Designer de l’effondrement.

Fabrice Liut
Liut Design
Published in
8 min readOct 29, 2018

Ne prenez pas peur, je n’oeuvre pas (encore) à l’effondrement en lui-même de notre civilisation thermo-industrielle. Je suis plutôt un Designer parmi tant d’autres cherchant sa place dans ce monde qui valorise principalement le profit et le progrès par une course à la croissance sans fin sur une planète qui elle reste limitée.

Je souhaitais par cet article simplement témoigner “de l’intérieur” de l’évolution de mon “métier” de Designer vers une “posture” de Designer politique nécessaire si justement nous ne voulons pas littéralement perdre toute la beauté originelle de cette boule de Vie dont nous faisons partie intégrante et dont nous avons déjà bien réduit la santé (effondrement de la biodiversité pour ne citer qu’un exemple).

Je ne rentrerai pas plus en détail dans les concepts même d’effondrement ni de collapsologie, partant du principe qu’il y a actuellement suffisamment de personnes qui savent bien mieux que moi les définir et les présenter.

Design et effondrement.

En effet, vous pourriez me demander le lien. Dans le dernier podcast de Usbek & Rica sur l’effondrement justement, à aucun moment il n’est cité le concept de Design. En effet, le sujet de l’effondrement est souvent d’ordre philosophique, idéologique, intellectuel et politique. Il est aussi dans le registre de l’anticipation, du récit collectif, des idéaux ou de la dystopie.

Alors, je commencerai mon témoignage en tissant le lien que nous finirons peut-être pas définir “de bon sens”.

Le Designer, c’est un humain qui collabore avec d’autres humains pour “fluidifier l’expérience humaine”. Il oeuvre à résoudre des problèmes, répondre à des besoins (et non pas à les créer). Il facilite l’atterrissages de concepts intellectuels en expérimentations concrètes. Cela peut être par des créations visuelles, des oeuvres numériques, des productions matériels, des services, des infrastructures, des espaces, des évènements, etc…

Par le Design fiction, il aide aussi à relier la prospective au présent. Encore une fois, aller chercher dans l’imaginaire de l’avenir libère la pensée et l’imagination et par un retour au présent apporte des solutions pour demain, des premiers pas vers des futurs souhaitables co-construits.

Et puis, il écrit. Comme vu ci-dessus, il écrit des histoires pour aider par la fiction la concrétisation sur le terrain. Également, il documente sont travail pour nourrir la recherche. Enfin, il écrit pour donner son avis, partager ses expériences et son regard sur la société, sur les organisations, sur l’évolution des usages et des besoins du vivant.

L’humain et ses histoires.

Lorsqu’on parle de demain, on crée une fiction. Il est bien entendu possible d’appuyer sa prospective sur des études scientifiques, pourtant l’avenir restera toujours une fiction, une histoire et je pourrais même dire un mythe. Comme vu dans Sapiens de Harari, l’Homme est l’espèce par excellence pour se raconter des histoires. C’est ce qui permet la collaboration pour un grand nombre d’individus, c’est ce qui a permis la construction de nos civilisations, devenues une civilisation unique et mondiale. Sauf que entre l’histoire ET le présent, le concret, le réel, il y a souvent dissonance. Alors, ceux qui racontent le mieux les histoires rassurent les autres : tout ce qu’il se passe aujourd’hui est nécessaire pour un demain meilleur. De tous les temps, l’Homme fonctionne de la même manière. Certains racontent et il est demandé à d’autres de croire.

« Aujourd’hui c’est pas ça mais demain ce sera top, faites-moi confiance !.. » -n’importe quel Homme éloquent.

On écrit des histoires, on appuie cette fiction avec le plein d’arguments, qu’ils soient idéologiques ou scientifiques. On “vend du rêve” pour le dire clairement et si on est bon orateur et capable de rassembler un assez grand nombre de personnes, cette fiction devient presque réelle et alors on crée une Foi, que ce soit religieuse, spirituelle, politique, sociétale, etc… A partir de ce moment-là, on peut commencer à embarquer les foules dans un délire collectif.

D’un côté il y a les histoires et de l’autre les faits, le concret. Il y a ce que je raconte ici et le fait “réel” de taper sur des touches en plastique dans un train. Entre ces deux mondes, celui des concepts, des analyses et ici et maintenant, en chaire et en os, il y a un gap énorme. Entre les philosophes, les hommes politiques, les chercheurs ET les acteurs du terrain, il y a très souvent comme un gouffre sans pont. Une caste d’intellectuels fait en sorte de trouver les bons leviers pour mettre en actions réelles leurs histoires. En somme, des humains utilisent d’autres humains pour construire dans le réel leurs fantasmes intellectuels.

La pensée Design pour relier les mondes.

L’humain qui porte une pensée Design ne peut être seulement dans le monde intellectuel. Il ne peut pas non plus être uniquement sur le terrain. Il recherche en continue et transfert dans le champ de l’action dès qu’il a des pistes. Pour traiter des sujets complexes comme celui de l’effondrement il ne peut le faire seul et a besoin des humains et des idées de ces deux mondes. Alors, il connecte les diversités, il apprend les différents langages et modèles de pensée, il facilite les collaborations. Il devient en quelque sorte un caméléon au service des autres.

La pensée Design est une pensée systémique, elle a conscience de l’interrelation constante entre tout ce qui est ainsi que de la nécessaire diversité du vivant. Elle accepte les modèles mais sait qu’aucun n’est parfait, elle privilégie le travail collaboratif plutôt que le débat. Ce qui compte, c’est de ramener dans le réel les concepts intellectuels des uns avec les contraintes terrain et les expériences des autres. S’inspirer des idéaux oui, mais pour passer à l’action rapidement, expérimenter, tester.

La pensée Design porte en elle une attitude des faits, de l’action, mais une action en conscience de la complexité et donc nécessairement collective. Ce n’est plus QUE par les histoires que les humains s’animent, c’est par le FAIRE ensemble, possible grâce à des dynamiques individuelles convergentes et non pas par des directives venant d’autres.

Et si nous n’avions plus le temps ?

C’est en ce point précisément que le Designer de l’effondrement porte une responsabilité politique. Mais cette responsabilité s’exprime non pas seulement par des concepts intellectuels et des histoires mais surtout par des actions collectives. C’est une politique qui s’écrit au même moment qu’elle se construit.

La pensée systémique porte la conscience de la complexité et de la nécessité de collaborer. Elle permet par une collaboration intelligente de détecter les urgences et surtout, les causes de nos problèmes de société. Si l’on a les causes alors il est possible de passer à l’actions en reliant les acteurs, les expertises et les ressources complémentaires. C’est à ce moment précis que l’on peut utiliser des modèles, des méthodes et des outils pour faciliter l’intelligence collective et la synergie d’un groupe. Alors un prototype de solution peut émerger, être testé. On apprend, on réoriente et on lance une nouvelle action, et ainsi de suite. A la manière des lettres que je tape sur mon écran, les collaborations impriment dans le réel des solutions, pas à pas, dès MAINTENANT.

Dès maintenant, il est possible d’imprimer dans la réalité les premiers pas pour régénérer nos systèmes, nos organisations, nos collectifs, “by Design”.

Et ces premiers pas alors ?

Voici de simples propositions d’un Designer de l’effondrement, propositions très personnelles et à actualiser régulièrement : elles évoluent grâce aux expérimentations concrètes, les miennes et puis celles des autres. En effet, la collaboration se trouve dans l’action mais aussi dans la documentation et le partage en commun de nos cas d’études concrets.

  • Les humains n’ont plus “le temps”. Peut-être parce qu’ils l’utilisent pour avoir de “l’argent”. Une compréhension plus large de l’économie, de la finance, ainsi qu’un profond redesign de nos systèmes économiques semble être LA priorité actuelle. Sans une nouvelle logique économique et fiancière, nous sommes pris au piège de nos vieux concepts et nous n’aurons toujours du temps que pour gagner de l’argent…
  • Les humains doivent réapprendre à collaborer. Faciliter les collaborations ainsi que les interrelations porte ma seconde priorité. Redesigner nos éco-systèmes et leurs comportements les uns par rapport aux autres est primordial pour retrouver la prospérité : basculer de fermé à ouvert — concurrence à collaboration — peur à confiance.
  • Les humains sont déconnectés de leur ressenti et de leur intuition à cause d’une société de la rationalisation extrême qui nous a éloigné du vivant. Il faut retrouver la conscience de soi. Redesigner notre comportement par rapport à nous-même semble un ancrage nécessaire. (attention, alimentation, mouvement, soin corps/esprit, méditation).
  • Les humains sont passifs dans leur confort et notre société prône le moindre effort pour s’occuper de tout (Uber, Deliveroo, ménage à domicile, etc…).Étymologiquement “effort” signifie “Action énergique”, fait d’utiliser son énergie pour quelque chose qui importe ; est-ce que cet “effort” est à éviter s’il vient de nous, s’il vient de nos tripes ? Est-ce qu’on souhaite vraiment que d’autres s’occupent de tout à notre place ? Faciliter la dynamique personnelle et de groupe rejoint les priorités précédentes. repenser l’activité, le projet, le quotidien, le divertissement, le jeu, l’administration semble directement complémentaire (créer des espaces de curiosités, pour jouer, s’inspirer, se divertir dans le réel, physiquement et concrètement et non pas seulement intellectuellement. Développer à nouveau l’artisanat, la réparation, la cuisine, réviser la place de l’enfant dans la société, le rôle de l’administration, etc…)

Si tout ce que je présente ci-dessus vous semble de l’ordre du “bon sens” c’est normal. Je n’ai rien inventé, tout est dans la nature et dans notre histoire. C’est ici toute la nécessité du Design : permettre de retrouver le bon sens de la Vie. Dans la nature, tout est fluide et en mouvement. Pourquoi est-ce que l’Homme vit dans autant de frictions avec tant de résistance ?

Cela vient de notre histoire et notamment l’ère actuel de l’Anthropocène : tellement de frictions que l’Homme en arrive à saboter son propre corps et son environnement au point d’en perdre la conscience même de ce qu’est Être. Alors le “bon sens” est certainement un autre sens que celui du progrès, de la croissance économique, de la concurrence, de la pression et du stress continue, de la lutte, du combat, de la haine, de l’oublie de la famine et de la détresse.

Si alors je suis Designer, je suis Designer de l’effondrement. L’effondrement d’un monde prison qui n’a plus d’autre raison d’être que d’exterminer notre espèce. Si je suis Designer, je suis Designer de la régénération. Régénération de la conscience, de la biodiversité, de la résilience, de la douceur de vivre, d’un déséquilibre plus proche de l’équilibre.

Isabelle Delannoy, pour ne citer qu’elle, parle “d’économique symbiotique” dans une société en symbiose. Elle propose des solutions intellectuelles en s’appuyant sur des bouts de solutions concrètes actuelles. Par la pensée systémique du Designer, il est possible de “connecter ces points”, ceux émergents du réel et ceux des modèles intellectuels et des histoires de demain pour structurer notre nouvelle réalité.

S’il reste une barrière à cette vie en symbiose dès lundi prochain, c’est certainement à cause du temps, de l’argent, du pouvoir, du manque d’écoute, de collaboration et d’amour pour soi-même comme pour les autres et tout le vivant. Voici alors de belles opportunités de travail en commun pour tous les Designers de l’effondrement et les autres :)

A lundi pour les premiers pas !

Merci à Marie-Cécile Paccard pour la relecture, ses retours et encouragements :) — Si vous voulez échanger autour d’un café > https://www.liut.me/contact

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