De Madrid à Montréal : recherche sur l’habiter urbain dans un contexte de confinement

CRIEM CIRM
L’Urbanologue | The Urbanologist
4 min readNov 9, 2020

Écrit par Carmen Mata Barreiro

Madrid en confinement. (Courtoisie d’Alain Lefebvre)

Madrid à l’arrêt! C’était le mois de mars 2020 et j’avais représenté (avec la directrice de notre département) l’Universidad Autónoma de Madrid à la Fête de la Francophonie, le 6 mars. Celle-ci avait eu lieu dans l’imposant Palais des Communications, réalisé entre 1904 et 1918 par Antonio Palacios — l’architecte du Madrid moderne — et devenu, de nos jours, le siège de l’Hôtel de Ville. Ça a été la dernière activité et la dernière rencontre présentielle des membres de notre département de philologie française. Depuis lors, Zoom et Teams nous ont permis de nous revoir, d’échanger des idées et de faire partie de jurys censés évaluer les Travaux de recherche des étudiant·e·s de notre Master universitaire d’études internationales francophones (MEIF).

«Annuler ou reporter?», c’était la question à se poser pour les congrès, colloques et événements prévus au cours de cette année. Nous avons reporté la VI Muestra de cinéma francophone Encuentros/Rencontres que je coordonne (avec Alain Lefebvre), festival où l’univers filmique du Québec a toujours une grande place. Et dès que l’annonce, initiale, de l’annulation du 88e Congrès de l’Acfas a été diffusée, j’ai demandé aux coordinateur·trice·s du colloque «Interroger la représentation de l’habiter urbain dans la fiction contemporaine», où j’allais participer, d’envisager un ouvrage portant sur le thème du colloque. Christiane Lahaie (Université de Sherbrooke) et Christophe Duret (Université de Montréal, Université de Limoges) ont convenu qu’il ne fallait pas laisser la crise actuelle compromettre ce projet et ont produit un appel à publication.

J’ai été ainsi engagée dans un projet de recherche passionnant, portant sur «Montréal, espace d’affect et espace de pensée dans l’écriture au féminin, de la “demeure” à la spatialisation d’une identité collective, de l’intime au politique». Mon hypothèse est que le regard et le travail heuristique d’écrivaines telles que Louise Dupré, Abla Farhoud, Nicole Brossard, Monique Proulx, Alexie Morin, Kim Thúy et Marie-Célie Agnant s’avèrent incontournables dans l’étude de la représentation de l’habiter à Montréal. Mon approche de l’habiter de l’univers urbain, perçu comme un «palimpseste» [1], n’appréhende pas prioritairement le roman comme un corpus et un objet sur lequel nous appliquerions une méthode inter- ou transdisciplinaire. Nous convoquons l’écriture des romancières québécoises en soulignant que «ce sont des représentations qui font exister la ville, quelles que soient les vérités de méthodes qui lui préexistent» [2].

Louise Dupré, Théo à jamais, Montréal, Héliotrope, 2020. (Courtoisie de l’éditeur)

Dans cette étude, je me suis surtout focalisée sur les romans de Louise Dupré et d’Abla Farhoud. J’ai analysé leur apport à l’habiter comme «exister» [3] ainsi que leur représentation de l’habitabilité de Montréal. J’ai exploré leur approche de l’espace privé et de l’espace public, de la «demeure» aux rues et quartiers multiethniques, comme moteur de transformation du je et comme lieu de prise de conscience de la vulnérabilité de l’être humain et de la complexité des cultures et de leur communication.

La dimension affective, éthique et politique inhérente à l’habiter, l’attachement, l’ancrage, l’appartenance, les métamorphoses résilientes ainsi que des problématiques comme la violence et le suicide nous invitent à convoquer les sciences sociales et humaines et la philosophie, les études urbaines et les études ethniques, et à faire dialoguer des cultures scientifiques européennes et québécoises. Mais ce dialogue doit s’élargir, doit inclure les écrivain·e·s.

Dans la situation de confinement initial des villes espagnoles associé à la pandémie de la COVID-19, les créateur·trice·s, écrivain·e·s et musicien·ne·s, ont réussi à les rendre plus habitables, en éclipsant la peur et en partageant des discours de soutien et de solidarité, exprimés dans les médias et surtout sur les balcons et les terrasses, devenus des lieux de plaisir, de détente et de communication. Les voix des écrivain·e·s et des artistes s’avèrent ainsi nécessaires pour rendre la ville plus inclusive et plus aimable. En tant que citoyen·ne·s, citadin·e·s et riverain·e·s, ils/elles doivent «être de plus en plus sur la place publique […] et se mêler des affaires politiques, qui sont aussi nos affaires», disait Louise Dupré dans Le Devoir (6 juin 2020).

Parallèlement, nous prenons de plus en plus conscience que la littérature «pense», que la dimension de recherche est inhérente à l’écriture et que nous ne pouvons plus renoncer à ce capital d’intelligence, d’émotions et d’éthique dans la lecture d’une ville.

[1] A. Corboz, «Le territoire comme palimpseste», Diogène, nº 121, janvier-mars 1983, p.14-35.

[2] L. K. Morisset, «Savoir les représentations de la ville», in L. K. Morisset et M.-È. Breton (dir.), La ville phénomène de représentation, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, p.3.

[3] H. Maldiney, L’Art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’Act, 1993, et Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973. Voir aussi C. Younès (dir.), Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, Paris, Cerf, 2007.

Ce billet n’engage que la responsabilité de son auteur·e.

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Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises | Centre for interdisciplinary research on Montreal