Lucanus Sp. (9)

Markhy
Lucanus Sp.
10 min readFeb 3, 2015

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Une histoire de coléoptères, d’asperger & d’imprimantes 3D. Chapitre 9.

N’hésitez pas à consulter le tumblr des imaginaires entomologistes, où l’on retrouve bon nombre d’inspirations. lucanussp.tumblr.com/

Les journées de Colin sont toujours très simples : il se réveille à 5h00 pour aller aux puces, il fait quelques vannes avec ses fixeurs, puis il appelle des gens avec qui il fait d’autres vannes, ensuite Thierry occupe la fin de sa matinée et peut-être le déjeuner. L’après-midi, après la sieste, il est sur internet et finit de braconner ses invertébrés.

Colin il peut marcher et tomber sur une vitrine avec de vrais insectes, genre quand un coiffeur, gaffeur, veut donner une image d’Épinal de la nature sauvage de tes cheveux et qu’il fout des lucanes du grenier de ses grand-parents en vitrine. Et là, Colin fouille vite fait sa besace et trouve sa fausse carte de la répression des fraudes et lance un mitho comme quoi les insectes présentés sont une espèce protégée et qu’il est obligé de les saisir pour le Muséum d’Histoire Naturelle. C’est n’importe quoi mais ça fonctionne plutôt bien. Les cas entomologiques sont tellement pointus et indiscutables qu’en général personne ne moufte. Colin joue aussi sur l’amalgame légèrement poujadiste : il y a forcément un jour où un gros con de fonctionnaire, spécialisé dans l’insecte, viendra nous saouler pour la vitrine. Ce gros con n’existe pas jusqu’à ce que Colin l’invente pour son petit business monopolistique.

Aux puces, Colin fait parti des têtes connues, certains lui mettent du coléoptère de côté quand ils en ont et à défaut paient le thé vert. Il serre la main aux galeristes parisiens qui viennent ici pour chopper des objets qu’ils revendent 100 fois le prix dans le VIème, et tout le monde aime quand il parle de ses insectes et de la réglementation qui exclut les spéculateurs. “Comme les cailloux” en faisant référence au marché noir du silex taillé qui est lourdement sanctionné par l’État afin de ne pas léser les muséum, beaucoup de mecs des puces hochent la tête car ils se sont déjà fait prendre par la patrouille des cailloux, chefs-d’oeuvre préhistoriques inestimables. Inestimables, un mot impossible pour les gars des puces : tout ce qui existe connaît acheteur et côte.

Ce matin, son pote spécialiste des antiquités de l’ère Edo, est revenu du Japon, c’était bien ouais comme d’hab, il lui a laissé un carton plein de Gashapon pour une bouchée de pain. Il y a du mini diplodocus à en s’étouffer et quelques figurines de jeux vidéo dont Colin n’a aucune idée, tant que la douane trouve cela suffisamment amusant dans ses chronopost d’insectes. Hé Colin, tu ne veux pas du Guermonprez ? interrompt un autre gars qui finit d’installer son espace. Non c’est bon, j’suis meublé. Wow Colin attends, j’ai peut-être un truc pour toi ! ajoute un mec derrière. Finalement, rien. Et ça continue longtemps comme ça avant que Colin ne songe enfin à quitter le lieu. Juste avant de partir, au niveau de la grille, il y a ce petit gars, un des nombreux biffins qui rend service à l’occasion pour décharger le matos ou surveiller le stand : il tire la poche du futal de Colin. L’entomo-business-man le connait bien mais ne manque pas de lever la main pour lui proposer une baffe, il arrête bien entendu son geste, hilare. Les biffins ont pour habitude de dévoiler les petits secrets des puçards qu’un “bon client” comme Colin ne doit pas forcément savoir. C’est hypocrite.

C’est un indic de valeur, aussi bien pour les vendeurs : qui passent par lui pour proposer ici et là une pièce qui parait “encanaillée” (donc plus chère) ; que pour les acheteurs : qui s’ouvrent ainsi des portes sur des affaires peu communes et à grand potentiel. Personne n’est dupe du double jeu de ces gamins car ils sont très utiles pour fluidifier les affaires entre ces vaines élites.

Sans demander, le biffin prend 10 keuss directement de la part de Colin, main dans la main. Si il a tiré la poche en dernière minute, c’est que le tips est intéressant. Dans l’autre sens, un 10 keuss de Colin c’est une grosse récompense, les biffins le savent et se le disent : “ce mec est radin mais si t’as vu un vrai truc pour lui, il donne sans demander”. Surtout : il aime qu’on vienne le chercher. Et sans attendre, l’info est lâchée : Monsieur c’est Alfred. Il a un truc pour vous Alfred, il voulait le garder peut-être une journée pour obtenir le meilleur prix, mais cet objet il est pour vous, je pense. Voilà donc allez voir Alfred, ne lui en voulez pas, il faut lui dire que vous êtes un lucanos. Un quoi ? Un lucanos monsieur, j’en sais pas plus, mais Alfred il comprendra. Un lucanos, monsieur, vous êtes un lucanos. Le biffin est parti comme il est venu, sans qu’on le remarque, tel le yokaï des puces qu’il se plait à être.

Sur le stand d’Alfred, pas de gène apparente. Les mecs sont tous des habitués de la malice : on ne s’installe pas aux puces sans cela. En voyant revenir le Colin, ils ne font pas les étonnés mais calculent le bénéfice réévalué : ils espéraient le refourguer bien plus cher à bien plus naïf. Tout le monde le sait, Colin le sait, la mère de Colin le sait, la cousine d’Alfred, qui est assistante de direction dans le BTP (région de Troyes) et qui n’a aucune idée de la vie des puces, le sait. Alfred parle : hé Colin, je ne te l’ai pas sorti parce que je voulais le faire expertiser vite fait avant, tu sais, la maison Deyrolle passe souvent et tout, il n’y a aucun malaise, poto. Colin répond : Alfred, pas de “poto” avec moi quand t’inventes des sociétés secrètes débiles aux gamins. Lucanos, t’es vraiment con, toi. Ça va rester tu sais, quand je vais le raconter à Titi, on va bien se marrer. Lucanos, mais c’est quoi ton délire ? Allez montre moi ce que t’as.

Alfred s’échappe un quart de seconde et revient avec un petit cube de ficelles et de papier kraft, remballé à la va vite. Colin s’affaire sur le truc et découvre un PUTAIN DE LUCANE, ce sont ses mots. Putain putain, il répète 50 fois environ avant de reprendre son calme — il sait que son excitation augmente le prix. Le lucane est piégé dans une résine translucide malpolie qui ne fait aucun doute sur son origine. Colin tourne et retourne l’objet en retenant ses gestes, ce qui lui donne une allure toujours plus inquiétante et augmente le prix d’1€ par seconde. Les impuretés et la conservation un peu dégueulasse finisse de confirmer : Colin tient un trésor comme on en croise tous les 30 ans. Cette info, il ne doit pas la balancer maintenant car Alfred, qui par culture général et devant cette excitation doit présager de la valeur du lucane, n’a aucune idée de l’ultra rareté de cette pièce en particulier. Colin fait son rapide calcul mental et psychologique. Il n’y a qu’une dizaine de pièces similaires à celle-ci qui “vivent” encore, dont 8 hors marché : Le dernier qu’il a vu physiquement, c’était en 82 avec Thierry au Muséum d’Histoires Naturelles du Doubs. Ils voulaient péter la vitrine et repartir avec mais finalement ils ont juste fait des croquis et des descriptions. Thierry en a même fait dix pages d’aquarelles compulsives pour calmer sa frustration. Il en fait encore à l’occasion.

Si on connait Stradivarius pour les violons, Gino Sarfatti pour les luminaires et Lego pour ses blocs en plastique, on connait moins l’atelier autodidacte d’entomologie de Joseph Pretilotin. Un véritable esthète de la conservation d’insectes qui a composé une collection très pointue de Lucanes des “colonies” jusqu’à sa mort aussi anonyme qu’inattendue en 1957. Son “oeuvre” non signée et très limitée servait de base au programme de Biologie de ce qui était son école élémentaire d’après guerre : il travaillait comme petit artisan de la pédagogie et livrait lui même son cabinet de curiosité à ses collègues instituteurs qui le désiraient. Seuls 4 péquenots dans le monde connaissent son nom et peuvent reconnaître son catalogue raisonné dont Colin, Thierry, Bérengère et… Habib, un artiste contemporain de 21 ans qui a fait un travail sur les “artistes malgré eux” à l’Ensad Strasbourg (devenu HEAR) avec du lucane en présentation et… il n’a pas eu la moyenne — Pour ce second semestre il est équipier au McDo de Dorlisheim et prépare un nouveau projet sur la “TAXIDERMIE & CONSERVATION des BIENS DE CONSOMMATION PÉRISSABLES”, cela n’a absolument aucun impact sur notre récit.

La négociation du prix est rude entre Colin et Alfred. C’est une joute active entre les deux hommes qui, sur bien des aspects, ressemble à un duel d’arène à la Super Smash Bros. Chacun fait monter les % de l’autre et la gravité s’échappe vraiment au dessus des 100%. Colin, pour ne pas trop casquer, confesse que c’est une pièce peu commune mais pas trop rare, qu’il va la prendre à “titre perso” sans autre perspective de revente et “c’est dire, Alfred, que t’auras du mal à la vendre si moi même je n’ai pas d’externalité précise”. Alfred n’en a rien à branler de cette phrase pleine d’égo et il répond “ça ne prend pas de place dans mon stock, je peux le vendre dans dix ans si il faut”. Il a conscience qu’il tient un truc, mais c’est vrai qu’il aura du mal à le refiler à du non-spécialiste, aussi il ne veut pas trop se prendre la gueule avec Colin en vue de futurs trouvailles entomo. C’est parce qu’il a une info que n’a pas son interlocuteur : la source qui lui a fourni ce spécimen semble en avoir d’autres et n’y rien connaitre, à les donner presque. Il préfère perdre les 2000 boules espérés ici et gagner 10 fois 200 ailleurs dans une belle carotte à long terme qui satisfera tout le monde. Les gouttes de sueur n’en finissent plus de perler tant les deux parties font monter la pression. Faites un vrai bras de fer putain qu’on en finisse, on a envie de crier ça, mais d’ici ils nous entendent pas. Le reste des puces est calme, les affaires se font facilement, chacun dans sa spécialité, Alfred, en regardant au dessus de l’épaule de Colin, se rend compte qu’il perd 2–3 touches de valeur et il est prêt à se jeter dans le vide. La transaction se fait finalement dans un entre-deux frustrant pour les deux, mais “c’est le bien des affaires” lâche Alfred pour avoir le dernier mot, Colin lui reprend dans une phrase déconnectée et définitive “ui, Alfred, prends soin de toi”.

La chaleur dans le bide de Colin lui annule tout regret. Il quitte les puces avec son “putain de lucane”, il appelle Thierry mais Thierry ne répond pas, tain. Trop excité, presque ivre, il refuse de remonter dans sa voiture et continue sa marche en errant sans but comme un héros du surréalisme entomo qui n’a jamais existé jusqu’à maintenant. Il ne sort pas la pièce de sa poche mais vient la tâter autant qu’il peut, se rassurer qu’elle est bien là, petit tic qu’il a depuis qu’il collectionne les buvards publicitaires, puis les insectes, puis les luminaires et un peu les cailloux. C’est une maladie ce truc pour lui, une grave pathologie qui le fait pourtant bouffer, Thierry reste injoignable l’enculé. Colin ne laisse pas de messages, il faut qu’il lui dise direct sinon ça gâche tout, c’est un putain de Pretilotin qu’il a en main. Lucanus Sp… sp quoi d’ailleurs ? Il n’a même pas pris le temps de l’identifier, il a juste vu les couleurs un peu délavés, la résine mal vieillie. Et finalement son téléphone se met à sonner, un numéro privé.

La voix féminine, il croit que c’est Bérengère donc il se voit, hilare, dans le reflet de la vitre sépia de ce café et c’est vraiment narquois qu’il entame son “Allo”. Très vite il perd son allure. Le cafetier nous retranscrit ses paroles : “Comment ça La Réole?” “La Réole en Gironde, ui?” “CH de La Réole ?” “C’est quoi CH madame ?” “Comment ça Thierry ?” “Inconscient dans le talus?” “son talus ?” “Ou un autre talus ?” “Inconscient dans son talus… Putain Thierry, mais je suis sur Paris là” “Non, on est sa seule famille presque” “Ui la Bérenge… Mais ce n’est pas son assistante.” “Ui, c’est le labo de Thierry mais elle y fait ses projets, c’est une future docteure, elle a tous les défauts, madame, mais ce n’est pas une assistante. Je vous interdis de penser le contraire.” “Comment ça il veut nous voir tous les 2 ?” “Mais il est conscient donc ?” “Aah il a frappé un médecin” “Ui c’est mon Thierry ça” “Je… Merci de m’a avoir appelé madame, nous allons lui rendre visite quand nous pourrons… Je… ui, il a dû insister, je sais comme il est, merci madame, au revoir madame.”

Il recommande un café, un long, puis il compose un autre numéro. “Ui. Bérenge ?” “Ui. Attends.” “Attends. Calme toi, t’es où là ?” “Ui je suis un con, attends deux secondes, je… Déjà c’est Colin mon prénom, pas François.” “Ui François c’est une identité, comme Robert, comme Michel, c’est une identité qui permet pas mal de trucs, je t’expliquerai mais là…” “Non Bérenge je m’en fous, mais c’est pour Thierry là. Il est au CH de La Réole.” “Comment ça un CH ? Mais c’est un centre hospitalier, Bérengère, tout le monde sait ça” “Ui un malaise. Dans le talus.” “Je suis sur Paris moi, je vais faire la route là…” “Quoi Porte de Sèvres ? Qu’est ce que tu fous Porte de Sèvres ?” “Ok je te prends là bas, on pourra faire la route en 5h en se relayant et si on roule bien” “Comment ça t’as pas le permis ?”

“Je ne savais pas moi que tu n’avais qu’un vélo pliant.”

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