Dark products : et si on rallumait la lumière ?

Karine Sabatier
LesEclaireurs
Published in
7 min readJun 26, 2024

La roadmap avance à bon train, tout est sur les rails, on dépile de la feature en veux-tu en voilà. Ok… mais attention à ne pas sombrer du côté obscur !

Focus aujourd’hui sur ce qu’on pourrait appeler les Dark Products qui, s’ils n’expriment pas tous les symptômes cités dans la “dark list” ci-dessous, ont pour point commun de rompre le contrat de confiance avec leurs utilisateurs.

Si on ne veut pas que l’Internet vertueux disparaisse pour laisser place à un amas d’applications commerciales, tentaculaires et assoiffées de données qui rendent les utilisateurs de plus en plus captifs, il est temps de rallumer la lumière.

Follow the plan…

Le contrat de confiance du web : neutralité et liberté

L’Internet moderne, libre et ouvert (on n’a pas dit gratuit) repose sur 2 paradigmes fondateurs :

Principe n°1 : le “end to end principle”

Les fournisseurs de service s’engagent à acheminer des données d’expéditeurs volontaires vers des destinataires volontaires de la manière la plus efficace et la plus fiable possible.

C’est ce principe qui donne l’initiative au destinataire (qui “appelle” un contenu de son choix). C’est ce qui distingue Internet des systèmes captifs comme la télévision, où le propriétaire du service décide des informations que les utilisateurs reçoivent, mais aussi quand ils les reçoivent et dans quelles conditions.

Ce “principe de bout en bout” est la clé de la neutralité du net. Mais avec la merdification des plateformes, le principe de bout en bout n’est plus respecté :

  • le fait que vous suiviez quelqu’un sur les médias sociaux ne garantit pas que vous voyez ses mises à jour (vous verrez tout un tas de publicités et d’autres suggestions non sollicitées)
  • le fait que vous ayez recherché un produit spécifique ne garantit pas que Amazon ou Google vous montrent la meilleure réponse à votre requête
  • le fait que vous ayez sorti le courriel de quelqu’un de votre dossier de spam ne garantit pas que vous verrez son prochain message, etc.

Principe n°2 : le “droit de sortie”

Les services en ligne sont tenus de faciliter le départ des utilisateurs de leur plateforme (Medium le fait très bien par exemple avec 2 options : Désactiver votre compte jusqu’à nouvel ordre et Supprimer définitivement votre compte et ses contenus)

Pour les médias sociaux, par exemple, cela implique l’adoption de normes de type Mastodon pour que l’utilisateur puisse exporter sa liste d’abonnés / abonnements et l’importer sur un service concurrent.

C’est un droit élémentaire de toute internaute, que peu d’applications respectent, induisant au passage de faux effets réseaux : vous et vos amis détestez tous le service, mais vous vous appréciez les uns les autres, et vous ne pouvez pas partir facilement, alors vous restez tous. Contre votre gré.

Dark products : le contrat est rompu

Faire un Dark Product, c’est rompre sciemment le contrat de confiance avec ses utilisateurs, généralement à des fins purement commerciales, et cette rupture se fait au travers d’un ou plusieurs des éléments de cette “dark list”.

Dark UX Patterns

Surcharge cognitive, dilution de l’attention, appel à la peur, nudges en tous genres, interface instable ou trop complexe, tunnels dont on ne peut pas sortir, exploitation de nos biais cognitifs, manque d’accessibilité… les Dark Patterns en UX sont nombreux. Trop nombreux pour être résumés ici; ils participent directement à la violation du principe “end to end”.

Quelques pointeurs pour commencer à rallumer la lumière

Trop de fonctionnalités

Que l’obésité logicielle soit involontaire (dette technique) ou volontaire (manque de leadership et de vision produit) elle conduit, par dilution de l’attention, à l’avènement du produit zombie : à moitié vivant (le produit perd petit à petit son impact) et pas tout à fait mort (on continue à empiler les nouveautés uniquement conçues pour être marketées). Personne ne veut prendre la décision de réduire son périmètre… ou de le terminer.

La charge cognitive de l’utilisateur devient inversement proportionnelle à son usage déclinant du produit

Obsolescence ou évolutions forcées

Programmée ou non, volontaire ou non, si votre produit porte intrinsèquement une notion de limite conçue pour obliger l’utilisateur à renouveler son abonnement, son achat, sa version, sa licence… vous avez basculé du côté obscur.
Les montées de version doivent permettre de mettre en service de nouvelles fonctionnalités ou des optimisations. Mais l’utilisateur doit rester parfaitement capable d’utiliser sa version du logiciel sans être forcé de faire les mises à jour.

Inversion des valeurs

L’inversion des valeurs c’est notamment lorsque c’est l’utilisateur qui travaille pour générer de la valeur en lieu et place des algorithmes.

Les articles experts sur Linkedin en sont un bon exemple : une question d’expertise est formulée (par une IA, à partir des échanges entre utilisateurs) et des experts sont invités à y répondre. Ces réponses d’experts — humains — servent à enrichir le machine learning de Linkedin.

Autre très bon exemple d’inversion des valeurs : Payman une place de marché où ce sont les IA qui payent les humains pour réaliser un travail qu’ils ne peuvent pas faire… pour un jour le faire à leur place, évidemment.

Les logiciels doivent être conçus pour simplifier ou accélérer des tâches, alléger notre charge mentale, et étendre nos capacités. Attention donc à ne pas inverser les rôles dans la chaîne de valeur : c’est bien la machine qui doit rester au service de l’humain.

Dark Business Model & frais cachés

Pricing trop compliqué (SNCF), yield management (compagnies aériennes), frais cachés (banques), tarif plancher mais frais supplémentaires (valise facturée 20€ sur un OuiGo à 5€, choix de votre siège d’avion sur les compagnies lowcost qui coûte la moitié du billet), paywalls, renouvellements tacites difficiles à annuler, dépenses facultatives pré-cochées (pensez assurances ou Amazon)…

Il y a mille et une façons de faire opaque en terme de modèle économique. Cette opacité sert généralement à masquer que le produit est en violation du principe “end to end” et cherche à vendre à ses clients bien plus que ce qu’ils sont venus chercher.

Utilisateurs captifs

C’est un dark pattern difficile à abandonner. Et pourtant, si votre application est si performante, pourquoi craindre que vos utilisateurs ne la quittent ? Ne pas permettre de quitter le service ou de fermer (réellement) son compte est un dark pattern. Ne pas permettre à l’utilisateur de récupérer ses données pour les transférer sur un autre service en est un autre.

Tout aussi déprimant, plus répandu et moins visible : l’impossibilité de s’opposer à certains traitements : cookies, revente de ses données ou refus que ses données soient utilisées pour entraîner des Intelligences Artificielles. Et pourtant, avec l’appétit insatiable des IA pour la donnée, ce sujet va devenir de plus en plus crucial. Meta est en train de le découvrir.

Non respect des standards et des lois

Le non-respect des standards (et notamment de formats et d’échanges de données) mène à la captivité de l’utilisateur. Si votre service n’utilise pas les standards en vigueur, il ne sera pas interopérable avec d’autres et rendra impossible le principe numéro 2 (droit de sortie).

On peut aussi citer le non respect du RGPD ou de la loi informatique et liberté, comme autre dark pattern qui ne vous aidera pas à garder la confiance des utilisateurs. Les publications du Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL a d’excellents sont une référence sur le sujet.

Les cahiers du LINC

Ubérisation, micro-travail et partage des miettes

Enfin, dernier sujet, aux frontières plus floues. Votre produit participe-t-il à l’ubérisation de la société et à l’économie du partage des miettes ? Cette économie dont la promesse est que chacun peut devenir à la fois client et fournisseur, payé à la commission, au mépris de l’équilibre pro / perso mais aussi des lois sur la protection des salariés ou de la concurrence loyale ?

Votre produit encourage-t-il le micro-travail, le morcellement des tâches, la perte de sens ou encore incite-t-il ses “clients”, pour faire des économies d’échelle, à utiliser leurs propres ressources personnelles pour accomplir leur travail ?

Les 2 principes de l’Internet à respecter

Entre Dark UX, business model obscur et inversion des valeurs, on peut vite sombrer du côté obscur de la Force, plus puissant certes, mais destructeur. Pour rester du côté clair, commençons par respecter ces deux petits principes simples :

  1. rendre service à l’utilisateur en lui donnant ce qu’il est venu chercher, rien de plus et rien de moins.
  2. permettre à l’utilisateur de partir facilement si le contrat est rompu.

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Karine Sabatier
LesEclaireurs

I don't use AI to write about my Product Management and Product Design expertise.