Thomas Pesquet dans l’Espace. Lui, il n’est jamais seul…

Lettre d’adieu d’un soignant à son patient… Mon cher Hector,

Catherine Leduc
Lézamimo
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7 min readMar 2, 2017

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Aujourd’hui, je suis allée aux funérailles d’Hector. Il n’avait que 78 ans. Je me suis assise au fond de l’église glacée. J’ai écouté le prêtre parler un peu de lui. Je lui ai dit adieu, comme on fait dans les églises. En revenant, il me fallait écrire …

Mon cher Hector,

Ton jargon incompréhensible me fatigue, et aussi tes radotages sur tes regrets, et aussi ta tête de polak fataliste dure comme du bois. Et puis, tu parles trop fort. Je vais prendre des vacances, et je te retrouverai ensuite, à nouveau sous le charme, comme au premier jour de notre idylle. Toi, l’homme dans la force de l’âge, accablé par la vie et un récent accident vasculaire cérébral assez salop pour te laisser vivre avec la pire des aphasies, et moi, jeune femme fringante prête à succomber à ton charme slave et déterminée à user du mien pour que tu ne laisses pas tomber l’affaire. Être ton orthophoniste n’est pas de tout repos!

Notre affaire, c’était du sérieux, et elle avait très bien commencé! Tu étais très en forme et très motivé pendant toute la première année. Tu as fait des progrès remarquables. Tu as réussi à te sortir de tes stéréotypies qui intoxiquent le langage. Tu continuais à jargonner, mais apparaissaient de plus en plus de morceaux de discours intelligibles. Ta fille était heureuse de pouvoir à nouveau avoir une “conversation” avec toi.

A la faveur de l’été, qui plus est en mon absence, quelque chose a déraillé, et après plus rien n’a été comme sur des roulettes. Pourquoi a-t-il fallu que ton petit cancer de la prostate se mette à envenimer notre si bonne relation?

Maintenant, c’est toi qui es fatigué de mes visites 3 fois par semaine mais, que veux-tu, je ne suis pas du genre à renoncer comme ça. Je sais que tu as envie de baisser les bras. Je sais bien que tu préférerais dormir toute la journée plutôt que de ruminer sans cesse tout ce que tu ne peux pas dire. Je sais bien pourquoi tu t’énerves contre le mauvais sort qui s’acharne contre ta pauvre vie de polonais têtu. Moi aussi, je suis têtue. Je ne veux pas que tu renonces à parler.

Ce matin-là, je suis allé te rendre visite au 4ème étage de la clinique où tu venais d’être admis, que ta fille appelle service de convalescence. Sur les murs pourtant, j’ai bien vu écrit en petit “soins palliatifs”…

Comment te dire que je n’avais pas du tout envie d’aller te voir dans cette clinique…

En te voyant allongé, profondément endormi, le teint cireux de l’embaumé, dans cette belle chambre d’hôpital, la raison pour laquelle je souhaitais tellement pouvoir t’oublier était bien étalée sous mes yeux. Je me suis assise à côté d’elle en même temps que j’ai posé mon derrière sur ton lit, bien embêtée de ne même pas trouver une chaise… Décidément les chambres d’hôpital rapprochent les gens bien malgré eux… Il y a eu comme un franchissement du miroir, un évanouissement de l’espace déjà ténu entre toi, le malade, et moi, le soignant, juste au moment où je me suis assise au bord de ton lit, à côté de tes jambes nues, ma cuisse ne pouvant éviter de les frôler. Je hais la chaleur des chambres d’hôpital.

Je ne suis pas en blouse blanche. Je n’ai pas cette peau qui m’identifie et me sépare de ta condition. Je suis une visiteuse, munie d’un cartable, qui s’assoit sur ton lit parce que je ne trouve pas de chaise. Alors là, comme ça, je ne savais plus très bien qui je suis pour toi, qui je suis dans cette chambre d’hôpital. Je ne savais plus très bien qui je devais voir sur ce lit, qu’est-ce que je faisais là exactement. Est-ce que c’est ça aussi être ton orthophoniste?

A cause de tout ce qui allait arriver ce matin-là, je n’avais pas bien dormi, et j’avais même été de fort méchante humeur la veille au soir à cause de cette douleur que je connais bien dans une de mes satanées vertèbres. Elle aime à vriller et me faire courber pour bien me faire savoir ma contrariété. Le lendemain encore, cette douleur ne m’avait pas lâchée. Et puis elle a fini par passer…

Non, je n’avais pas du tout envie de m’asseoir à nouveau devant mon père mourant, le dévisager de la tête au pied pour décrypter un signe de santé, et l’écouter parler de choses sans queue ni tête. Et, je peux bien te l’avouer, à te voir cireux les yeux clos, le choc a été bien plus violent encore que je ne le pensais. J’ai été un instant, trop long à mon goût, perdue dans cette image de mon père, décharné et méconnaissable, perdant toute sa substance paternelle. Et puis, en fait, je me suis assise sur ton lit, à côté de tes jambes nues, et c’est avec toi que j’ai parlé.

Je savais bien que ça allait dépasser la limite que j’aurais aimé ne pas franchir. Pourtant, même sans bouse blanche, même avec mon petit cartable que je n’ai pas ouvert, je sais que ce n’était qu’une image. Je n’étais pas là parce que tu es mon grand-père, mon ami ou une connaissance. J’étais là parce que tu es mon patient depuis 3 ans, même dans cette chambre d’hôpital et dans ton corps usé par la longue maladie.

Ça fait 3 ans que je viens te voir 3 fois par semaine, dans ton joli chez toi de veuf. Je viens à ton domicile prodiguer mes bons soins d’orthophoniste, comme chez tous les patients pour qui le médecin du coin a rédigé la prescription sésame à ma venue. Je suis celle qui diagnostique et rééduque les troubles aphasiques. Je suis celle qui rend compte de mes actes au médecin qui les a prescrits. Ton aphasie à toi est quand même la pire qui soit. L’expliquer à ton médecin, j’avoue que ce n’est pas ma priorité. Te l’expliquer à toi, comme je peux, l’expliquer à ta fille, ton beau-fils, ta petite-fille et ton arrière-petite-fille, je ne pense qu’à ça. Le but de mes actes n’est pas que tu saches parler avec moi, mais avec eux. Tu dois beaucoup travailler pour ça, mais eux le doivent aussi. Je suis souvent frappée que l’entourage de tant de mes patients aphasiques, ne pose pas d’autres questions que “Est-ce qu’il va reparler?”. Ça me fait toujours le même effet, comme du plomb qui alourdit ma besace. Non, il ne va pas reparler. En fait, il n’a jamais cessé de parler. C’est juste sa “machine à parler” qui ne lui obéit plus. C’est juste qu’il va falloir apprendre à parler autrement avec lui. Oui, je sais, c’est dur…

Dans l’hôpital, plus personne ne me demande rien. Personne n’imagine qu’il peut me demander quelque chose. C’est le silence des bip. Je suis toute seule. Je suis assise sur ton lit, et je comprends encore mieux comme tu es tout seul.

J’ai passé 3 ans à te répéter qu’il faut surtout te calmer pour réussir à parler. Mais toi, tu bouillonnais de ne pas trouver les mots, tu bouillonnais de frustration d’être à la fois incompris et de ne pas bien comprendre ce qu’on te dit. Et te voilà dans cette chambre de soins palliatifs, déporté dans un monde de sondes et de perfusions, emmuré dans ta tête à cause de ta pieuvre d’aphasie, et embrumé par le cancer qui te pompe toute ton énergie. Je t’imagine dans une combinaison de spationaute dérivant au milieu du grand vide intersidéral, encore rattaché à la station Soyouz par un cordon ombilical qui ne tient plus qu’à un fil. Je t’imagine en train de regarder à travers ton hublot ce filin s’effilocher inexorablement vers la rupture. J’imagine comme tu as peur et je comprends que tu fermes les yeux.

Ce matin-là, quand je suis arrivée, je dois te réveiller. Tu ouvres les yeux péniblement, tu fais un effort pour sortir du sommeil lourd du cancéreux, et ton visage engourdi sourit. Oui, on va encore essayer de parler ensemble ce matin. Tu sais me dire que tu es content de me voir. Un mot sur dix est reconnaissable, quand, la semaine dernière, tu arrivais à produire des phrases entières. Mais ça ne compte plus désormais. La seule chose qui m’importe est ce petit filin qui te rattache encore à la station Soyouz. Je veux que tu restes le plus longtemps possible attaché à ce petit filin de communication avec le monde des hommes qui se parlent et qui se comprennent.

Alors, bien sûr, je mets de côté mes questions sur ma place de professionnelle et j’accède à la demande de ta fille, fatiguée de ces trois années harassantes où il faut prendre en charge trop de choses. Je viens faire l’orthophoniste assise sur ton lit d’hôpital comme si j’étais un visiteur parmi d’autres. Je viens en tant qu’orthophoniste simplement te prendre doucement la main quand tu t’échappes. Je viens sourire avec mes yeux pour que tu souries avec les tiens, et pour que tu aies encore envie de me parler. Je continue à expliquer à ta fille tout ce qu’elle peut faire pour rester en communication avec toi, même si je n’imagine pas un seul instant comment je ferais à sa place. Je discute aussi avec l’équipe soignante pour leur expliquer ce qu’ils peuvent faire pour communiquer avec toi. Je t’avoue quand même que je trouve ça vain. Je t’avoue aussi que je n’avais jamais imaginé faire ça dans l’exercice de mon métier.

Après deux semaines, Hector est devenu trop faible pour envisager une séance, alors j’ai arrêté mes visites. Je ne l’ai plus jamais revu. Un jour, sa fille m’a envoyé un SMS pour me demander de venir le voir parce qu’ils s’étaient disputés et qu’il refusait de lui parler, et puis elle a annulé. Depuis ce moment, je repensais souvent à Hector en attendant que la nouvelle de son décès tombe. Quand sa fille m’a appelée, je n’ai pas su m’empêcher de pleurer. Je n’aurais peut-être pas dû. Je n’étais que son orthophoniste. “Il est enfin soulagé, m’a dit sa fille, et puis c’était sa décision. Je voulais vous prévenir parce qu’il vous appréciait beaucoup.”

Moi aussi, je suis soulagée. Je peux te dire adieu, mon cher Hector. Moi aussi, je t’appréciais beaucoup…

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Catherine Leduc
Lézamimo

Passionnée idéaliste en quête de sens et d’énergies. J’aime les renards et les petits princes #utopieréaliste (et j’adore mon métier d’orthophoniste!)