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Confinés dans quoi? Jours 4–3–2–1

L’officiel. La réalité. Le grand n’importe quoi.

Jeanne Baran
Published in
6 min readMar 23, 2020

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Jusqu’à ce présent étrange, de tous mes confinements volontaires je ne tenais pas le décompte. Toutes mes envies de dimanche à rester chez moi, seule, tranquille, parce qu’il le fallait, pour ma santé. Couper le bruit des voitures, couper la puanteur des moteurs, couper le bruit des discours de comptoirs, les publicités, les problèmes des autres, les chers petits des autres. Me confiner chez moi? Une seconde nature. Je n’avais jamais réfléchi à ce mot, confinement.

Je préférais dire retrait, retraite, défaite sans doute. Mais d’un seul coup, sans que je n’y comprenne rien, sans que l’on m’y prépare, le monde a statué. Confinement. La crise mondiale. La crise comme personne ne s’est dit qu’elle pouvait arriver, par habitude, la juxtaposition des mots, toujours les mêmes. Crise. Economique. Et hop! Confinement. Comme la nature rigole! La crise arrive à cause d’un géant microscopique, un qui a le privilège de la couronne. Coronavirus! Un organisme intelligent qui a fait le saut, animal humain, à cause de notre bêtise. Quand le confinement est général, ce n’est plus du tout la même chose.

Mardi je le confesse, j’étais au bord d’être heureuse. Je me disais que j’allais enfin avoir le temps d’écrire, le soleil brillait comme il n’avait plus brillé depuis longtemps. Le ciel redevenait bleu enfin, après cet hiver gris et jaune, cet hiver vert de rage. Depuis ma fenêtre, j’observais le printemps revenir, les jonquilles au dehors, le vol des mésanges. Dans ma rue, il y a eu une sorte d’adoucissement vers deux heures, l’agitation disparaissait mystérieusement. Il y a eu encore quelques passants vers les quatre heures, des groupes de trois, quelques voitures. L’atmosphère semblait soudain en accord avec l’heure, la minute, grave, comme si un matelas de mousse absorbait le choc. En vérité la musique du moment est un bruit blanc, une acouphène, rien ne s’absorbe. Tout reste coincé dans des impressions violentes, contradictoires, qui s’enchaînent à une vitesse affolante.

Naïve, lundi je pensais encore qu’avec le choc de la pandémie un autre monde était en train d’advenir. Un monde humble, qui redescendrait dramatiquement de son piédestal, qui prendrait des décisions radicales. Un monde qui, par la force de la nature, serait obligé de se coller à elle, chercher à la connaître. Un monde qui saurait résister aux shitstorms, qui saurait dépister le vrai du faux, un monde qui apprendrait à la vitesse d’un grand V, acculé à chercher ce qui compte vraiment, pour de vrai. A 20 heures, j’ai complètement déchanté.

Je me suis mise à tourner en rond, à lire tout, que m’arrive-t-il? Moi qui une semaine plus tôt était concentrée sur une autre crise, après l’affaire des Césars, après le non-sens français, le geste d’Adèle Haenel, après les femmes qui protestaient, les mots comme des fouets de Virginie Despentes. Je devais me lever et me casser quoi! Je devais dire merde à toute cette entreprise, merde. Avec droiture merde. Avec le doigt levé merde. Je me voyais déjà dérouler devant mon petit monde la force que je venais de gagner. Moi femme, moi exister, moi vouloir dire, exprimer, pas subir, pas encaisser. Au lieu de ça je suis coincée chez moi, dans l’espace clos, le féminin comme vous dîtes, ma maison. L’espace des lessives, cuisine, serpillière, l’espace où s’asseoir sur le canapé avec un bon livre se négocie âprement. Jusqu’ici j’apprenais gentiment à le tenir à distance cet espace, j’espérais encore en rire, en jouer. Maintenant le jeu est fini. Fin de la partie. La maison prend radicalement un autre sens.

A cette heure, restez chez vous est la phrase la plus rabâchée au monde. Restez chez vous. Le monde en est encore à bricoler une stratégie. Mais qu’est-ce que ce vous, ce nous? Un tissu solide d’amoureux, célibataires, veuves, un tissu de familles, de voisins? J’ai comme des doutes. Qu’est-ce donc que ce dehors laissé aux ignorés, les SDF, les migrants? Qu’est-ce donc que ce dehors laissé aux forces de l’ordre, mais de quel ordre? Qu’est-ce donc que ce terrain devenu vague soudain, ce terrain où le travail oblige des corps à sortir le matin sans rien savoir, priés de se présenter la fleur au fusil. Contaminé? Pas encore? Ce terrain où ils rentrent chez eux le soir. Contaminé? La réponse est tranchante. Pas de test. Pays pas prêt. Pays pas prévoir. Pays pas foutu d’écouter ce que les soignants disent depuis des semaines, des mois, des années. Pays content de lui quand même. Pour le bien de la nation.

En même temps — ce en même temps est hélas bien réel — le virus écrit le scénario, et il entre dans un théâtre salement délabré, massacré en fait. Des gens seront triés, étiquette ne pas réanimer, nous le savons, des gens vont crever seuls, nos vieux, nous le savons, dans des hôpitaux sous-dimensionnés, avec des soignants pressés comme des citrons. Eux-mêmes seront épuisés, ils seront infectés, coupés de leur famille, nous le savons. Pas de test. Ce cynisme est dégoûtant.

Les gens qui circulent dans la rue ont l’air de faire comme d’habitude, un petit tour pour Médor, tenir la file comme il faut chez la boulangère, mais quand ils croisent ton regard tu sais l’inquiétude, tu sais qu’ils savent. Ce moment n’est pas une pause. Ce n’est pas du tout que la vie se pose, l’occasion de lire de bons livres, visionner des films extra, bien ranger sa maison. Tout le monde fait ses gestes mais tout le monde sait. La vie se suspend à rien, presque rien, un coup de fil, une photo reçue, une vidéo d’enfants qui rient. Les gens sont seuls avec la réalité. La non-gouvernance. L’extrême dépendance. C’est cela le confinement.

Les jours passent. Qu’est-ce qui est en train de nous arriver? Jours 4–3–2–1. Tous les scénarios sont possibles. Le jeu est fini. Je me souviens du mois d’avant, quand sortait Le consentement de Vanessa Springora, quand la France de la littérature était mis à pied, à pied de s’expliquer. Je repense au sentiment de libération que j’ai éprouvé alors, si fort, si intense. J’envoyais mes vœux vers les hautes sphères, je priais pour que les dieux examinent l’affaire. J’imaginais que tout le monde se demanderait à quoi il désire consentir, à quoi ce nous allait tenir. Je rêvais d’espaces communs, humbles, espaces naturels, je rêvais que le printemps allait réveiller le désir d’être intelligent ensemble, solidaire. Mais là, le spectacle est affligeant, ce vieux monde arque-bouté sur ses concepts économiques me donne juste envie de vomir.

J’ai la trouille. De ce virus j’ai peur, un peu, mais j’ai surtout peur des hommes. J’ai peur de cette folie, l’homme-puissance qui contamine les esprits, les armées de caddies, les ignorants sciemment désinformés, acculturés. L’homme-machine, machine de guerre, né pour produire, bouffer, détruire sans regarder, s’en foutre, fabriquer lui-même ce qui le tue et s’en foutre. Le jeu est fini. Ma peur est ma boussole. Non, non, non, nous ne sommes pas en guerre! Depuis ce lundi 20 heures, je rêve de zigouiller le vocabulaire guerrier, je rêve de trucider tous ceux qui applaudissent les nouveaux héros. Parce que vraiment, si les soignants n’ont que cela pour tenir, le soutien des bravos, les merci vous êtes formidables, si vraiment on en est à ce niveau-là de démission, à les laisser aller au front sans armure ni bouclier on consent tous à être de pauvres cons.

Parce que quand même la réalité n’est pas cette fiction. La réalité c’est que la majorité des soignants sont des femmes, les naturelles-dévouées, idem chez les caissières, les auxiliaires de vie, les femmes de ménage. Elles sont vos guerrières. La réalité est tout de même qu’elles ne tiendront pas. Parce que vous voulez continuer l’autre guerre, la guerre commerciale, l’ultra-compétitivité mondiale, parce que vous vous pensez encore et toujours au-dessus de tout. Vous ne les écoutez pas, depuis longtemps vous ne les écoutez pas. Aveugles. Sourds. Des machines. Allez-y, merci du sacrifice. La guerre? Non, c’est vraiment trop facile.

Avec ce virus le spectacle sur nos écrans est obscène, c’est la compétition de l’indécence, du mensonge, la compétition de l’impunité. Ce sont nos jours 4–3–2–1. Nous pleurerons nos morts, vous nous direz que la vie est une putain. Gestion de crise virile. Vieux monde cynique, vous méritez qu’on vous crache à la gueule. Ce sont nos jours. Nos Jours. Ceux que vous nous laissez. Nous sommes vos corps confinés, kidnappés, mais rien n’est gagné.

Le rapt est en cours, aucune illusion à se faire, on ne peut plus se lever ni se casser, mais le temps joue pour nous, sachez-le. Nous écrivons d’autres scénarios. Depuis nos canapés, l’écriture va se déchaîner. Et je sens, comment dire, je sens la marée, le tsunami de colère qui va vous submerger. Ne plus consentir.

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