Détruire
Ce texte a été écrit par Marion Guilloux le mercredi 15 février 2017, pendant la première saison des Mots lors de l’atelier de Karim Miské, “Le monde est un polar” :
“Nous en étions à la troisième séance, il était temps d’aller explorer le côté obscur. Une nécessité pour qui veut écrire un polar. La consigne : regarder la vidéo lisse et sans paroles d’une youtubeuse beauté annonçant à ses fans un heureux événement, en ayant en tête les vers de Schiller : “Qu’il se réjouisse / Celui qui respire en haut dans la lumière rose ! / Car en dessous, c’est l’épouvante / Et l’homme ne doit pas tenter les dieux / Ni jamais, au grand jamais, désirer voir / Ce qu’ils daignent couvrir de nuit et de terreur.”
À partir de là, je leur demandais d’imaginer le pire. La vidéo incarnait la “lumière rose”, leur nouvelle devait refléter la “nuit et la terreur” qu’elle recouvrait.
Ce fut une bonne séance, tous ont réussi à faire de leurs pulsions les plus inavouables et de leurs pires cauchemars la matière même de l’écriture. Le texte de Marion nous a tous bluffé. Elle avait réussi à se libérer du contexte de youtube tout en en gardant l’esprit et d’incarner la couleur rose en un personnage, dans une nouvelle avec chute. Elle nous faisait toucher du doigt ce que nous préférons d’ordinaire oublier : la nuit et la terreur ressemblent à votre voisin de palier.”
Détruire
La lumière est très blanche dans l’Eglise Saint-Paul-Saint-Louis. Elle tombe en douche oblique sur le seul banc occupé par une jeune femme habillée tout en rose.
Une parka rose plastifiée, une robe rose ultra-courte. Il a même aperçu les talons roses lorsqu’elle a traversé l’allée centrale pour aller s’asseoir.
Cela fait vingt minutes qu’elle garde la tête baissée, plongée dans un état de méditation inébranlable.
Même les ongles sont roses, laqués à la perfection. Le seul geste, furtif, a été cette main qui a remis en place une mèche blonde platine, ordonnant la chevelure blonde qui venait de sortir de chez le coiffeur.
Il n’arrive pas à savoir si elle est belle. Excitante, c’est sûr.
La fille doit se marier demain et elle se recueille seule. Il se demande à quoi elle pense.
La fille est esthéticienne, n’a pas un rond et claque son salaire depuis deux jours pour s’acheter toute une garde-robe de choses futiles et tape-à-l’oeil qui ont l’air de la satisfaire. Que du rose. Pour son plus grand bonheur à lui.
La fille est fervente catholique. Petite provinciale qui s’est fait passer la bague au doigt en un clin d’oeil. La fille est sûrement vierge.
Et c’est ce dernier point qui l’obsède. Avec le rose.
Ça fait des semaines qu’il la traque et, aucun moment, elle n’a tourné les yeux vers lui. Pas senti la présence dans son dos, pas frémi en imaginant ses mains moites se serrer et se desserrer dans les poches quand il attend qu’elle traverse pour continuer la chasse. Il cache ses mains dans les poches de son pardessus et leur ordonne de se tenir tranquilles, le temps que le moment propice arrive, pour qu’elles puissent l’assaillir. Il a tout son temps.
Ça fait cinq ans qu’il est au chômage et l’obsession des vierges en rose du Marais lui est apparue au bout d’une énième séance de porno-bière, à traîner la bite à l’air chez lui.
Il en avait eu ras-le-bol de voir Misty Pussy se faire prendre dans tous les sens et avait zappé au hasard sur les chaînes câblées, jusqu’à tomber sur une retransmission de messe en latin. Les dorures, les enfants de chœur et le visage béat des filles dans l’assemblée des fidèles lui avaient filés une double érection qu’il n’avait pas essayé d’évacuer. C’était quasi-mystique. Ce qu’il attendait depuis longtemps.
En zappant une dernière fois sur le visage extatique de Misty Pussy qui se faisait tringler par deux mêmes mecs masqués en même temps, l’idée commença à germer.
Sans le maquillage, il se dit qu’elle pourrait avoir un visage de Madone.
Il avait éteint, était resté avachi dans son canapé en finissant de picoler. Ça lui plaisait bien ce qui était en train de monter en lui.
Celle qu’il avait en face de lui était unique. Jusqu’ici jamais égalée dans sa quête.
Au boulot, avec sa blouse rose. Le soir, en fermant la boutique, avec sa parka rose.
Et maintenant, il est persuadé que ça doit être rose en dessous et tendre et… L’idée lui fait faire un mouvement brusque lorsqu’il essaie d’ouvrir sa braguette.
La fille lève la tête en entendant venir un bruit du confessionnal.
Pas le moment de tout faire foirer.
Il se tient à carreau, mais non.
L’instinct de survie s’est allumé chez la fille. Elle regarde autour d’elle craintivement et commence à tendre le bras vers son sac pour déguerpir.
Elle sent sa présence. Elle sent que quelque chose rôde autour d’elle.
Il la voit déjà se lever et partir.
Pas tout faire foirer comme ça !
La fille se lève précipitamment du banc et se dirige vers la sortie.
Il se prépare à s’élancer hors du confessionnal pour la rattraper avant qu’elle ne lui échappe, mais c’est elle qui se tend un piège: passant devant les cierges, elle s’arrête et contemple les petites lumières vacillantes.
Elle s’est immobilisée.
Il sait que c’est sa dernière chance. Silencieusement, il s’extraie de sa cachette et avance vers elle sans plus s’inquiéter du bruit. La fille fait un geste pour se retourner mais déjà ses mains sont sur sa gorge et serrent pour étouffer le cri.
Il attend que son corps devienne raide pour la ramener vers le confessionnal et lui arracher tout ce qu’elle a de rose, les vêtements, la peau, le reste.
Traquer, envahir, détruire.
Lorsqu’il se relève d’entre ses cuisses inertes, il sent poindre la déception : la fille n’était pas vierge.
Alors, sans plus lui jeter un coup d’œil, il se rhabille et sort. Il trouvera mieux la prochaine fois.
La lumière n’a quasiment pas changé depuis tout à l’heure. Seul détail troublant sont les deux jambes de femme étendues hors du confessionnal.
A son pied gauche, il manque une chaussure à talon rose.
Marion Guilloux
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