Histoire d’un ruisseau

OOLy
L’histoire d’un ruisseau…
6 min readAug 6, 2024

J’avais envie d’appeler ce texte « histoire d’une victime de catastrophe écologique ».

Mais c’est prétentieux. La victime, ce n’est pas moi, c’est mon ruisseau. Un petit ruisseau charmant, bordé de végétation, rempli de libellules l’été. Avec de petits poissons dedans, discrets, mais que l’on voyait parfois prendre le soleil au fond, en été, se reposant sur le sable et le graviers. Un ruisseau avec des grenouilles, qu’on entendait coasser aussi, et ses autres hôtes : le campagnol amphibie, tout gras, discret, mais pas peureux lorsque l’on tombait dessus, la nuit. Le martin pêcheur que l’on voyait parfois filer comme un éclair bleu. Le héron, dont on savait que la présence n’était pas très désirable pour les poissons, mais dont on ne pouvait qu’admirer la grâce. Tous les petits piafs qui tournaient autour, pinsons, moineaux, mésanges…les hôtes que l’on n’a pas vus aussi, mais que l’on a filmés grâce à une caméra : hérissons, blaireaux, renard, fouines que l’on voyait traverser le pont. Un petit ruisseau coup de cœur, celui qui nous a poussé à acheter la maison, qui se jette dans une vallée protégée. C’est lui la victime.

Il n’est pas complètement mort : il renaîtra dans quelques années. Un peu différent, ce n’est pas sûr que tous ses hôtes reviennent. Mais il devrait renaître. Pour le moment, tout ce qui vivait dans son eau est mort.

Que lui est-il arrivé ? Une coulée de lisier. Accidentelle. Il a été enfoui sous le lisier provenant d’une cuve de l’agriculteur situé en amont. Il s’est transformé en ruisseau de lisier. Les poissons n’ont eu aucune chance.

On a découvert son calvaire, un après-midi. Sans possibilité de ne rien faire pour l’aider. Sous le choc, on a essayé d’enlever du lisier, au seau. C’était bien évidemment inutile.

Ensuite, on a dû observer son agonie. Son fond rempli de lisier. Les poissons morts que l’on découvrait posés là où il y avait peu d’eau, ou qui remontaient dès qu’on bougeait un peu de lisier, pour essayer de rétablir un peu de courant.

La panique des animaux autour. Les campagnols qui sortaient en plein jour, les crapauds qu’on retrouvait dans la pelouse. On a même découvert un rat musqué désorienté, on ne savait pas qu’il était là lui. En plein jour, il plongeait, ressortait, allait se fourrer dans les roseaux, se retournait, revenait…

On était là, on regardait, on ne pouvait rien faire. On savait qu’il était mort. On nous l’avait bien dit. On ne devait rien toucher, sous peine de l’abîmer encore plus. On pouvait juste regarder.

Une grande partie du lisier, plus haut, est impossible à nettoyer. Alors ça a continué à couler plusieurs jours. Certains disent « ce n’est pas grave, ça ne change rien, il est mort » : pour nous, c’est plus de temps pour lui pour se remettre, et plus de pollution, plus loin, là où il se jette.

Aux endroits où l’eau file, en enlevant doucement, nous avons pu voir à nouveau le fond. Pendant plusieurs jours l’eau qui coulait a été brunâtre, aujourd’hui elle est claire, avec de plaques de mousse. Dans les creux et sur le plat, là où le courant est plus faible, le lisier continue à s’accumuler, de plus en plus doucement. Nous avons été prévenus qu’à la prochaine pluie, une grosse quantité allait encore arriver, et nous angoissons. Nous profitons des libellules. Elles ne seront plus là l’année prochaine, leurs larves sont mortes.

Nous avons l’impression que tout le monde se fiche de ce ruisseau et de cette vie morte. Ca me donne envie d’appeler ce texte « journal d’une abrutie trop sensible qui aimait un ruisseau ». L’indifférence par rapport à ce qui lui est arrivé me rend folle.

Il y a donc la peine de voir notre ruisseau mort et défiguré, d’avoir découvert jours après jours les petits poissons morts, d’avoir vu la panique des animaux.

Et puis il y a tout ce qu’il a autour. Les histoires de plainte, de responsabilités, les difficultés administratives.

C’était un accident, faut-il porter plainte ? On a vu les manifestations des agriculteurs, on connaît les statistiques de suicide…J’ai aussi peur que des activistes s’attaquent à lui si la localisation de l’accident est connue. Alors qu’une seule chose est sûre : il n’a pas sciemment déversé tout ce lisier dans le ruisseau.

Mais mon ruisseau, qui va essayer de renaître, est en danger. Parce que c’était juste un peu de lisier qui est arrivé dedans. C’est une ferme énorme au-dessus, avec deux cuves, dont une de 1200m3. Et en France, pour l’agriculture, contrairement à l’industrie, la législation concernant les polluants de ce genre est très légère. Les installations de l’agriculteur sont en règle. Personne ne peut prévoir le prochain accident. Par contre on peut savoir que s’il arrive, il sera dévastateur.

Alors j’ai décidé de porter plainte. Avec un gros pincement au cœur. Et si ma plainte faisait basculer l’agriculteur ? Mais c’est le seul moyen que j’ai de protéger mon ruisseau, qu’il fasse les travaux, chez lui, pour qu’en cas d’accident, son lisier n’aille pas tuer à nouveau les poissons qui auraient réussi à revenir.

J’ai l’impression d’être prise dans un enfer de débilité technocratique. On me dit qu’il y a des subventions pour la zone protégée, plus bas. On me parle même d’un « ascenseur à truites » à 70 000€. A quoi ça sert de faire ça avec la menace que tout soit détruit ? L’argent public ne serait-il pas mieux utilisé à sécuriser ces fosses à lisier? Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de sortir de cette histoire par le haut ?

Et puis il y a toutes les informations contradictoires. Et toutes les informations qui manquent. Les gens qui disent que l’agriculteur ne fait pas attention, qu’il y a déjà eu des problèmes, avant que l’on n’arrive, qu’à chaque fois tout est étouffé. Ceux qui nous disent au contraire que c’est un jeune qui est consciencieux. Les gens qui disent que les agents de l’OFB feront le boulot. Ceux qui disent que depuis les manifestations des agriculteurs, ils ne peuvent plus rien faire. On me parle du mode de production de l’agriculteur, on le critique, on me dit qu’il est nécessaire pour nourrir les gens. J’ai la tête en vrac à tout entendre. C’est beaucoup trop pour moi.

Mais ce qui m’a achevée, ce soir, ça a été de parler de l’évaluation des préjudices avec mon avocat. Le préjudice moral. Le préjudice économique, pour les jours où je n’ai pas pu travailler pour essayer de régler les problèmes administratifs. Le préjudice de jouissance, parce que c’est moins agréable chez nous maintenant.

Mais je m’en fous de tout ça. Ce que je veux c’est sauver mon ruisseau. Le protéger. Il me prévient que ça, ce sera compliqué. J’ai l’impression qu’en acceptant d’être « payée » pour mon préjudice, je vends mon ruisseau, je l’abandonne. Un genre de pacte avec le diable. C’est lui la principale victime, c’est lui qui est en danger, et personne ne s’occuperait de lui ? Il n’y aurait rien de fait pour le défendre, ni lui ni la vallée? Une association va essayer. L’OFB aussi, j’espère. Mais on m’a prévenue que ce sera compliqué.

Je m’excuse pour la maladresse du texte, je ne suis pas écrivain. Je n’ai pas mis de photos de ce qui lui est arrivé. J’ai préféré mettre une photo de mon ruisseau avant, en espérant qu’il se remettra et redeviendra comme ça. Mais je voulais parler un peu de lui, perdu au milieu de tout ça, qui va essayer de renaître et que j’aimerais protéger.

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