Le crayon qui ne voulait rien savoir

Celui de l’écrivaine du dimanche

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5 min readNov 5, 2017

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La ligne se tient. D’un bout à l’autre, elle se tient. La ligne, c’est la ligne. Elle veut parler, embarquer, intriguer. Elle veut décrire les avions, les ballons rouges, les pommes et les oranges, tous les bleus du ciel, peut-être même la dernière fois où le soleil a brillé dans les yeux du narrateur. Elle veut faire croire à leur apparition soudaine, comme sortis de nulle part, elle veut qu’ils vivent.

La ligne doit commencer quelque part, s’arrêter ailleurs. Entre les deux, il faut y mettre un tout. Le crayon pourrait se doter d’un pouvoir magique mais il fait grise mine. Il ne sait ni le début, ni la fin, il n’a même pas l’idée d’un contour. Mais la ligne doit se tenir et le crayon ne sait rien. Il n’a que des entrelacs d’idées, un flou de matière, rien de bien sérieux. Il faudrait quand même qu’il se lance.

Il pourrait dessiner des vagues, des moutons et un peu d’herbe autour pour qu’ils soient contents, mais ce n’est pas cela qu’on lui demande. Il doit dessiner des lettres, des a et des p, des mots bien alignés avec des accents, des virgules, des apostrophes, sans oublier la majuscule et le point. Le début et la fin.

Comment va-t-il trouver le sens si rien n’existe concrètement? L’imbroglio est à son maximum. Pourtant, la ligne exige de l’ordre et de la précision sans quoi elle ne tient pas. Le crayon patine. Il se dit que la ligne est joliment contraignante. Ses règles de droiture lui imposent un cadre, il ne sait qu’en faire. Le crayon boude. Il s’en prend à la grammaire et à l’orthographe comme on défie le gendarme dès qu’il a le dos tourné.

“A quoi ça sert tout ça?” se met-il à râler en écrasant sa mine d’agacement. Un gros touillon de traits apparaît sur la feuille. Alors il se met à gribouiller, gribouiller, gribouiller encore. Bientôt la feuille est couverte de gris. Avec des petits trous de blanc par-ci par-là parce que les mouvements concentriques laissent toujours des interstices.

La feuille part à la poubelle, mais l’idée de trou reste. Un grand vide se crée. Le crayon prend une grande inspiration et décide de se laisser aller. Il dessine une ligne courbe. Une ligne courbe? Il devient fou? Elle s’enfonce jusqu’au bord inférieur de la feuille, après il n’y a plus rien. La ligne tombe dans le néant, elle disparaît on ne sait où. D’un seul coup, le crayon s’illumine et s’écrit: “Il faut saucissonner la ligne, il faut la couper en tronçons, lui faire la peau, la découper jusqu’à qu’on ne voit plus rien du début ni de la fin. Il faut jeter tous ses morceaux dans une grande cuve, porter tout ça à ébullition, et attendre que ça prenne.”

Sur ce, le crayon retourne se coucher en décrétant qu’il n’est pas encore l’heure de travailler. Dans la grande cuve, un bouillon fermente. Le crayon n’est pas pressé de soulever le couvercle, mais l’écrivaine si.

“Comment savoir si le jus est mûr?” se plaint-elle au crayon dans une dernière tentative pour l’intéresser. Le crayon baille longuement. Sa bouche entame un mouvement de fermeture puis se ravise au dernier moment. Il décoche un sourire en coin car l’écrivaine l’amuse maintenant.

“Ah ça, ma chère, c’est ton boulot! Je ne suis que ton crayon. Préviens-moi quand tu sauras.” L’écrivaine est dépitée. Elle n’a pas le choix, il faut qu’elle retourne aux fourneaux.

Pendant qu’elle fait la lessive, la cuisine et qu’elle s’occupe de ses marmots, le bouillon bouillonne. Elle va acheter deux trois bricoles au supermarché. Le bouillon fermente à son aise. Elle dresse la table pour le repas du soir. Le jus fait éclater des petites bulles de gaz dont l’odeur fleurie laisse augurer de bonnes choses. La discussion en famille est animée. Passe-moi le sel maman, s’il-te-plait. On ira au cinéma, demain? Allez maman, s’te plait s’te plaît! Tu pourras me conduire à l’école lundi matin? Y a grève des bus. Dis maman, au fait, ça veut dire quoi “oxymore”? L’écrivaine se dit qu’il faut baisser le feu sinon son bouillon va attacher au fond de la marmite. Oui, je te conduirai à l’école lundi, ne t’inquiète pas. Et pour “oxymore”, tu devrais regarder dans le dictionnaire, c’est plus sûr.

L’écrivaine débarrasse la table et range la vaisselle, elle se demande si le bouillon est fichu. Un doute l’assaille, elle a l’impression que tout s’est évaporé. Elle en veut à son crayon fainéant, elle en veut au calendrier qui lui rappelle que lundi approche, elle en veut à tout ce temps pour ainsi dire perdu.

Alors, elle envoie valser son tablier et intime l’ordre à sa marmaille de se coucher. Elle sait bien qu’ils n’en feront qu’à leur tête mais le signal est donné. Elle se prépare une bonne théière de Russian Earl Grey puis se cale le dos dans le fauteuil de son bureau. Elle prend son crayon, il fait mine d’être surpris. “Tu vas m’obéir maintenant”, lui ordonne-t-elle. Intimidé, le crayon se fait oublier.

La ligne trouve son début. C’est bon signe. Le dévidoir se met en route. Les roues des engrenages crissent un peu, il faut encore trouver de l’huile pour graisser les turbines. La ligne prend sa direction. Les lettres se dessinent pour donner forme aux mots, les mots se lient les uns aux autres, se déplacent, changent de terminaisons. L’écrivaine souffle, elle sue, elle boit, elle rajuste son châle sur ses épaules ou l’enlève, c’est selon. Elle rentre dans un autre monde. Son dos se raidit, elle l’étire deux secondes et replonge dans l’aventure.

Le lendemain matin, l’écrivaine est un peu sonnée. Elle n’a pas beaucoup dormi mais il faut préparer le petit-déjeuner. Faire le café, presser les oranges, sortir acheter les croissants du dimanche. Prendre l’air frais lui donne la petite claque sur la joue qu’il lui faut. La journée commence bien, se dit-elle. Elle trouvera bien un moment pour relire ce que le crayon a écrit la veille. Lundi, il sera trop tard.

L’écrivaine n’en est pas vraiment une, elle le sait bien. Elle a un vrai travail qui l’occupe à temps plein, bien plus sérieux que ces histoires de crayon. Entre le rôti et le fromage, malgré tout, de nouvelles idées germent. Le crayon ne perd rien pour attendre, il faudra qu’il travaille. L’écrivaine du dimanche a ses exigences. Il faut que la ligne se tienne.

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