Pauline, la femme au magnéto rouillé

4 ans post-AVC. Un accident est si vite arrivé…

--

Hier, 29 octobre, c’était la journée mondiale de lutte contre les AVC, alors j’ai ressorti cette histoire de mes tiroirs…

Je m’appelle Pauline, j’ai 60 ans, je suis aph…aph…euh… ah… comment on dit… Ben euh… j’arrive pas à le dire…

Aphasique, Pauline, tu es a-pha-sique, Répète après moi…

Ne t’inquiète pas, ma chérie, je peux parler pour toi. Je serais toujours là pour t’aider, je reste ton mari malgré tout. Allez, essaye encore. A-pha-sique… C’est pourtant pas compliqué! Trois malheureuses petites syllabes! Même un enfant de 4 ans saurait répéter! Recommence! Encore! Quoi? J’ai rien compris? Mais, c’est pas possible ça! Tu ne fais vraiment aucun effort! Parle, bon sang!

Mais oui, parle Pauline! C’est simple comme bonjour! Pourquoi tu restes dans ton coin? De quoi t’as peur? On va pas te manger! C’est pas comme ça que ça va s’arranger. Hein, madame l’orthophoniste, c’est pas comme ça que ça va s’arranger.

Moi, j’ai tout fait pour qu’elle reparle. Je lui ai fait faire des dictées tous les matins, et je l’ai fait lire aussi, tous les jours. Des trucs pas compliqués bien sûr, j’étais instit en CP-CE1, alors je suis bien placé pour savoir comment il faut faire. Au début, c’était pas facile, mais on a tenu bon et maintenant on arrive à peu près à comprendre ce qu’elle lit. Alors, franchement, moi ça m’énerve qu’elle ne fasse pas plus d’efforts que ça pour parler. Qu’est-ce que vous pouvez faire?

Je m’appelle Pauline, j’ai 60 ans, je suis aphasique depuis 4 ans.

Depuis 4 ans, je parle mais la plupart du temps seulement dans ma tête parce que, la plupart du temps, ça veut pas sortir.

La seule personne avec qui je peux parler, c’est un peu comme si elle était devenue ma meilleure copine, parce qu’on se voit quand même 4 fois par semaine depuis 4 ans, alors ça crée des liens.

Ma meilleure copine, elle est payée par la sécu… c’est mon orthophoniste.

C’est un peu comme si j’avais cotisé pendant 40 ans pour pouvoir me payer le luxe de parler à quelqu’un… Je veux dire parler. Avoir une conversation. Dire autre chose que:

Bonjour — bonsoir — une baguette s’il vous plait — il fait beau aujourd’hui — j’vous dois combien — merci beaucoup — au revoir — à demain..

Encore que, parfois, même pour dire ça, ben, ça vient pas tout seul, ça se bouscule au postillon, portillon, euh comment on dit déjà…

C’est un peu étrange quand même… Le seul endroit où j’ai une chance d’arriver à exprimer ce qui se passe dans ma vie, c’est dans son bureau…

Comment j’en suis arrivé là?

Avant, c’est moi qui soignais les gens, c’est moi qui leur expliquais que j’étais avec eux pour qu’ils aillent mieux. C’est moi qui arrivais dans leur salon avec un grand sourire et une petite blague sympathique pour faire passer la piqûre…

Tous mes patients, j’arrête pas de penser à eux… et maintenant je suis comme eux… C’est quoi ce truc qui m’est tombé dessus! Zut!

Les docteurs, je les connais bien. Je vais encore au resto avec eux, comme avant, parce que les infirmières et les docteurs ça a toujours fait bon ménage. Et que je te fais des compliments sur ta nouvelle voiture. Et que je te demande des nouvelles de tes enfants, il est dans quelle prépa déjà ton fils? Et que je te raconte le dernier potin sur le chirurgien orthopédiste de la clinique Saint-Fruscain qui vient de quitter sa femme et ses 4 gosses pour sa nouvelle secrétaire, et qu’il va douiller point de vue pension alimentaire mais vu sa dernière Mercedes on va pas le plaindre quand même. Et que je te demande si tu connais la nouvelle dentiste qui vient de s’installer rue du commerce à deux pas de chez toi, elle est bien accorte en tout cas.

Sauf que, aujourd’hui, je n’arrive plus à rien leur dire. Et eux, on dirait qu’ils n’ont plus trop le temps de m’écouter. Je suis devenue une malade.

Ils m’ont dit que je n’avais vraiment pas eu de chance, et aussi que j’avais une sacrée veine, va savoir!

Le petit cancer du sein dont je me suis sortie il y a 10 ans, moi je l’avais oublié. Enfin, pas vraiment, mais c’est quand même le genre de truc qu’on est bien content de ranger dans les tiroirs. Mon cœur, par contre lui, il ne l’a pas oublié. Plus exactement, mes petites cellules cardiaques irradiées pour me sauver les miches. Elles n’ont pas effacé la misère qu’elles ont endurée. Et me voilà, 4 ans après, rescapée d’un AVC (lire en articulant Accident Vasculaire Cérébral), avec une A-pha-sie…

Je n’arrête pas de me demander si un jour je pourrais avoir une vie normale, enfin comme tout le monde, enfin je ne sais plus ce que je peux espérer.

Je m’appelle Catherine, j’ai 45 ans. Je connais Pauline depuis 4 ans. C’est ma patiente. Ça m’arrive de penser que je suis l’orthophoniste la plus patiente du monde, mais entre nous deux, c’est évidemment Pauline qui gagne la palme.

Quand je l’ai rencontrée, j’avais mon diplôme en poche et la tête bien remplie, trois petites années de pratique avec des mômes de 3 à 18 ans. Quelques petites vieilles aussi qui perdent un peu la boule dans leur petite maison de retraite gentille. Je ne sais pas si elles étaient toutes vraiment «Alzheimer» mais c’est ce qui était écrit dans le dossier.

J’attendais mon premier aphasique avec impatience. Le cas d’école comme j’avais appris dans les livres pour lequel ça vaudrait le coup de mettre toute son énergie pour qu’il récupère. Pas le pépé de 80 ans grabataire dans son fauteuil roulant qui ne pourra plus jamais dire qu’un seul mot: «tatatatata» alors qu’il pense dire «j’ai froid, j’ai faim, j’ai mouillé mon slip».

Quand j’ai rencontré Pauline, j’étais ravie. Ça y était! Je le tenais mon cas. J’allais pouvoir mettre en application tout mon savoir. J’avais la trouille de ne pas y arriver, de ne pas être à la hauteur. De mes attentes, ou des siennes? J’avais bien omis de le définir. Elle était tellement motivée pour travailler, travailler, travailler, que je ne me suis pas trop posé de questions. On a foncé toutes les deux dans le travail. On verrait bien…

Juste après mon AVC, je ne pouvais plus rien dire ni faire, alors vous imaginez bien que je ne me posais pas trop de questions. Fallait travailler, travailler et travailler encore pour que mon bras droit et ma jambe droite veuillent bien se remettre à m’obéir. Et puis ma bouche aussi, mes yeux, mes lèvres, ma langue, mes joues. Et puis j’ai dû réapprendre à parler. J’avais mon petit cahier où l’ortho du centre de rééducation avait écrit un son par page, et des beaux dessins de bouches au feutre rouge avec la langue à l’intérieur au feutre rose pour que je sache bien comment je devais faire pour ar-ti-cu-ler. Et tous les jours je m’exerçais. À dire les sons, les syllabes, les mots. J’avais l’impression de retomber en enfance, mais seulement pour le côté pénible de l’affaire, parce que j’étais loin de jouer à la corde à sauter! Mais c’était pas grave, c’était le passage obligé, j’allais le passer. Je n’avais qu’une idée en tête: marcher comme avant, manger comme avant, parler comme avant.

Mon mari, jeune retraité de l’éducation nationale, ne s’est pas fait prier pour reprendre du service. Vous pensez bien, quelle aubaine pour lui. Il a ressorti ces exercices de CP CE1 CE2. Je n’ai pas fait la difficile. Je voulais lire et écrire comme avant, quitte à l’avoir sur le dos toute la journée. Si j’y arrivais après tout ça, je pourrais reprendre le boulot, me lever à 6h du matin pour la tournée des piqûres, faire la petite pause de l’après-midi avec mon cheval de compète, recommencer ma tournée du soir, rentrer à la maison à 20h-20h30, me poser pendant 1 heure devant la télé ou avec un bouquin, puis aller me coucher pour recommencer le lendemain. Parce que j’adore mon boulot. Et surtout, surtout, je déteste rester chez moi.

Travailler dur, je sais faire. Et figurez vous que ça a marché. J’ai tellement travaillé que 6 mois après mon AVC, je pensais encore que j’allais retrouver ma vie d’avant. J’avais toujours mon petit plan pour continuer à rester dans la vie active même quand le gong de la retraite aurait sonné. Tout était prêt pour que mon salon de massage sorte de terre. Il ne restait plus qu’à signer le prêt à la banque, et…

Finalement non. Un accident et tout bascule.

Maintenant je marche, presque comme avant. Je ne cours pas. Je vais toujours chez le kiné 3–4 fois par semaine. Il y a 1 an, j’ai récupéré mon permis de conduire mais j’ai pas trop d’occasions. Et puis mon mari a toujours peur qu’il m’arrive quelque chose alors le plus souvent c’est lui qui me conduit. Je suppose qu’il a raison d’avoir peur, j’ai fait une crise d’épilepsie en sortant de la boulangerie il y a 6 mois…

Pour ce qui est de mon bras droit, ça va aussi, il monte et il descend. Pour la main, c’est une autre histoire… La victoire, c’est de savoir écrire, mais pour faire les piqûres de Mme Jacqueline, là c’est niet. Pas moyen que mon pouce et mon index sachent planter l’aiguille et pousser sur le piston avec le doigté que je connais pourtant par cœur, dans ma tête. Je n’oublierai jamais le moment où j’ai réalisé ça… Adieu mon boulot, adieu mon salon de massage… La petite mort… J’ai tout mis au rancard, en avant pour la retraite plus invalidité, et j’ai signé pour le placard. Perspective: mes 4 murs …

Pour ce qui est de parler, l’orthophoniste du centre de rééducation m’avait chaleureusement félicitée à ma sortie, 4 mois après, pour mes progrès formidables. Forcément, passer du mutisme total à la possibilité de dire des petites phrases sujet-verbe-complément, on peut appeler ça un sacré progrès!

Il y a des jours où je peux vraiment parler maintenant. Quand je ne suis pas fatiguée, pas stressée, pas avec plus de 2–3 personnes, pas quand on n’a pas le temps, pas quand on est bien embêté de m’entendre bafouiller et qu’on regarde en l’air, et certainement pas quand je sens qu’on m’en veut d’être un boulet.

Quand je parle bien, j’ai comme un genre d’accent anglais qui me colle à la peau, mais il paraît que je ne dois pas me plaindre, j’aurais pu me retrouver avec un accent allemand un peu trop Hitlérien à mon goût! Je l’ai échappé belle! C’est pas que je leur en veux vraiment, aux gens, mais devoir répondre toujours à la même question c’est quand même lassant. «Non monsieur, je suis bien française, et je comprends très bien tout ce que tu dis! C’est gentil!»

Parfois, je me demande ce qui est le pire, rencontrer des anciens patients dans la rue et changer de trottoir en faisant semblant de ne pas les voir, ou essayer de parler avec eux.

Parfois je me demande si le pire ce serait de rester à la maison pour faire mon repassage, ça muscle le bras, ou alors de me retrouver à la caisse du supermarché avec mon mari qui insiste pour taper le code de la carte bleue. Je pourrais bien me tromper il paraît…

Parfois je me demande si le pire c’est de lire à voix haute, tous les matins, pour m’entraîner, les albums pour enfants que j’aurais dû lire à mon petit-fils de 6 ans et demi, ou alors d’essayer de finir le roman que j’avais entamé il y a 4 ans.

Parfois je me demande si le pire ce serait de quitter mon mari pour de bon, ou d’accepter avec le sourire qu’il fasse tout à ma place, comme une motte de beurre sous cloche.

Je l’aime bien mon orthophoniste, elle m’écoute. Elle ne s’énerve jamais quand je cherche mes mots ou quand y en a 2 ou 3 qui veulent sortir de ma bouche en même temps ou que les mots de ma phrase ne sont pas dans le bon ordre. En plus, quand ça va pas, elle me tend un mouchoir toute embêtée en essayant de trouver ce qu’elle va bien pouvoir me dire pour me remonter le moral. Comme une copine quoi! Mais quand même, c’est pas pareil…

Parfois je me demande si je serais un jour capable de raconter mon histoire et à la fin je pourrais dire:

Je m’appelle Pauline, j’ai 60 ans, et non, je ne suis pas juste aphasique, ni même juste une personne aphasique, je suis juste une personne avec une aphasie! Zut!

4 ans, 4 fois par semaine, 11 mois sur 12…

Expliquer et expliquer encore. La lésion, les séquelles, le fonctionnement de ce drôle de cerveau, le pourquoi des ratés, le comment des réussites.

Entraîner, proposer, tendre le mouchoir, écouter, dire stop, dire de recommencer, dire de ne pas lâcher, et dire de lâcher prise, dire bravo, réexpliquer, dire qu’il y a un avant et un après, dire qu’il faut oser, dire qu’il faut se reposer, dire qu’il faut travailler, dire qu’il faut accepter, dire qu’il y a des choses qu’on ne peut pas réparer, dire que rien n’est perdu, dire que ….

Dire… C’est ce que je sais faire avec ma petite science…

Je ne lui ai jamais dit merci.

J’ai plus appris sur la vie pendant ces 4 ans avec Pauline que… euh…et bien je ne sais pas le dire.

Je ne sais pas dire pourquoi un soir, j’ai eu envie de commencer à écrire cette histoire. Son absence peut-être. Elle me manquait d’un seul coup ma Pauline, partie pour 3 semaines faire une cure dans le Lubéron. Pour me faire des infidélités en plus, à fréquenter d’autres spécialistes que moi.

Je ne sais pas dire pourquoi elle est devenue ma Pauline ni pourquoi j’ai été heureuse et soulagée de la retrouver, après ces 3 semaines, comme si de rien n’était.

Je crois que je me suis un peu attachée… Oups, il paraît que c’est pas bien de trop s’attacher à ses patients quand on est thérapeute… Sauf que paf ça te tombe dessus. Évidemment, ce n’est pas le premier patient à qui je m’attache. Je ne sais pas bien comment je pourrais faire mon travail sinon. Mais, pour elle, je ne sais pas dire pourquoi, elle est devenue un peu comme … une personne qui compte vraiment dans ma vie. Sauf que ce n’est pas tout à fait comme dans la vraie vie…

Évidemment, je ne lui ai jamais dit. Évidemment, je pense que je ne lui dirai jamais.

Je m’appelle Catherine, j’ai 45 ans, je ne suis pas aphasique, et pourtant combien de mots je ne sais pas dire…

--

--

Catherine Leduc
Lézamimo

Passionnée idéaliste en quête de sens et d’énergies. J’aime les renards et les petits princes #utopieréaliste (et j’adore mon métier d’orthophoniste!)