Lucanus Sp. (4)

Markhy
Lucanus Sp.
8 min readOct 30, 2014

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Une histoire de coléoptères, d’asperger & d’imprimantes 3D. Chapitre 4.

“Le garçon marchait sans rien voir autour.
Marche
puis
stop.
L’acier
raye
la soie
des mains.”

— Maïakovski, De Ceci (extrait)

Il y a une forte odeur d’essence, une tondeuse de la Direction départementale des territoires et de la Mer et une estafette de la gendarmerie. Thierry : “SI VOUS TONDEZ CE TALUS, JE ME CRAME”

Bérengère, la baquette de pain solidement sanglée sur son porte bagage, freine. Elle pose son pied à terre après avoir accompagné la perte d’équilibre du vélo, et reste là, les yeux ecarquillés à l’extrême, les mains encore en tension sur les poignets de frein. Personne ne la remarque et ne la remarquera. Thierry, de toute façon, ne la laissera pas accaparer l’attention. VOUS SAVEZ COMBIEN IL Y A DE VIE DANS CE TALUS ? NON VOUS NE LE SAVEZ PAS. ET MOI NON PLUS SI VOUS TONDEZ. Ce n’est pas de la sueur qui goutte de ses tempes, de son menton et de ses doigts calleux mais bien de l’essence. Il a piqué le bidon en rabe de la tondeuse et se l’est juste vidé sur la gueule. Une menace inutile car il n’a rien pour déclencher une flamme afin de finir, comme il espère au plus profond de lui même, en népalais protestataire. Les gendarmes engagent la médiation avec un Thierry au “ZÉNITH DE SA ZENITUDE” selon son expression. Tout le monde dans le secteur le connait pour les coups de main qu’il a filé aux pompiers (la fois où, grâce à sa cartographie perso des biotopes, il a pu prévoir les zones de départ de feu les plus à risque — elle est encore utilisée chaque été), à l’école (il reçoit toujours la classe de cp/ce1/ce2 au début de l’automne, au début du printemps et laisse des souvenirs que l’on sait impérissables), à l’abbaye (il a chassé les frelons asiatiques avec l’appui du CNRS et de “sa” doctorante Bérengère Bendida), aux gendarmes (la légende raconte qu’il a capturé à main nue le sanglier coupable de dégradation sur les zones les plus rurales de l’agglomération — invérifiable, source : Christian hilare). Si l’on fait une étude de notoriété hyperlocale, Thierry arriverait premier sans même se présenter, les gens cochant la case “Autres (précisez) : Thierry”. Le mec de la DDTM, lui, n’est pas de la commune et n’a pas su trouver les mots aux premières protestations du scientifique. C’est là qu’il a dû appeller les gendarmes, ou le 112, Thierry commençant à répéter inlassablement et dans le désordre : “JE ME FOUS LE FEU DANS 5…” “JE NE SUIS PAS UN ILLUMINÉ DE NOTRE DAME DES LANDES”. “4…” “NE TE TROMPE MÊME PAS DE CIBLES PETIT”. “JE M’EN FOUS DE LA NATURE : JE SUIS ENTOMOLOGISTE” “3…” JE VAIS REMETTRE LE GAZ À TOUS TES ETAGES : TU PEUX TONDRE CE QUE TU VEUX SAUF L’HERBE SUR CE TALUS” “2…” “JE NE DEFENDS RIEN SAUF LE RÉGLEMENT DANS MON PORTEFEUILLE”. Les deux gendarmes qu’étaient dans le coin, sont arrivés avant le 1.

Thierry ferait donc un “burn out”. Le message est passé très vite à travers le village, et Marylène harcèle la boite vocale de Madame le Maire, “Thierry fait un beurn août, tu veux que j’y aille ? C’est qui ton premier adjoint déjà ?” Le mardi, Madame le Maire accompagne son mari à la clinique pour sa chimio et laisse son téléphone cellulaire dans la boite à gant. “Oui c’est encore Marylène, c’est Firmin ton premier adjoint ou Christian ? On ne sait plus avec les dernières élections, rappelle quand tu peux, Thierry fait un beurneuh waoute”. Elle passe la matinée dans le hall de la clinique lisant la presse, celle des rois et des reines la presse bien vaine, elle sirote aussi le café bouillant et lyophilisé que lui fait la machine sans se lasser. C’est le seul moment où elle n’est accablée ni par le village ni par son mari : elle apprécie. “C’est Marylène encore, oui, je ne veux pas faire de gaffes protocolaires en fait, donc pour l’instant on laisse la gendarmerie agir, ils connaissent bien Thierry même si on ne l’avait jamais vu faire un biurne oute, allez ciao bises”.

Au niveau de Bérengère, toujours crispée sur ses freins, se trouve un panneau d’information routière où l’on peut lire “Votre conseil général s’engage pour la biodiversité !” sous l’illustration d’un bas côté fleuri où volent les papillons, où polenisent les abeilles et picorent les oiseaux. Il y a même un lucane derrière un coqueliquot — totalement improbable mais l’illustration vient d’une banque d’image donc faut pas trop pinailler. Pour dire la vérité, Thierry est effectivement dans son droit malgré les ordres signés/contre signés/validés/revalidés reçus par “monsieur le tondeur” “ici présent”. Durant un temps, pas si lointain, où la biodiversité vivait en chimère médiatique, le conseil général a mis en place des “ateliers de la biodiversité” où s’enchainait colloques / expo / prévention dans les collèges / enquêtes publiques etc, pour comprendre la biodiversité et la vivre “à notre échelle”. Bien entendu, aucun “riverain” n’a réellement participé à ce théâtre bien vain. Surtout que les tentatives pour obtenir de l’écho, avec différentes campagnes d’affichage dans les abribus, n’ont pas très bien fonctionné. En effet, les abribus du département qui pouvaient accueillir le format de l’affiche vendue par l’agence (Imprim’Esprit33) n’étaient que… trois : le conseil général n’a pas pu se réunir pour voter le budget de la réfection des autres abribus à cause des élections cantonales à venir. Tant et si bien qu’un technocrate a dû pondre, en moins d’une semaine, des propositions pour remplir la propagande bimestrielle distribuée par le département et, surtout, concrétiser “avec des actions humaines et sources de liens sociales” l’idée que se fait l’État de la “biodiversité”.

L’une de ces propositions était la “sensibilisation par l’animation du bas côté des routes du département”. La vraie idée derrière ça c’est que la mauvaise herbe ne coûte rien sauf quand on la tond, donc on n’a qu’à stopper la tonte sous le prétexte de défendre la biodiversité. Ça a beaucoup plu au Conseil Général et ils ont installé les panneaux dans la semaine ou presque.

Et l’herbe a poussé.
Gênant les premiers automobilistes.

Il a fallu, dans un second temps, imposer un cahier des charges afin de s’assurer que l’on respecte autant la biodiversité que la sécurité routière. Le Conseil Général s’est donc félicité d’un partenariat avec les antennes locales de museum d’histoire naturelle qui allaient travailler main dans la main avec la DDTM. La synergie inhabituelle a fait qu’ils ont quadrillé la carte en attribuant des zones et des bourses, ici pour les papillons, là pour les coléoptères, là pour les fleurs sauvages, ici pour les herbes rares et là, là et là du goudron à refaire. Dans la précipitation et le soucis d’accélérer sa déresponsabilisation, le Conseil Général a aussi donné pouvoir à un collège d’experts qui devait aider, chacun pour sa zone attribuée, à établir le calendrier d’entretien (selon les saisons, l’acidité de la terre, la pollinisation etc) et expliquer à la population, de façon vulgarisée, l’impact qu’a eu ces bas côtés sur les organismes vivants à travers le bimestriel “d’information”, des “leaflets” ou un affichage ludique et peut-être quelques expositions.

L’alternance des élections cantonales (perdu à un siège) a tué toutes velléités de suivi et l’opération n’existe plus que sur les panneaux “Votre conseil général s’engage pour la biodiversité !” qui coûtent plus cher à être retiré qu’à s’oxyder patiemment. Sauf pour la zone qui a été attribué à Thierry dont il s’occupe de façon obsessionnel. Il a tout pouvoir sur ce talus pour encore 2 ans, selon les documents qu’il possède toujours sur lui dans son “larfeuille” — par anticipation du quiproquo administratif. Il touche même une rémunération pour ça, remarque le gendarme qui y jette un oeil. “C’est dingue ça, quand même” ajoute l’autre un petit temps plus tard, l’esprit encore dans le brouillard.

Il parait désormais clair pour tout le monde que les documents signés/contre signés/validés/revalidés par l’ensemble de l’échelle décisionnaire de la Direction départementale des territoires et de la Mer n’ont aucune valeur car Thierry, que le Conseil Général aurait dû consulter au préalable, n’a pas donné son accord accompagné de son expertise scientifique et d’un article vulgarisateur de son action. Cet imbroglio administratif aurait été réglé rapidement par le tribunal compétent en donnant raison à Thierry, mais l’herbe aurait été coupée et la biodiversité menacée : impensable pour l’entomologiste qui a préféré l’action “coup de poing” à la procédure.

“On fait quoi alors ?” demande finalement le tondeur rassemblant le peu de bon sens qui reste pour finir la matinée. Il gratte sa cicatrice sans espérer de réponses. “Je ne veux pas de problèmes avec mes supérieurs”. “INCLINE-TOI. TA HIÉRARCHIE C’EST ÇA”, Thierry pointe du doigt le talus que l’on découvre finalement assez piteux entre mauvaises herbes, chardons asséchés, bouteilles de pepsi max et paquets de ben&nuts délavés. Pour ces derniers, il n’y a que Bérengère et son expertise récente qui peut les deviner. Un biotope pas au top qu’on lui a livré ainsi et qu’il conserve dans l’exact état qu’on lui a transmis avec plus de zèle que le major de promo de l’école du Louvre, lors de son premier commissariat — une expo sur la représentation médiévale de la femme aux beaux arts de Cambrai.

“Allez calme toi, Thierry” conclut le choeur, délivrant le dernier souffle dramatique qu’il nous reste. Et une BMW immatriculée dans la région parisienne dépasse lentement Bérengère avant de s’immobiliser au niveau de attroupement, la fenêtre descend automatiquement. “Thierry c’est quoi ton bordel encore ?”

Dans la voiture, au volant, c’est Colin Darmendrail, le seul mec au monde qu’a le 06 lié à l’Alcatel 510 One Touch de Thierry. Il tend une carte de visite et poursuit sans laisser quiconque réagir de voix goguenarde. “Bonjour messieurs, je suis François Melidano, chargé de mission au sein du Conseil Général — service Prospective Environnementale”. C’est effectivement ce qu’il y a écrit sur la carte de visite. “Ce talus doit rester inviolé, l’ordre que vous avez reçu est erroné. À la bonne heure comme on dit.” il poursuit avec un clin d’oeil tellement appuyé qu’on a bien envie de le tabasser à en perdre la raison. Personne ne peut deviner le bluff sauf Thierry et les amis de François Melidano au Conseil Général : il n’en a pas beaucoup et ils ne sont, de toute façon, pas présents sur la D15 à cet instant. “Cette tonte est annulée, je suis sincèrement désolé pour le dérangement messieurs les gendarmes, messieurs les techniciens, j’espère que Thierry est resté dans les limites de la loi. Il va monter avec moi et je vais le déposer à bon port qu’il prenne une douche. Tiens, prends ce mouchoir, retire moi un peu de ton huile. En vous souhaitant une bonne journée.” Thierry s’exécute, se débarbouille succinctement et monte dans la voiture de Colin sans le moindre mot. Bérengère a bien reconnu le “seul ami”, du moins visiteur, de Thierry mais ignorait jusque là son nom — elle l’ignore toujours. Colin Darmendrail parait plus jeune que Thierry mais on peut se persuader, en les comparant longuement, qu’ils ont le même age, issus très certainement de la même promo. C’est ce que pense la doctorante. D’autres disent que leur amitié est peut-être issue d’une rencontre hasardeuse entre un génie et son mécéne sans que l’on puisse deviner qui est le génie, qui est le mécéne vu qu’on a tous grandi avec Hergé et Laszlo Carreidas en tête et qu’on a tendance à ravaler nos à priori sur le physique. La BMW redémarre aussi lentement qu’elle est arrivée, la cycliste les suit dans le rythme.

Elle a, comme nous, des points d’interrogation au dessus de la tête.

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