La fiancée du gangster

Les Mots
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6 min readJul 24, 2017

Une nouvelle policière de Pamela Pianezza, écrite dans le cadre de l’atelier de Karim Miské, “Le monde est un polar” (Les Mots, saison 1, mars 2017).

Chapitre 1.

Sur le papier Norah est comédienne. Dans les faits, elle est surtout galérienne. De minuscules apparitions dans des comédies lourdingues, toujours dans le rôle de la serveuse en arrière plan ou de la fille à qui on demande une clope. Sans compter une pub ridicule pour une crème dépilatoire qui lui a foutu la honte pour une éternité.

Mais la roue tourne, inch’allah. Norah a prié chaque soir pour qu’on lui donne sa chance et cette fois-ci ça y est. Elle vient de décrocher un rôle. Un rôle, pas une figuration. Un rôle avec un prénom, même pas maghrébin : Juliette. La fiancée du gangster. On lui a promis une dizaine de minutes de présence à l’écran. Ce n’est pas la folie sur un film de deux heures, mais c’est assez pour se faire remarquer par un directeur de casting et pour enrichir sa bande démo. Alors Norah se jure qu’elle donnera tout. Ce rôle, c’est la chance de sa vie…

Le premier matin de tournage, Norah ouvre les yeux une heure avant la sonnerie de son réveil. Elle qui d’habitude se lève toujours à la dernière minute. Ça lui laisse le temps de faire dix salutations au soleil et une série de « chien tête en bas », pour finir par sa posture préférée : celle de l’enfant. Puis de boire tranquillement son Nescafé ultra sucré en observant le trafic sur le boulevard Brune, sept étages plus bas.

Norah enfile sa petite robe noire Naf-Naf porte-bonheur, offerte par ses parents pour ses 20 ans. L’année où elle leur avait annoncé qu’elle quittait la fac de droit pour se lancer dans une carrière de comédienne. Elle leur avait dit ça par téléphone. Sa mère avait raccroché, et Norah s’était dit qu’elle n’aurait plus jamais de ses nouvelles. Elle les avait déçus, eux qui rêvaient d’une fille avocate d’affaires ou juge pour enfants. Et puis une semaine plus tard, un samedi à 11 heures, la sonnerie de l’interphone l’avait tirée du lit. Sa mère et son beau-père l’attendaient devant la porte avec un paquet cadeau. Une robe droite, noire, mi longue mais décolletée dans le dos. Très Jackie Kennedy. « C’est du sexy-chic », avait dit sa mère. « Parfait pour une actrice. » Norah avait fondu en larmes et s’était jetée au cou de sa mère.

L’heure tourne. Même en se levant aux aurores, Norah est bien capable de finir en retard. Elle enfile la robe et une paire de collants. Des bottines noires et un foulard émeraude, pour la touche de couleur. De toute façon elle devra se changer dès son arrivée. Mais elle veut faire bonne impression. Question maquillage, juste un peu de mascara et de poudre sur le visage. Les maquilleurs détestent quand tu arrives déjà avec trois tonnes de fond de teint.

8 heures. Pourvu qu’il n’y ait ni colis suspect, ni voyageur malade sur le trajet. Mais ça va, tout roule. Tramway 3a, puis ligne 13 jusqu’à Saint-Denis. Le métro est bondé, mais peu importe. Norah est tellement aux anges qu’elle ne remarque ni les visages fermés des salariés en route vers une journée de travail interminable, ni le type rougeaud qui la reluque d’un air salace.

Arrivée à Carrefour Pleyel, elle finit le trajet à pied, les yeux rivés sur l’application Maps de son iPhone. Le vent lui fait du bien. Il lui donne des ailes, littéralement.

Soudain au bout de l’allée de Seine, le visage sublime de Jessica Chastain surgit en 4 x 3m. Et sur l’affiche d’à côté, Mathieu Kassovitz, l’un de ses acteurs fétiches depuis La Haine. La Cité du cinéma se dresse devant Norah, surprenante au milieu des terrains vagues et d’immeubles banals. Imposante. Récemment elle a lu qu’on y avait tourné le film le plus cher jamais réalisé en France. Elle se sent toute petite, mais prête à en découdre.

A l’entrée, on lui demande sa pièce d’identité. On vérifie si son nom se trouve sur le listing des entrées autorisées. C’est bon. Quelqu’un va venir la chercher. Norah patiente, un sourire un peu béat aux lèvres. Une main se tend devant elle. « Salut, moi c’est Stéphane. Je suis assistant de production. Une partie de l’équipe est déjà là. Ils sont à la cafète. Je vais te présenter. »

Norah suit Stéphane. Ils passent devant un plateau de tournage, puis deux, pénètrent dans les sous-sols du bâtiment principal, longent un couloir, grimpent une série d’escaliers… Norah est perdue. Stéphane se retourne vers elle: « ne t’inquiète pas, tu t’y retrouveras bientôt. Et la prochaine fois je te montrerai un chemin plus simple. C’est juste qu’en ce moment il y a un shooting dans l’entrée principale… » Le temps que Stéphane explique l’histoire du lieu — une ancienne centrale électrique, « d’où cette impressionnante structure de verre et d’acier » — un brouhaha et des éclats de rire indiquent qu’ils sont arrivés à destination. La cafétéria, très vaste, a été creusée dans un puits de lumière. Norah s’imagine déjà aller y faire ses pauses café, en compagnie de ses partenaires de jeu…

Stéphane passe le premier. « Hello l’équipe, je vous présente Norah ! » Une vingtaine de visages se tournent vers elle. Les discussions s’arrêtent. Norah rougit. Soudain, elle sent une main sur ses fesses. « Salut, je suis ton mari. »

Norah est tétanisée. Son instinct lui dicte de balancer une claque au connard qui vient de lui manquer de respect devant tout le monde. Mais une petite voix l’en dissuade. Ça ne lui ressemble pas de se retenir, pourtant elle se contente de se retourner brusquement et de balancer à son soit disant mari un « eh, doucement, on n’a pas encore fait connaissance ». Le type qui lui fait face est grand, brun. Une carrure de sportif et un regard de chat. Il aurait pu être son genre s’il ne venait pas de griller toutes ses cartes en un fragment de seconde. L’inconnu fixe Norah sans ciller, un peu trop longuement. Il sourit. Elle pas. Gênée, elle détourne les yeux pour observer les réactions des autres, mais à l’exception de Stéphane, rouge comme une pivoine, personne ne semble avoir remarqué ce qui venait de se produire.

« Alors ça c’est donc Julien, ton mari dans le film », glousse Stéphane, visiblement pressé de dissiper le malaise. « Julien et sa future Juliette, si avec ça ce n’est pas le grand amour… » « T’inquiète, c’est déjà le grand amour », l’interrompt Julien. Norah lui tourne le dos et s’avance vers le reste du groupe.

Il y a les membres du gang mené par Julien : Antoine, Malik, Ibrahim et Stéphane. La bande rivale ne tourne pas aujourd’hui… Norah a déjà vu certains visages dans des films ou des séries dont elle a oublié le titre. Elle et sa mémoire de poisson rouge… Un peu en retrait, le chef opérateur discute avec les techniciens. Trop nombreux, aucune chance pour qu’elle retienne tous leurs prénoms dès le premier jour. Et enfin, accoudé au bar, en pleine conversation avec la serveuse, Germain, le réalisateur, que tout le monde respecte pour s’être lancé dans un blockbuster dès sa sortie de l’école de cinéma.

Norah est étonnée de ne voir que deux femmes dans l’équipe. Louise, l’autre girlfriend de gangster, une toute petite rousse aux grands yeux verts, s’est immédiatement précipitée pour lui faire la bise. Catherine, la productrice, cache un visage sérieux sous une épaisse frange brune. Concentrée sur son smartphone, elle lui a serré la main chaleureusement, mais brièvement.

Norah n’a jamais eu de problèmes avec les ambiances masculines. Elle a même joué dans l’équipe de foot de son lycée. Une équipe mixte, avec dix garçons et elle dans les cages. Mais là… Elle ne le sent pas… Norah secoue la tête comme elle le fait toujours pour chasser les idées noires. Le stress fausse souvent son jugement. Tout se passera merveilleusement bien. Ce rôle, c’est la chance de sa vie.

(A suivre…)

***

Pamela Pianezza https://medium.com/@PamelaPianezza

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