Pénélope
Ce texte a été écrit par Sébastien Martin le vendredi 24 février 2017, pendant la première saison des Mots lors de l’atelier d’Ollivier Pourriol, “L’écriture comme bricolage : découvrir la boîte à outils de l’écrivain”.
Consigne : un dialogue anonyme, brut, sans didascalies, avec une Pénélope.
- C’est toi ?
- Oui
- Tu es de retour ?
- Oui
- Bon…
- Ça va ?
- Oui. Et toi ?
- Ça va…
- Ça a été long
- C’est une question ?
- Je ne sais pas. Oui. Non. Ça a été long en tout cas.
- Oui. Ça a été long. C’est un long voyage, tu sais.
- Oui. Un long voyage.
- Tu as été heureux ?
- Pardon ?
- Tu as été heureux ?
- Je ne comprends pas.
- Je te dis : tu as été heureux ? je veux dire : de faire ce long voyage, tu as été heureux ?
- Oui. Non. Je ne sais pas. Ça a été long, en tout cas. Heureux, je ne sais pas. En tout c…
- C’est ce qu’on dit.
- Quoi, c’est ce qu’on dit ? comment ça c’est ce qu’on dit ?
- C’est ce qu’on dit.
- Qui dit ça ?
- Je ne sais pas. C’est ce qu’on dit. Point. On a toujours dit ça. Alors, on le dit.
- Mais quoi, quoi, on dit quoi, alors ?
- Que tu as été heureux.
- Heureux ? quoi, comment ça on dit que j’ai été heureux ? heureux de quoi ? hein, je te le demande, heureux de quoi ?
- Ben, de faire un long voyage…
- De faire un long voyage ? comment ça ? hé ben, bien sûr que non je n’ai pas été heureux, de faire un long voyage ! J’ai fait un voyage, le voyage était long : j’ai fait un long voyage. Point. Et si j’ai été heureux, c’est de surcroît. Tu entends, de surcroît ! et d’ailleurs, je ne sais pas si j’ai été heureux. Et d’ailleurs, je n’ai pas dit que j’ai été heureux ! et puis je te rappelle que je n’ai pas choisi de faire ce long voyage !
- Ha bon ?
- Non.
- Tu ne l’as pas choisi ?
- Non
- Ah…
- J’ai été appelé. Appelé. Tu comprends ça ? on m’a appelé. Appelé.
- « on » t’a appelé ? mais alors ce « on », c’est le même qui…
- Arrête avec ça !
- Pourtant, « on » dit que tu as été heureux.
- Stop !!!
- Oh, pardon, mon chéri ! je ne voulais pas t’énerver je voulais juste savoir…. Tu sais ça a été long, très long. Pendant ce temps, je t’ai attendu, moi ! je me suis fait de la bile, je me demandais ce que tu faisais, si tes aventures…
- Quelles aventures ?
- Tes aventures, je veux dire tes prouesses, euh, comment dire, tes épreuves, euh toutes ces choses que tu as faites pour les autres, et puis tous ces obstacles que les autres, d’autres autres, hein, ceux qui te veulent du mal, ont levé contre toi, ces aventures-là je veux dire…
- Ça me gonfle.
- Oh mon chéri !
- Je suis fatigué.
- Viens, rentre ! assieds-toi ! tu veux boire quelque chose pour te réchauffer, une tisane ?
- J’aime pas tes tisanes.
- Ah…
- Tu en bois toujours autant ?
- Oui, plus que jamais. Tu sais, ça a été long, très long.
- Tu t’es ennuyée ?
- Non
- Tu as fait quoi, toi, pendant ce temps ?
- Rien.
- Rien ?
- Rien. A part bien sûr ce tricot que tu vois là.
- Tu tricotes maintenant ?
- J’ai appris. J’ai eu le temps d’apprendre, tu sais.
- Ah. Et ça sert à quoi ?
- A rien, précisément. A passer le temps. Je tricote le jour, je détricote la nuit, je retricote le jour.
- Quoi ? tu fais quoi là ?
- Je tricote le jour, je détricote la nuit, je retricote le jour.
- Mais pourquoi ?
- Pour m’occuper. Pour passer le temps, pour t’attendre. Pour ne pas t’oublier. Et puis…
- Et puis… ?
- Pour ne pas m’échapper, peut-être.
- T’échapper ?
- Oui, partir, voler, convoler, je ne sais pas moi… refaire ma vie, reprendre mes études, travailler… le temps a été long, tu sais.
- Je sais
- C’est un long voyage que tu as fait, tu sais !
- Je sais !
- Mais, au fait, dis moi… je ne te l’ai pas encore demandé… pourquoi es-tu rentré ?
- Je vais te le dire.
- Bien, dis-le alors !
- Oui, je vais te le dire, mais plus tard.
- Non, dis-le maintenant
- Non
- Si
- Non
- Si
- Bon. Ok. De toute façon, il faut que je te le dise, car le temps presse.
- Le temps presse ?
- Oui
- C’est curieux…
- Quoi ?
- Cette accélération du temps… le temps presse maintenant ! ah, que ne l’a t-il pas fait plus tôt…
- Oui, le temps presse maintenant.
- Que veux-tu dire ?
- A cause de la presse, justement
- Hein ?
- C’est à cause de la presse que le temps presse.
- Tu m’expliques ?
- J’ai besoin que tu me rendes un service.
- Lequel ?
- Il faudrait que tu dises, heu…, qu’on change un peu l’histoire.
- C’est-à-dire ?
- Il faudrait que tu dises que je ne suis pas parti. Ou plutôt si, mais que tu es partie avec moi.
- En voyage ?
- Oui
- Mais pourquoi ?
- Je t’expliquerai.
- Bon, d’accord…
- …
- Mais tu ne m’as encore rien raconté… si on me demande, il faut que je dise quoi ? qu’est-ce qu’il me serait arrivé pendant ce voyage ? qu’est-ce que j’y aurais fait ?
- Heu… je ne sais pas moi…. Heu… le temps presse, on n’a pas trop le temps de penser, là…. Disons… disons, que tu étais là, à mes côtés pour tricoter.
- Pour tricoter ?
- Oui, pour tricoter.
Sébastien Martin
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