Agnès au pays des branches vieilles

Catherine Leduc
Lézamimo
9 min readOct 22, 2018

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Une jeune femme en chaussures rouges est assise dans une salle de soins de l’hôpital Belle-Vue. Elle s’appelle Agnès, elle est enseignante chez les moyens. On la sent perdue.

L’infirmier arrive pour le pansement. Douze points de suture sur le crâne, il lui demande comment c’est arrivé. Un accident de porte-manteau. La honte empourpre ses joues.

Agnès ne devrait pas avoir honte, Monsieur le Maire le lui a répété en apprenant l’agression. “C’est cette situation qui ne peut plus durer. Ne vous inquiétez pas, je vais m’en occuper. Le petit morveux, je vais vous le foutre dehors, vous allez voir!”

Quand même…

Agnès pense qu’elle a vingt-cinq raisons d’avoir honte. Vingt-cinq élèves, vingt-cinq chances de tomber sur un porte-manteau velléitaire. Vingt-cinq. Pas plus pas moins. Aucun ne lui avait semblé dangereux jusqu’ici. C’est fou comme le regard change après coup.

Dans quelques jours, Agnès pourrait peut-être tenter un atelier “poids et mesures”. Douze points de suture contre vingt-cinq porte-manteau à risque, qu’est-ce qui pèse le plus dans la balance? A cet instant, l’idée ne germe pas.

Aura-t-elle une chance de germer? Une toute petite chance?

En vérité, elle est en état de choc. L’intérêt de l’introspection lui échappe, elle a pour l’heure de l’inquiétude pour son scalp.

Quand même…

Agnès sait bien que le porte-manteau en question ne lui a pas ouvert le crâne sciemment. La raison est nébuleuse. Il lui faudrait du temps pour comprendre la série d’obstacles malencontreux responsables de l’attaque. Agnès ne sait que ressasser le film des événements depuis qu’on l’a allongée dans l’ambulance.

Tout a commencé avec les pots de peinture au milieu de l’allée et les tables en quinconce dans les 26 m2 de sa classe. Le petit Théodule — il est si mignon — lui a tendu son dessin juste au moment où elle allait rattraper Simon. Géraldine, son AVS, était occupée à débarbouiller Benjamin — il n’en loupe pas une celui-là — et avait dû, une fois de plus, laisser Simon sans surveillance.

Après, tout est allé très vite. Elle a trébuché une fois puis deux, s’est rattrapée comme elle a pu au chambranle de la porte. Elle a glissé sur le K-Way d’Elodie — la petite n’est pas très habile pour l’activité “accrochage” — et a loupé d’un rien l’épaule de Simon qui filait devant elle. Son corps s’est mis à flotter à deux centimètres du sol.

La tête en avant, la blouse frissonnante, Agnès ressemblait à une Superwoman qui a oublié bêtement de sortir son bouclier. Avec une lenteur stupéfiante, le porte-manteau s’est rapproché de sa tête. Ensuite, elle ne se souvient plus. Elle est restée sonnée par terre pendant une minute. Pas plus, l’a rassurée la directrice.

L’interne de service repasse et regarde le topo. Il décide qu’il vaut mieux la garder en observation. Agnès est transférée dans une chambre à deux lits. Elle a de la chance que l’autre soit vide.

La nuit se passe comme peut se passer une nuit dans une chambre d’hôpital, elle ne lui porte pas conseil. Agnès n’est pas la seule à ne pas dormir.

Monsieur le Maire est sur le pied de guerre. Il veille dans son bureau accompagné d’une cellule de crise resserrée. Son directeur général des services est en congé, il l’a échappé belle. Madame Châtelain, la première secrétaire, ne peut pas en dire autant.

Sa réactivité a été formidable. Une heure après l’incident, elle avait appelé son mari. La pendule aurait dû la chasser du bureau le cœur satisfait d’avoir accompli sa mission. Son dévouement de 16h30 lui sembla admirable. “Ne m’attends pas pour manger, mon chéri. Y’a un reste de cassoulet dans le frigo. Ça va aller?” Il est maintenant 2 heure du matin. Madame Châtelain n’a mangé qu’un sandwich et son mari dort lourdement. Elle regrette légèrement.

“Cette fois, on va frapper fort”, avait déclaré l’homme politique. Il avait lui-même décroché son téléphone pour joindre son ami Francis, journaliste dans la branche numérique de l’Observatoire du Vembrechinois.

Toujours prêt pour les scoops et les bonnes actions, Francis, lui, ne prend jamais de vacances. Il s’était déplacé aussitôt.

Francis est fier de travailler pour un journal au fait de la modernité. L’Observatoire n’a pas renoncé au papier, les Vembrechinois n’auraient pas suivi, mais il a su emboîter le pas de la révolution numérique. Et ça, on ne peut pas dire, c’est fort, très fort pour un journal local.

Le Powerpoint qu’il devra diffuser est presque prêt, la secrétaire et Monsieur le Maire le peaufinent encore un peu. Il somnole un peu.

Quand le soleil montre le bout de son nez, tout est prêt pour l’opération. La vidéo est postée. Il ne reste plus qu’à espérer un boost sur les réseaux sociaux et l’on prendrait fait et cause pour la situation intenable dans les écoles.

A l’hôpital Belle-Vue, l’enseignante émerge de quinze heures passées aux urgences. Les douze points de suture picotent. La pauvre Agnès attend comme une âme en peine que quelqu’un vienne. Elle voudrait tant rentrer chez elle.

Elle se souvient de son smartphone dans son sac. La batterie est presque intacte. L’activité de salle d’attente prend le dessus.

Agnès aime l’Observatoire du Vembrechinois.

Elle ne l’aime pas au sens de l’amour que l’on peut porter à son prochain, il faut être moderne pour comprendre la phrase précédente. Un traducteur pointilleux dirait qu’Agnès a cliqué sur le bouton “j’aime” de la page Facebook du sus-dit journal, mais la phrase est lourde. On comprend pourquoi le traducteur pointilleux perd toujours son emploi.

Agnès clique sur une vidéo qui l’attire, son titre lui parle.

“Solidarité envers nos enseignants”.

Agnès a une soudaine envie de pleurer. Elle a tellement besoin qu’on se sente solidaire…

La vidéo démarre après la publicité.

La douleur qu’elle ressent à la tempe gauche l’empêche certainement de saisir l’absurdité qui se déroule sous ses yeux. Ou peut-être s’agit-il d’un trouble du jugement inquiétant?

Il semblerait que non, les examens étaient rassurants.

Que le lecteur se rassure, le trouble obsessionnel compulsif du consommateur Facebookien est bien connu de nos jours. Agnès n’en est pas un cas désespéré.

Ce qui frappe ici est d’un autre ordre. De l’ordre d’un phénomène frustre, irraisonné, immédiat. Une maladie qui pousse à adhérer d’un petit geste de l’index à l’indignation conforme.

Agnès ne dit rien, elle regarde la vidéo. Elle clique ensuite sur le pouce “j’aime”. C’est comme ça qu’on fait.

Ne chargeons pas la mule, Agnès n’a pas de chance. Son école se trouve dans le secteur d’un maire pointilleux. Extrêmement. Pointilleux sur les budgets, pointilleux sur les heures des dames de service. Pointilleux sur l’ordre, seul garant de la bonne marche de la société.

L’homme d’une soixantaine d’années est aussi extrêmement dévoué. C’est tout à son honneur, disent ses administrés. Certains ajoutent, sous le manteau, qu’il n’a pas d’autre chat à fouetter à part ceux de la mairie, mais Agnès ne le sait pas encore. Elle ne connaît pas très bien Vembrechies.

Monsieur le Maire aime fréquenter les enfants lors des cérémonies du 8 Mai. Il ne joue pas à quatre pattes avec des petites voitures. L’école est son trou noir, son monstre à deux têtes, il en fait souvent des cauchemars. Il a depuis longtemps une dent contre le Ministère. Un abcès sur couronne qu’aucun dentiste ne peut soigner. Les budgets obsèdent. Son abcès suintait lentement, il ne rêvait que de se soulager. L’occasion était trop belle.

Le Powerpoint est réussi, a approuvé Francis. Il a tout le nécessaire pour alerter l’opinion. Un défilé d’images d’hôpital sans visages, des images d’école sans visages. La musique est solennelle, poignante, et puis les phrases sont terribles.

“Une enseignante subit la violence d’un de ses élèves depuis 2 ans.”

“Il n’est pas en mesure de suivre un cursus normal, il perturbe les autres élèves.”

“ Ce n’est pas faute de demander des moyens.”

“Faut-il attendre une autre agression pour que le Ministère réagisse?”

Agnès ne dit rien. Cela fait deux ans qu’elle ne peut rien dire, ni à Monsieur le Maire ni à son inspecteur. Leurs réponses sont toutes faites, toujours les mêmes.

“Ils n’ont pas que Simon à s’occuper. C’est toute la collectivité qu’ils doivent gérer. Chacun son métier.”

“Elle n’y connaît rien en gestion.”

“Elle n’y connaît rien en management.”

“Elle n’y connaît rien en concepts pédagogiques.”

Elle n’y connaît rien en rien. Agnès se débrouille. Depuis deux ans.

Pour cet enfant-là, Simon, elle n’était pas préparée. Elle venait pourtant d’avoir son master, elle se souvenait parfaitement de ses profs et de ses cours.

Il lui manquait quelque chose que personne n’avait voulu lui donner. Il lui manque toujours quelque chose qu’elle-même n’identifie pas, quelque chose qui la maintient dans le brouillard.

Elle avait vu le mot handicap dans son dossier, elle avait vu les mots troubles du comportement. Ces mots-là ne lui disaient rien, et surtout rien qui vaille. Elle a fait ce qu’elle a pu.

Simon a 5 ans. Agnès ne sait rien. Personne ne lui a dit que ce n’était pas grave, que ça pouvait s’arranger. Elle bute sur une tête de bois.

En sortant gagnante du concours, elle s’était pourtant promis qu’elle ferait l’école pour tous sans discrimination, qu’elle serait la garante de l’égalité des chances, qu’elle ferait de son mieux pour tous les enfants. Le seul hic a pris la forme d’un porte-manteau.

Le plus souvent, Simon est calme. Il travaille bien. Mais parfois, il est incontrôlable.” Agnès n’a jamais su pourquoi. Après la vidéo de Monsieur le Maire, elle ne se posera plus jamais la question.

Agnès aurait pu savoir que Simon est hypersensible aux bruits. Même s’il est incapable de le lui expliquer, même si ça ne saute pas aux yeux comme une évidence.

Simon aime bien Madame Agnès. Elle est gentille, elle ne crie pas. C’est le bruit de ses talons rouges qui lui arrache les oreilles, ceux qu’elle porte presque tous les jours. Ce bruit est d’une agressivité folle, il ne pense qu’à le fuir à chaque fois qu’elle s’approche. Quand il se rajoute aux bruits de la classe, trop souvent il sature. Il ne pense qu’à se frapper la tête contre la table, mordre, taper pour qu’il cesse. Deux ans qu’il ne contrôle pas.

Si Agnès avait su, j’aurais écrit une histoire de chaussure à la place d’une histoire de porte-manteau. Une histoire bête, toute simple, une histoire qui tient en trois lignes.

Il était une fois une jolie paire de chaussures rouges qu’on avait su ranger au placard. La classe était calme, Simon ressemblait à tous les autres petits anges. Son casque anti-bruit en plus, il avait l’allure d’un drôle de cosmonaute.

Pas besoin de faire le buzz pour que le petit Simon aille à l’école.

Agnès aurait pu accéder à ce savoir si une autre conjoncture astrale régnait dans l’école et au-delà. Une conjoncture inédite.

Novatrice diront certains, pragmatique enchaîneront d’autres. Personne n’osera la dire simple, le dialogue étant décrété par principe d’une extrême complexité.

Non, on préférera pondre des techniques et des procédures, des dossiers à remplir et des administrations aux belles façades.

Une toute autre conjoncture, disais-je. Des astres à l’écoute, pas trop bégueules. On se prend à rêver de fées réunies autour du berceau, prêtes à échanger potions et grimoires. Ce serait encore se défausser que de s’en remettre à la magie.

Il aurait fallu seulement des personnes apprenantes, adaptables, des personnes dont on n’évalue pas constamment le degré de confiance qu’elles méritent. Des personnes débarrassées des règles absurdes pondues hors sol sous prétexte de garantir l’égalité des chances. Des personnes qui peuvent s’appuyer sur les institutions plutôt que de subir leur suspicion et leur guerre de gouvernance.

Il aurait fallu seulement des personnes réelles pour des enfants réels, des enseignants, des parents, des professionnels, avec la tête libre et les coudées franches pour travailler en intelligence.

Mais les astres d’aujourd’hui n’aiment pas le dialogue. Ils aiment les esprits étriqués, les tacherons silencieux, les fidèles serviteurs du règlement intérieur. Ils ne portent pas chance aux empêcheurs-de-tourner-en-rond dans le cadre prévu.

Un petit porte-manteau a vite fait de rancir la motte battée dans le malaxeur. Des joues chauffent, pire qu’une rage de dent. Le beurre ramollit, on veut parer à la fuite de peur de glisser dans l’huile mais la cuve est une passoire. Alors, c’est le beurre qu’on accuse d’être pourri. Le rouge devient cramoisi, un rouge colère et revanchard, un rouge qui dit: “Foutez-moi ça dehors!”

Et, par la magie des images, cela devient une indignation conforme. Même si le beurre est un enfant. Un enfant de cinq ans.

Il suffit qu’il n’ait pas de visage.

Moralité

Douze points de suture et une vidéo peuvent-ils achever une vocation?

Agnès a répondu oui sans hésiter.

Dommage. Elle n’a tenu que deux ans.

Cette histoire est inspirée librement de la réalité, une vidéo publiée il y a quelques mois sur la page Facebook du journal Ouest-France.

Une fiction est un point de vue, ce n’est pas la vérité. Est-ce moins la vérité que les vidéos publiées sur les réseaux? J’en doute.

Je voudrais juste rappeler que la loi dite de 2005 impose l’obligation de scolariser tous les enfants en situation de handicap. Une loi existe, elle devrait s’imposer à tous depuis 2005. Nous sommes en 2018, elle ne s’impose toujours pas. Pourquoi?

A vous de juger.

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Catherine Leduc
Lézamimo

Passionnée idéaliste en quête de sens et d’énergies. J’aime les renards et les petits princes #utopieréaliste (et j’adore mon métier d’orthophoniste!)