Griffintown en ses récits

CRIEM CIRM
L’Urbanologue | The Urbanologist
7 min readJun 18, 2020

Écrit par Pascal Brissette

Ce billet est le premier d’une courte série qui portera sur Griffintown, quartier désigné par les commentateurs de la scène montréalaise et les urbanistes comme l’un des pires exemples de réaménagement urbain récents. Les billets souhaitent parcourir quelques avenues ouvertes, dans la dense et longue histoire de ce quartier, par la littérature de fiction et les productions culturelles récentes. Ils souhaitent s’interroger sur la manière dont ces œuvres enregistrent les changements du secteur, redéfinissent ses frontières, le peuplent de récits, plongent dans l’épaisseur de la mémoire locale et ensemencent, avec les symboles et histoires du passé lointain ou récent, le devenir du quartier et de ses communautés.

Vues de Montréal depuis la cheminée de la centrale de la Montreal Street Railway, QC, 1896, Wm. Notman & Son. Musée McCord. VIEW-2941 et VIEW-2942.

Griffintown au Musée McCord

La récente exposition de Robert Walker au musée McCord introduit le visiteur dans l’antre de Griffintown, l’ancien et le nouveau. Deux tranches historiques sont en effet mises face à face: à l’entrée de l’exposition, puisées à même les archives du musée, des photographies en noir et blanc montrent le village où se sont implantées les industries qui, au XIXe siècle et au début du XXe, profitèrent du canal Lachine et des chemins de fer. Devant l’église Sainte-Anne, toujours debout, et jusqu’à la rue Peel, l’on voit s’étendre un quartier dense composé de maisons de deux à trois étages, tassées les unes sur les autres. Au loin, plus près du pont Victoria, on devine Goose Village dans les brumes du Saint-Laurent. En regard de ce Griffintown industriel et populeux, le musée McCord affiche la série photographique haute en couleurs de Robert Walker. On y voit un Griffintown aux allures chatoyantes des publicités de condos, des voitures de luxe et des pelles mécaniques en train de creuser le sol et d’édifier des tours. Dans l’une des œuvres de Walker, une calèche et son cocher tout de blanc habillé naviguent entre les panneaux de signalisation fluorescents comme les fantômes d’un monde qui tire résolument sur sa fin.

Le roman de Griffintown

Il y a quelques similitudes entre cet univers photographié par Robert Walker et celui que construit Marie-Hélène Poitras dans son roman Griffintown (Alto, 2012, édition de référence pour le texte cité). Les marteaux-piqueurs et les bulldozers n’ont pas encore fait leur entrée dans ce Griffintown romanesque, mais les entrepreneurs, les arpenteurs et la pègre ont les yeux rivés sur le territoire et rêvent d’y élever des tours à la hauteur de leurs ambitions pécuniaires. Il s’agit d’un territoire sauvage, quasi désertique. La narration l’appelle le «Far Ouest» et un personnage s’écrie: «c’est un vrai no man’s land ici!» (p.60). Cela est plus ou moins vrai, puisque ce «Far Ouest» montréalais est lui-même divisé en deux parties distinctes. D’un côté, la zone du canal Lachine, où on trouve les écuries, les cochers et le bar où ils se réunissent pour prendre un verre, puis, de l’autre côté, le Vieux-Montréal:

Le Far Ouest comprend aussi la vieille ville, un secteur à vocation touristique de plus en plus résidentiel. C’est pour les cochers l’avant-scène, un lieu de spectacle et de parade où l’on a intérêt à redresser l’échine et à bien jouer son personnage. À la fin de la journée, on rentre en coulisse, dans l’arrière-scène vétuste, zone laissée à ses propres lois et mythes fondateurs, où l’on peut rouler en paix, fouet à la main, une bière entre les cuisses. (p.27)

Ces deux secteurs constituent le «plateau de tournage» (p.35) où évoluent les cochers d’expérience, rebuts de la société qui reviennent à Griffintown après l’hiver, faute d’avoir trouvé un meilleur emploi, ainsi que les «pieds-tendres», ces apprentis cochers tout frais sortis de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) qui, pour le plus grand nombre, abandonneront la carrière avant de l’avoir commencée. Cette population cochère semble être seule à habiter le territoire:

Dans les rues hasardeuses de Griffintown, on voit rarement circuler d’autres véhicules que les tacots des cochers, de lourds camions à la benne remplie de paille, de foin ou de pierraille […]. (p.52)

Ces cochers forment-ils une communauté? Leurs différences et différends, la compétition féroce qu’ils se livrent pour faire monter les clients dans leurs calèches pourraient laisser croire que non — chacun ne rêve-t-il pas, au fond, d’être ailleurs? Mais c’est faire l’économie des mythes fondateurs et légendes qu’ils partagent, et que le roman égrène au fur et à mesure que les personnages font leur entrée en scène. «La légende voulait», «on raconte», «on racontait»: ces embrayeurs doxiques, placés au seuil des segments d’histoire cochère, révèlent un passé plus ou moins lointain qui coïncide avec l’arrivée à Griffintown du premier cheval, Boy. L’une de ces histoires rapporte une rumeur voulant qu’avant qu’il y mette le sabot, «Griffintown était un village fantôme, une ville morte abandonnée à sa poussière de rouille, à ses spectres» (p.68). Boy fut abattu peu après la Deuxième Guerre, d’un poignard au cœur par la «mafia italienne» (p.69), et sa tête fut empaillée, puis accrochée au mur du bar de l’Hôtel Saloon. Boy avait cependant ouvert la voie et d’autres chevaux arrivèrent, des écuries furent érigées et, aux revenus des tours de calèche, les cochers ajoutèrent ceux du trafic d’objets prohibés transitant par le port. Il y eut quelques années de guerre et de sang entre les «clans» (p.146), mais une entente fut bouclée entre la Mère Despatie et la mafia italienne, et la paix s’installa pour quelques décennies. Lorsque le roman s’ouvre, cette époque tire à sa fin. La mafia italienne «a infiltré le domaine de la construction et étendu ses racines jusqu’au projet de réaménagement du Far Ouest» (p.147) en «Griffintown 2.0» (passim). Le trafic d’objets rapporte désormais moins que l’érection de tours à condos de luxe, et les «hommes à chapeaux noirs» n’ont plus intérêt à protéger cette population de «cowboys crasseux» (p.110). Ils commandent donc l’assassinat du «roi» (p.179) de Griffintown, Paul Despatie, puis l’incendie de son «château de tôle»:

La Conquête de l’Ouest a finalement entrainé la dissolution de la petite société cochère. Ceux de la ville ont orchestré la fuite tapageuse des derniers chevaux lourds et chassé les cochers une bonne fois pour toutes. Les cow-boys à la tête brulée, les hors-la-loi fumeurs de crack et leur cortège de calèches grinçantes ont capitulé. Ceux de la ville ont gagné, et ce, sans trop se salir les mains. (p.208)

La mémoire cochère de Griffintown

La cartographie urbaine esquissée par Griffintown, de même que l’histoire du quartier que le roman porte en creux, puisent à la géographie et à l’histoire montréalaises sans cependant s’y soumettre. Le Far Ouest de Poitras existe d’abord en regard de l’Est, qui commence à la rue Berri et en regard du centre-ville, qui se dresse au bout de la rue McGill, donc à l’avenue Viger. Au sud, il y a le canal de Lachine et, de l’autre côté de celui-ci, Pointe-Saint-Charles. Il y a pourtant plus à l’ouest que le Far Ouest. Il y a notamment Verdun, qualifié de quartier «dry», c’est-à-dire un quartier où «aucun commerce n’est autorisé à vendre de l’alcool» (p.48), tout en contraste avec Griffintown, où l’Hôtel Saloon distribue sa délicate «pisse de cheval». Ce n’est donc pas tant en regard de sa position géographique que Griffintown est qualifié de «Far Ouest» dans le roman, mais parce qu’il s’apparente à un territoire déserté et vivant selon ses propres lois, territoire où l’on peut encore circuler à cheval sans être regardé de travers, où l’on peut se promener avec une carabine pour y régler ses comptes sans être importuné par la police.

L’ancrage de l’intrigue dans un no man’s land permet à l’auteure d’inscrire le récit sur une trame plus large, celui du mythe américain de la Conquête de l’Ouest, et de tirer une efficace ironie des rapprochements entre le personnel romanesque et celui que l’on trouve dans les westerns spaghettis: situations cocasses (un cadavre conservé trop longtemps dans un congélateur), personnages hauts en couleurs, duel en plein air, accouplement du cow-boy et de l’ingénue (adossée à un cheval, s’il-vous-plaît), etc. Comme dans tout western qui se respecte, on trouve là de vrais méchants, sans visage, sans foi et sans noms, désignés tout juste par des périphrases: «ceux de la ville», «les hommes à chapeaux noirs». On trouve également de l’or, ou, du moins, on trouve des personnages qui en cherchent: «La rumeur veut qu’il y ait encore de l’or [à Griffintown].» (p.23) On comprend que les promoteurs immobiliers et la pègre sont les seuls qui, après avoir fait disparaître le monde des cochers, se mettront de l’or plein les poches.

On se gardera cependant de croire que les cow-boys et les cochères sortent vraiment perdants de l’aventure. Le roman de Marie-Hélène Poitras les dote en effet d’une mémoire collective et s’offre comme le relai imprimé de légendes transmises seulement par la voix jusqu’à lui. D’un agrégat de nobodys se réunissant annuellement pour promener les touristes en calèche, Poitras fait une communauté ayant ses propres lois, rituels et légendes, communauté bien ancrée dans l’espace-temps du Griffintown post-industriel. S’il relègue dans l’oubli la vie du village que fut Griffintown au XIXe siècle et au début du XXe, le roman fait ainsi exister cette population cochère à laquelle les historiens et les sociologues ne se sont pas beaucoup intéressés, et qui a aussi occupé le territoire pendant cette période de jachère historique. Ce faisant, il concurrence et complémente et l’histoire officielle et la photographie telle que la pratique Robert Walker. Le photographe montre bien, dans l’une des oeuvres exposées au musée McCord, un cocher allant son chemin à travers les tours en construction, mais ce cliché ne peut à lui seul — ce n’est pas sa fonction ni sa visée — reconstruire l’épaisseur de la mémoire cochère de Griffintown.

Ce billet n’engage que la responsabilité de son auteur·e.

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