit impérativement penser à planifier un déplacement dans le pays.

Le Big Data permet également de proposer des expériences uniques aux fans et de générer davantage de revenus aux artistes. Il y a quelques années, Rhapsody, une plateforme de streaming pionnière et Bandpage, un marketplace qui connecte Artistes et fans, ont établi un partenariat pour proposer une expérience utilisateur unique à leurs utilisateurs, leur permettant d’avoir accès à du contenu exclusif de leurs artistes préférés, de recevoir des informations sur leurs dates de concerts, d’acheter des billets, de pouvoir bénéficier de pass VIP ou d’invitations pour des évènements privés, tout ceci au même endroit. Rhapsody et Bandpage se sont appuyés sur les millions de données produites au quotidien par leurs utilisateurs pour leur proposer des offres personnalisées en fonction de leurs habitudes de consommation.

Des prédictions.. oui mais la qualité de l’interprétation compte.

L’analyse de données est à la base de nombreuses décisions artistiques et commerciales. En prenant l’exemple des A&Rs, la tendance actuelle est de signer des artistes ayant déjà atteint par eux-mêmes un certain niveau de développement notamment en terme de following. Certains A&Rs considereront le nombre de followers sur les réseaux sociaux et le nombre de vues YouTube dans leurs décisions. La question ici est de savoir si ces chiffres se transformeront en acte d’achat sur le terrain et donc en succès commercial pour l’artiste. Celà, les chiffres seuls ne pourraient le garantir. La limite se trouve donc dans la manière dont les données sont interprétées, contextualisées et exploitées. Elles renseigneront sur ce qui buzz mais pas forcément sur ce qui est bon.

De mon point de vue, la Big Data a redéfini certaines méthodes de travail dans l’industrie musicale. Savoir qu’une artiste française est numéro 1 des ventes au Pays-Bas ou en Asie permet d’adapter sa tournée à son audience, découvrir qu’un single POP est majoritairement streamé par des fans d’EDM, permet de réorienter le projet avec un remix EDM du single ou un featuring. On sait en temps réel qui écoute, quoi, où et comment? Les actions peuvent être optimisées afin d’atteindre les objectifs fixés avec une marge d’erreur réduite, cela signifie également une optimisation des budgets.

La nouvelle génération d’éxécutifs sera data friendly, en ce sens que l’analyse de données fera partie intrinsèque de leur schéma de réflexion mais ils devront être dotés d’un esprit critique et d’une certaine lucidité dans l’interprétation de ces données. Selon moi, les datas ne peuvent pas prédire quel artiste sera l’auteur d’un hit dans les 6 prochains mois. Le hit peut provenir d’un artiste qui ne compte que 200 vues sur Youtube aujourd’hui et 1000 followers sur Instagram. Du jour au lendemain, du fait d’une rencontre ou d’un post provenant d’une personne influente, il peut être propulsé au devant de la scène. Le A&R qui aura laissé passer l’occasion de travailler avec cet artiste talenteux mais pas assez populaire d’après les données, aura perdu une occasion de signer une future star. Dans ce cas là, une philosophie de travail centrée sur les datas a des limites claires. Les datas aident à la décisions, donnent des indications, confirment une tendance mais elles ne peuvent en aucun cas remplacer l’instinct, la culture, l’expérience et l’équipe qui porte un projet.

En conclusion, le Big Data est un game changer dans l’industrie musicale. Elle a changé la façon de produire mais également de consommer de la musique. En proposant des expériences uniques aux auditeurs et en fournissant des outils aux créateurs de contenus, Spotify, Pandora Media ou encore UnitedMasters sont des music tech à la pointe qui ont choisi d’investir dans le “Big Data Mindset” et de démontrer le potentiel de l’analyse de données dans le secteur musical. Cependant il est important dès à présent de former des exécutifs capables de comprendre, de contextualiser et de convertir ces informations en day-to-day actions afin de tirer le meilleur de cette richesse encore trop peu exploitée.

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Esther Diane Naah
Les Mbindis Réflexions de Esta

Creative Project Manager • Small Business Owner • Consultant • I talk about life, Branding and Entertainment.