Philippe Lamarre : « Il faut demeurer flexible en terme de modèles d’affaires. »

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Le Tank media
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8 min readNov 21, 2017

Studio de design, magazine papier, site web, producteur TV… Urbania est un média Montréalais qui multiplie les casquettes. Leur volonté : « Être d’audacieux anthropologues de la culture populaire et de la société, tous âges et toutes classes sociales confondus. » Après 15 ans d’existence et quelques partenariats avec des médias français (Arte, TV5…), Urbania va venir poser quelques valises à Paris. L’occasion d’échanger avec Philippe Lamarre, l’un de ses fondateurs, qui interviendra à Browse le 25 novembre dans le cadre de la Masterclass introductive.

Le Tank Media : Qu’est-ce qui t’a donné envie d’entreprendre dans les médias ? Qu’est-ce qui t’a décidé à te lancer ?

Philippe Lamarre : Nous étions en mars 2003 et j’avais lancé mon studio de design graphique trois ans plus tôt et j’avais envie d’un projet où j’étais mon propre client, où je pourrais à la fois créer le contenu ET le contenant. Nous avions un loft sur le boulevard St-Laurent à Montréal — c’est la rue emblématique et la plus cosmopolite de la ville, celle qui rassemble les anglophones et les francophones — et nous avons alors décidé de créer un magazine qui s’intéresserait à la vie qui nous entoure et aux gens qui donnent une âme à Montréal. C’était une manière pour nous décoller de nos ordinateurs et nous forcer d’aller à la rencontre des gens et de leurs histoires. Mon inspiration c’était le magazine Colors qu’Oliviero Toscani et Tibor Kalman avaient créé pour Benetton. Une grande thématique racontée à travers une multitude de point de vue. Quelque chose d’à la fois anthropologique et documentaire, éclaté visuellement.

Je dois aussi avouer qu’il y avait un côté très pragmatique à l’aventure… Notre studio avait remporté un appel d’offres pour créer un guide des commerces du boulevard St-Laurent et nous avions alors embauché un vendeur de pub pour financer une partie du guide. J’ai donc eu l’idée de profiter du fait que nous avions un vendeur sous la main pour qu’il aille vendre ce nouveau magazine que nous étions en train de créer les soirs et week-ends. Bref, c’était à la fois un geste de passion et de raison, mais créé sans plan d’affaires, ni financement extérieur. On utilisait les profits de nos projets commerciaux et les injections dans notre bébé. Et comme personne au sein de l’équipe n’avait d’enfants à l’époque, on ne comptait pas nos heures!

Qu’est ce qui dans ta formation et ton parcours t’a aidé à devenir un entrepreneur dans les médias ? Et à l’inverse qu’est-ce qui a pu te manquer ?

J’ai étudié en lettres au collège et en design graphique à l’université. J’avais hésité entre le journalisme et le graphisme, mais je m’étais dit que tout peut mener au journalisme. J’ai donc fait mes études à l’université du Québec à Montréal, et ensuite j’ai voyagé et suis allé au Connecticut aux USA et à Vancouver. J’ai adoré être confronté à diverses langues, cultures et approches du design. Ça m’a appris à m’adapter et à repartir à zéro. Disons que le côté entrepreneur était en moi, car à 9 ans, je publiais déjà un fanzine de BD que je vendais à mes parents et à mes tantes. J’ai toujours aimé démarrer des projets à partir de rien et je n’ai pas peur du vide. Il en va de même quand on lance une entreprise : il faut arriver à concrétiser une vision à partir de rien, ou de très peu. Beaucoup de gens ont de la difficulté avec l’abstraction que cela nécessite, mais je crois que c’est ce qui me passionne.

Pour ce qui est de ce qui m’a manqué, c’est certain que je suis un intuitif et un créatif pur : je pense à l’idée, au contenu, à la marque, et le modèle d’affaires arrive ensuite. Je me souviens quand on a commencé, produire le magazine nous coûtait environ 2$ par exemplaire, plus l’envoi par la poste qui coûtait 1$, et nous avions conçu de superbes pochettes en vinyle, qui nous coûtait 2$ chacune. Bref, chaque magazine envoyé nous revenait à 5$, et nous produisons 4 magazines par an… et nous vendions l’abonnement 15$/an. Pas besoin d’être un comptable agréé pour saisir que le modèle d’affaires ne tenait pas la route! Cela dit, c’était un projet de passion, et n’importe qui de rationnel aurait abandonné s’il ne fallait que se fier à un fichier Excel de rentabilité. Je me souviens que je disais à mon comptable de l’époque que le magazine était rentable, «si on ne regarde pas toutes les dépenses»!

Mais ultimement, nous avons toujours fait en sorte d’avoir des activités rentables au sein de l’entreprise et le magazine était un laboratoire de création qui nous a positionnés, et qui nous a permis de décliner nos activités (et la marque) vers la production audiovisuelle et interactive. Il faut être un peu inconscient quand on lance un projet comme URBANIA, et il faut surtout persévérer, bien s’entourer et ne pas mettre tous tes oeufs dans le même panier.

Entreprendre est souvent un parcours du combattant, comment bien s’entourer pour l’affronter ?

La seule chose que j’ai apprise à propos du leadership c’est qu’un bon leader n’a pas peur de s’entourer de gens meilleurs que lui ! Je n’ai aucun complexes à savoir que ma rédac-chef est meilleure que moi en contenu, que mes designers sont meilleurs que moi en direction artistique ou que mon associée est meilleure que moi en gestion et en finances. En fait, c’est ce qui fait que notre entreprise n’est pas un one-man show et qu’elle va me survivre. Et mon talent à moi, c’est de savoir faire du casting, soit de dénicher des talents et de leur confier des missions à leur mesure.

Il faut donc toujours être aux aguets pour dénicher des talents. Il faut constamment être aux aguets des nouveaux talents, et aussi essayer de savoir qui est derrière les projets qu’on aurait aimé réaliser. Le recrutement, ça ne commence pas quand on a un poste à combler.

Aussi, nous avons mis en place depuis deux ans un comité aviseur composé d’experts chevronnés de l’industrie qui nous conseillent de la même manière qu’un conseil d’administration. On les rencontre chaque trimestre, on leur présente nos objectifs, nos résultats, les difficultés auxquelles on fait face, et ils nous accompagnent et nous aident à évoluer et devenir meilleurs. C’est bien d’avoir des gens de l’extérieur qui viennent nous aider à voir clair, et c’est bien de nous habituer à rendre des comptes, car ça nous oblige à regarder le chemin accompli et à coucher sur papier où on veut aller. C’est une des meilleures décisions d’entrepreneur que j’aie prises que de me doter de ce comité.

Quand un nouvel entrepreneur média vient te voir pour des conseils sur son projet, quels sont les 2/3 points qui te font tiquer et te dire qu’il n’aborde pas les choses de la bonne façon ?

Quand quelqu’un veut démarrer quelque chose non pas par désir d’apporter quelque chose de nouveau sur le marché, mais par vanité ou pour copier quelque chose qui fonctionne, ça me semble un très mauvais moteur, et ce n’est pas suffisant pour se relever quand on frappera un mur.

Sinon, ceux qui croient que ce sera facile. S’il y a bien une chose que je sais, c’est qu’être entrepreneur, c’est la route la plus difficile, mais la plus gratifiante. Cela dit, un des problèmes qu’on a quand on vieillit et qu’on acquiert de l’expérience, c’est qu’on connaît les embûches et quand quelqu’un me demande conseil pour démarrer un nouveau projet, la dernière chose que je veux, c’est être celui qui décourage les autres en ne parlant que de l’adversité qui les attend…

Comment se sont fait vos choix de diversification ? Un plan de route très réfléchi ou des hasards ?

Au départ, nous étions extrêmement rébarbatifs à tous les aspects commerciaux. Comme nous faisions le projet pour les «bonnes raisons» et que la rentabilité n’était pas la priorité, nous n’avons pas fait des choix en fonction de ce que les annonceurs nous demandaient. Ça nous a permis de nous positionner comme une marque intègre qui fait les choses à sa manière et avec passion. Il faut demeurer flexible en terme de modèles d’affaires. Savoir s’adapter aux changements et profiter des opportunités qui se présentent à nous est crucial. Le monde des médias est en constante métamorphose et personne ne sait de quoi aura l’air le marché dans trois ans.

C’est en 2006 que s’est présentée l’opportunité de produire du contenu pour la télévision. Il s’agissait de contenus courts dans une émission culturelle sur ARTV (l’équivalent québécois d’Arte) que nous produisions pour des clopinettes. C’est là qu’on a eu l’épiphanie et qu’on a réalisé que notre marque vivait aussi bien en vidéo, qu’en magazine que sur le web. Et ensuite, TV5 nous a approchés pour produire de «vraies» séries documentaires, et ça a été un point tournant. Nous avions alors l’argent pour produire du contenu de qualité, payer les gens adéquatement et rejoindre un large auditoire. Et parallèlement, ça nous a permis d’avoir accès à des financements pour des plateformes web qui sont devenues des piliers du développement de la marque. Aujourd’hui, l’entreprise a trois axes de développement : le média (nos propres plateformes et médias), la production audiovisuelle et interactive originale (les projets que l’on produit pour des chaînes télé et des partenaires culturels), ainsi que l’agence de contenu (qui produit du contenu pour des marques).

Le plus important, au-delà de la diversification des services, c’est de bâtir une marque. Un média doit avoir une personnalité et une mission fortes. L’actif d’un média, c’est sa marque et son auditoire. Et pour bâtir une marque pérenne, il faut demeurer cohérent au fil des années, et ce, même si les modèles d’affaires et les plateformes changent au fil du temps.

Qu’est-ce qui vous a manqué au lancement d’Urbania, que vous aviez mal anticipé par exemple, et qui vous aurait permis d’aller plus vite ?

Du cash! Mais en même temps, le fait de tout faire avec deux bouts de ficelle a fait en sorte qu’on était libres et qu’on n’avait aucun comptes à rendre. Ça aurait été bien de pouvoir compter sur des gens d’expériences qui nous auraient évité d’avoir à tout apprendre sur le tas, mais en même temps, on a tout bâti «from scratch», avec le sentiment de ne rien devoir à quiconque. Aujourd’hui, on a atteint un certain degré de succès, on a une belle notoriété au Québec et on se sent assez solides pour nous sortir de notre zone de confort et passer à la vitesse supérieure et aller chercher du financement pour accélérer la croissance. Mais ça aura pris près de 15 ans pour arriver là!

Retrouvez Philippe Lamarre pour son intervention le 25 novembre lors de Browse.

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