Un livre sur l’expression japonaise d’une passion pour l’art culinaire : Le Restaurant de l’amour retrouvé

Anne-Sophie Schimpf
Littérapie
Published in
9 min readJun 8, 2016
Photo credit : Samuel Marticotte

Ma mère me disait toujours “qu’une vie où l’on ne pourrait plus manger ne vaut pas la peine d’être vécue”. Quand j’étais petite, je lui rétorquais “Mais non, c’est une condition purement matérielle, ça! Le bonheur, c’est la famille, les amis, nos rêves !”.

Mais aujourd’hui, je partage son avis.

Bien manger, c’est le début du bonheur

En Asie, bien manger a toujours été la principale source de préoccupation du bien-être de chacun. Ce n’est donc pas un hasard si, en Chine par exemple, on ne commence généralement pas la conversation par un commun “Salut, ça va?”, mais plutôt par un “Salut, tu as déjà mangé ?”

你好! 你吃饭了吗?(Nǐ hǎo, nǐ chīfànle ma?)

Bonjour ! Tu as déjà mangé ?

Il y a toute une jouissance dans le fait de déguster des plats, de savourer chacune de leurs saveurs, dans le mariage sublime des épices ; il y a aussi tout un art à respecter, notamment le traditionnel “Cinq couleurs” : il paraît pour qu’un plat soit réussi, celui-ci doit présenter cinq couleurs différentes dans l’assiette, pour souligner la variété du menu proposé.

Exemple de cuisine coréenne / Photo credit : laboculinaire

Il y a un véritable plaisir dans le fait de manger, aussi banal que soit le plat.

Même s’il ne s’agit que d’un repas de famille, celui-ci est toujours convivial. Ce peut-être simplement un bol de riz, mais avec quelques épices, des condiments d’algues et de sésame et un peu de légumes par-ci par-là, il n’en reste pas moins savoureux. C’est un plaisir simple, mais authentique.

Photo credit : Mango & Salt

Ce n’est donc pas étonnant que ce fait de manger puisse constituer un sujet central.

Et aussi, c’est pourquoi le titre de ce bouquin “Le restaurant de l’amour retrouvé”, avait attiré mon attention.

C’est l’histoire d’une fille qui se reconstruit en se consacrant à son rêve : ouvrir son propre restaurant

“Quand je suis rentrée à la maison après ma journée de travail au restaurant turc où j’ai un petit boulot, l’appartement était vide. Complètement vide. La télévision, la machine à laver et le frigo, jusqu’aux néons, aux rideaux et au paillasson, tout avait disparu.”

Ainsi commence ce roman. Rinco, jeune japonaise de 25 ans, vient de se faire plaquer par son petit-ami, fiancé, indien. Dans le sillon de la rupture, elle perd sa voix. Ou, plutôt, pour la citer : sa voix est devenue “transparente”. Alors elle décide de s’acheter un carnet avec son peu d’économies, elle y inscrit des phrases courtes, comme “Bonjour”, “Comment allez-vous”, “Merci”, et s’en constitue des pancartes pour communiquer. Et elle décide surtout de retourner dans son village natal, dont elle avait coupé tout contact depuis qu’elle en est partie il y a dix ans. Les retrouvailles avec sa mère, avec laquelle elle a toujours été en froid, sont hasardeuses, mais cette dernière accepte de l’héberger en contrepartie d’un petit loyer, plus lui laisse la remise pour que sa fille puisse monter son propre business, son rêve : un restaurant.

C’est ainsi que naît L’Escargot, le restaurant des voeux réalisés et des amours comblés.

“Mon restaurant, je voulais en faire un endroit à part, comme un lieu déjà croisé mais jamais exploré.
Comme une grotte secrète où les gens, rassérénés, renoueraient avec leur vrai moi.”

Redonner goût à la vie et aux rêves à travers un voyage culinaire

C’est un roman qui parle d’amour et d’espoir. Tous ceux qui viennent dans ce restaurant retrouvent le goût à quelque chose. Rinco, par ses plats, allume et ravive des sentiments jusque-là enfouis ou endormis.

Et, par ses menus soigneusement concoctés, par son amour de l’art culinaire, par le partage de sa passion, guérit tous les maux.

Une veuve, des années durant endeuillée, reprend enfin des couleurs.

Deux jeunes gens se rapprochent dans un moment d’intimité.

Même un lapin dangereusement affaibli retrouve l’appétit.

Le restaurant ne propose qu’une table, à réserver. Chaque soir, Rinco prépare un menu spécial en fonction du caractère de la personne. En un coup d’oeil, se fiant à son instinct, elle concocte une recette unique et inédite. Elle y met tout son coeur. Tout est réfléchi, pensé ; l’alliance des couleurs, le mariage des saveurs, le mélange des épices.

“J’ai fait mon choix dans les légumes que j’avais à la cuisine, je les ai taillés en julienne et fait revenir dans du beurre, en commençant par ceux qui mettent le plus longtemps à cuire. Du potiron, pour l’écharpe de Satoru, d’un beau jaune moutarde vif, car elle était jolie. Des carottes aux couleurs du soleil couchant qui emplissaient le ciel de l’autre côté de la fenêtre. Et pour finir, des pommes, parce que c’est ce que m’évoquaient les mignonnes joues rouges de Momo.
Dans la cocotte, un tas d’images se superposaient, fusionnaient au fur et à mesure. On aurait dit un peintre qui choisit d’instinct ses couleurs. Je cuisinais sur le vif, en me fiant uniquement à mon intuition.”

Le bonheur d’accomplir quelque chose — d’apporter du bonheur

Au début, la jeune fille sent son coeur qui palpite — elle ne sait pas ce que son plat va donner. Elle est anxieuse à l’idée que son menu déplaise à ses convives.

Mais à chaque fois, lorsqu’elle épie son/ses client(s) en secret, elle découvre avec joie des airs de ravissement, ou des assiettes complètement vides, signes de réussite ; elle assiste à des spectacles pleins de tendresse. Et cela suffit pour la combler et la ravir.

“Bonheur d’avoir accompli sa mission : J’étais heureuse.
Heureuse à en avoir le souffle coupé, comme si j’allais mourir étouffée par le bonheur.”

Par exemple, ces deux jeunes gens qui étaient venus dîner : la fille avait demandé à Rinco de leur concocter quelque chose qui fasse en sorte que le garçon tombe amoureux d’elle. De là naîtra la plus tard fameuse “Soupe d’amour”. Au fur et à mesure que la soirée s’écoule, Rinco regarde discrètement derrière le rideau, et voit avec émerveillement le jeune couple se rapprocher progressivement ; puis, alors qu’elle pensait leur apporter un ultime dessert, elle s’arrête : ils s’échangent un long baiser. Elle décide donc de les laisser.

“Dehors, la nuit tombait déjà. Le ciel était couleur de flamant rose. L’image du visage de mes deux convives, bien plus serein qu’à leur arrivée a longtemps flotté à la surface de mon coeur comme une jolie tâche de couleur.”

Et pourtant, Rinco ne cherche pas à sophistiquer ses plats. Elle cherche juste, à partir d’aliments frais et d’épices dénichés à droite et à gauche, à révéler toutes leurs saveurs. Pour ce faire, elle leur parle, elle les écoute, elle leur demande comment elle doit les cuisiner.

“De la paume de mes mains fraîchement lavées, j’ai délicatement effleuré les aliments. Puis, comme on berce une vie nouvelle à peine éclose, un par un, je les ai pris entre mes mains, les ai portés jusqu’à mon visage et, les yeux clos, j’ai parlé avec eux quelques secondes.
Ce n’était pas quelque chose que l’on m’avait appris et je ne savais pas exactement quand j’avais commencé à le faire, mais avant de cuisiner, je suivais toujours le même rituel. J’approchais mon visage, mon nez , des aliments, j’écoutais leurs voix; Je les humais, les soupesais, leur demandais comment ils voulaient être cuisinés. Alors, ils m’apprenaient eux-mêmes la meilleure façon de les accommoder.”

Et son secret réside peut-être dans cette simplicité naïve, quelque peu enfantine, mais profondément touchante.

“L’amour n’a pas besoin d’artifices, alors j’ai simplement ajouté une pincée de sel.”

N’est-ce pas la même chose quand on cuisine pour quelqu’un ?

Seuls, on est trop parfois paresseux pour se préparer quelque chose. Mais lorsqu’on le fait pour quelqu’un qui nous est cher, étonnamment on s’y attèle avec la plus grande attention. Et le plus souvent même, avec une bonne humeur survenue sans raison.

Quand je repense à l’amour qu’on met dans ses plats : comment se fait-il par exemple qu’on se souvienne toujours de la saveur particulière des plats de sa mère ou de sa grand-mère ? Qu’on répète inlassablement que leur goût est inégalable ? Pourquoi ont-ils ce petit plus qui nous est si cher et qu’on ne retrouve nulle part ailleurs ?

Pourtant, tout le monde dit ça de sa mère ou de sa grand-mère (ou père, ou grand-père). Pourquoi n’est-on pas objectifs ?

C’est précisément parce qu’on y retrouve la tendresse sucrée de leur amour, qu’on est seuls à percevoir.

“Un repas, c’est parce que quelqu’un d’autre le prépare pour vous avec amour qu’il nourrit l’âme et le corps ”

Un roman dont les descriptions ravissent les papilles

Toutes les descriptions sont troublantes et éveillent l’appétit. C’est un peu la magie de ce bouquin. Il parle de l’art culinaire et nous y plonge. On s’imprègne de cette ambiance de cuisine, on s’y croirait.

Il nous semble vraiment percevoir le doux parfum des plats qu’elle mijote, de sentir avec elle la fraîcheur des légumes qu’elle sélectionne.

“Dans la cuisine, à cause de la buée sur les vitres, je n’avais rien remarqué, mais il avait cessé de pleuvoir et le coucher de soleil était magnifique. C’était comme si la Terre entière avait été plongée dans un pot de miel géant.”

Et en plus de cette osmose avec les aliments, on pénètre dans cette psychologie si propre aux Japonais, à savoir la sérénité, la douceur de l’instant s’écoule avec quiétude, la relation respectueuse avec la nature, la croyance en l’âme de toute chose.

A la fin de ce roman, j’avais terriblement envie de goûter moi aussi à ces plats. Mon estomac criait littéralement famine.

Mais c’est également l’histoire d’une réconciliation avec sa mère

Sur fond de ce restaurant, on plonge dans l’histoire d’une étrange guerre froide entre une mère et une fille, qui se découvrent peu à peu.

Rinco avait perdu tout contact avec sa mère pour vivre chez sa grand-mère. Pire encore : elle haïssait presque sa mère.

Mais, progressivement, au fur et à mesure que le temps passe, qu’elle s’épanouit dans son restaurant tout en se réhabituant à vivre chez sa mère, à la voir tous les jours, celle-ci lui apparaît autrement. Se serait-elle trompée sur elle ?

“Mais dis-moi, quand est-ce que ça a mal tourné entre nous ?
Une fois qu’il y a des noeuds, comme ils sont difficiles à défaire !
Moi qui t’aime de tout mon coeur, pourquoi n’ai-je pas réussi à te le montrer ?”

Enfin, c’est un roman sur le courage, et l’épanouissement de soi dans la poursuite de son rêve

Même si son fiancé l’a quittée en lui laissant l’appartement vide — il lui a tout pris, toutes ses économies, tous les ustensiles de cuisine pour lesquels elle avait dû travailler dur pour se les procurer, il ne lui reste que la précieuse jarre de sa grand-mère — , même si elle doit retourner vivre chez sa mère avec qui elle ne s’entendait pas bien, même si elle en a perdu sa voix, Rinco ne se laisse pas abattre. Elle se concentre sur son travail, elle refuse de penser et réunit tous ses efforts pour réaliser son rêve, devenir un grand chef.

Et ce n’est que comme ça qu’elle parviendra à se relever. A se reconstituer. A se retrouver.

A redécouvrir finalement sa mère.

A pardonner.

A apprendre de la vie.

Et ce ne sera que lorsqu’elle saisira enfin l’essence du bonheur, lorsqu’elle comprendra enfin à quel point elle a été tant de fois dans l’erreur, lorsqu’elle goûtera à la sérénité profonde et authentique de l’existence, qu’elle recouvrira la voix. Pour dire ce mot terriblement troublant, puissant et touchant :

“Merci.”

“Je ne devais pas abandonner la cuisine.
Cette certitude m’habitait.
Alors, j’ai décidé de recommencer à cuisiner pour de bon.
De cuisiner pour faire plaisir à ceux qui m’entourent.
De cuisiner pour apporter la joie.
De continuer à rendre les gens heureux, même un petit peu.
Ici, dans cette cuisine unique au monde,celle de l’Escargot.” Rinco — Le Restaurant de l’amour retrouvé, Ogawa Ito.

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