Un point de départ : questions transversales et recommandations pour la Charte des données numériques de Montréal
Réponse à la consultation publique de la Ville de Montréal sur la Charte des données numériques de Montréal
Écrit par Jess Reia et Ana Brandusescu
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La Charte des données numériques de Montréal, telle que présentée en vue d’une consultation publique, est un bon début. Le document, avec ses 13 principes, constitue un premier pas vers une meilleure gouvernance des données et des droits numériques au niveau municipal. Grâce à son industrie technologique, Montréal est sous les feux des projecteurs en tant que pôle de l’intelligence artificielle et, plus récemment, en tant que ville intelligente. Dans un contexte où les données numériques jouent un rôle aussi majeur, il est important de protéger les droits fondamentaux et d’établir un solide cadre réglementaire, tout en favorisant un environnement innovant. Nous recommandons donc quelques modifications à apporter au processus de consultation et aux principes de la Charte.
Le processus de consultation publique est un élément crucial de la formulation et de la mise en application d’un document d’une telle portée. Cependant, le site Internet n’indiquait pas d’échéance précise pour l’envoi des contributions et les moyens de participation étaient assez limités : cela se faisait soit via Polis (les contributions étaient restreintes à 140 caractères, ce qui n’est pas suffisant pour développer des analyses plus larges), ou par courriel (les autres parties prenantes et citoyen·ne·s ne pouvaient pas voir les commentaires). Il existe pourtant d’autres outils qui pourraient augmenter la participation et le dialogue sans imposer une lourde charge aux analystes. Un document d’une telle pertinence devrait être ouvertement discuté sur une plateforme en ligne et lors d’une assemblée publique virtuelle, compte tenu des restrictions actuellement imposées par la pandémie. Nous recommandons également d’inclure un texte explicatif sur la manière dont les commentaires recueillis (incluant les contributions par courriel) seront présentés au public.
Les réflexions que nous présentons ici répondent au besoin d’aborder le document — et les questions qu’il soulève — en regardant plus loin que les enjeux éthiques. Il est également nécessaire d’adopter les perspectives technique, politique et réglementaire. Notre principale préoccupation est qu’avec la focalisation sur l’éthique, certains enjeux peuvent être trop abstraits et conduire les décideur·euse·s et les parties prenantes à éviter de prendre position sur des questions spécifiques. Quelques-uns de ces enjeux sont détaillés ci-dessous.
Gouvernance technologique et numérique
Le document ne fait aucune mention de la souveraineté technologique et des droits numériques (des termes qui comprennent à la fois les droits de la personne et les droits légaux) et la gouvernance numérique. Ces concepts et cadres réglementaires sont objet de débat dans les forums internationaux multipartites (comme l’Internet Governance Forum de l’Organisation des Nations Unies) depuis plusieurs années; ces derniers ont fourni des points de vue, études et documents de politique qu’il ne faut pas ignorer. Au lieu d’une «garantie des droits de la personne à l’ère numérique», nous pourrions garantir les droits numériques. Le document doit différencier les droits individuels et collectifs, et clairement indiquer comment la Ville de Montréal collaborera avec des programmes visant la souveraineté des Autochtones en matière de données (Indigenous Data Sovereignty, en anglais) — incluant les Principes de PCAP® des Premières Nations et le Global Indigenous Data Alliance — comme des instruments de gouvernance numérique parallèles. En matière de cybersécurité (3e principe), le document pourrait bénéficier d’une explication de ce que sont les informations collectives et la vie privée collective. Comment la Ville prévoit-elle mettre en œuvre une gouvernance collective des données au-delà des droits individuels?
La souveraineté numérique (7e principe) requiert une précision du rôle de l’économie des plateformes en matière de collecte et de gestion des données, car ces entreprises profitent de l’utilisation des infrastructures urbaines et collectent des données qui pourraient être rendues publiques. Comment les entreprises respecteront-elles les droits numériques? Trouver un moyen de concevoir de telles initiatives en coopération avec les entreprises opérant physiquement à Montréal ferait de la Ville une voix de premier plan dans ce débat, rejoignant des villes innovantes comme Barcelone et Amsterdam. En bref, il est important pour la Ville de clarifier le quoi (plan stratégique, données à partager), qui (acteur·trice·s participant·e·s) et comment (vision qu’a la Ville du processus). Ces questions font partie intégrante du processus. Par conséquent, nous devons sensibiliser davantage les partenaires et les collaborateur·trice·s du gouvernement municipal impliqué·e·s, ce qui améliorera la transparence (9e principe) et la responsabilité, un terme étonnamment mentionné seulement dans l’introduction de la Charte. De plus, le fait que la propriété intellectuelle et le secret industriel (7e principe) soient considérés comme des droits fondamentaux — aux côtés de la vie privée et de la confidentialité — pose problème : les droits de l’industrie se retrouvent dans la même catégorie que des droits qui non seulement ne se comparent pas, mais peuvent aussi entrer en conflit. Nous craignons également que la terminologie d’entreprise utilisée dans la Charte (avec des expressions telles que sobriété numérique, agnosticisme technique et la qualification des parties prenantes publiques et privées en tant que communauté) puisse favoriser certains intérêts privés de façon asymétrique par rapport aux intérêts publics.
Cela nous a surpris·es que le document mette très peu (voire aucunement) l’accent sur l’ouverture, car la ville est une championne des données ouvertes et souscrit à une Politique de données ouvertes exhaustive. Alors que Montréal adopte un programme de ville intelligente qui promeut un «Montréal en commun», il est essentiel d’explorer de nouvelles possibilités, de tester des idées et de partager collectivement les enseignements, l’interopérabilité et la portabilité des données (8e principe). Conformément aux efforts collectifs, il est important que les nouveaux services et produits privilégient l’ouverture. Par exemple, la Ville pourrait promouvoir et adopter des logiciels libres et ouverts, en profitant de la communauté établie de développeur·euse·s ainsi que d’autres pratiques dirigées par les citoyen·ne·s et axées sur les solutions, au-delà des marathons de codage. L’ouverture favorise également la collaboration avec d’autres villes en partageant des connaissances, des technologies et des solutions.
Enjeux liés à la discrimination et à l’inclusion
Le potentiel de discrimination causé par l’adoption de certaines technologies est largement documenté et doit être traité de manière plus claire dans la Charte. Le 2e principe (inclusion), par exemple, doit être élargi pour inclure une perspective intersectionnelle plus large que l’ACS+. Les questions de discrimination raciale et ethnique systémique — l’un des thèmes centraux de l’année 2020 et abordés par la mairesse, Valérie Plante — ainsi que la discrimination religieuse pourraient être prises en compte lors de la conception et de la mise en œuvre de la Charte. Il est également important de noter que certaines personnes et certains groupes peuvent ne pas vouloir être visibles, en particulier lorsqu’il est question d’informations sensibles, telles que des informations sur la religion, l’orientation sexuelle et l’expression/identité de genre.
Nous comprenons la nécessité d’innover et de repousser les limites. Cependant, le 12e principe (expérimentation encadrée) crée une faille dans la Charte, facilitant la violation d’autres principes et infligeant même des préjudices potentiels selon une vague notion d’innovation. Il est aussi important de comprendre ces implications dangereuses que de garder à l’esprit que l’expérimentation se fait souvent aux dépens des plus vulnérables. Des affirmations floues telles que «sans pour autant dériver vers des pratiques incompatibles aux droits de la personne» n’assureront ni n’imposeront le respect des droits numériques.
L’accès universel (10e principe) est un objectif fondamental des droits des citoyens. «Réduire la fracture numérique» manque de précision. Est-ce que cela implique une connectivité et une connexion Wi-Fi gratuite dans les espaces publics? Nous recommandons la collecte de données ouvertes sur l’accès Internet à Montréal et l’abordabilité de l’utilisation d’Internet. Plutôt qu’une approche descendante de la collecte de données, la Ville peut-elle effectuer une collecte de données en fonction des besoins des citoyen·ne·s?
Initiatives citoyennes, intérêt public et importance du consentement
Nous comprenons que les principes sont ambitieux, mais nous ne savons pas comment «le plein contrôle citoyen sur l’empreinte numérique» (4e principe) peut être garanti ou même surveillé. Nous reconnaissons que l’éducation et la formation sont essentielles. De plus, nous recommandons la littératie des données critiques afin de fournir aux citoyen·ne·s les connaissances nécessaires pour évaluer les paramètres du consentement au-delà de la littératie des données.
My Data Rights, en Afrique, et DECODE, en Europe, sont deux initiatives menées par la société civile qui discutent longuement de l’importance de la vie privée, de la protection des données et des politiques axées sur les citoyen·ne·s. Barcelone et Amsterdam, par exemple, élaborent des outils pour déployer une infrastructure de données décentralisée axée sur la propriété et le contrôle des données par les citoyen·ne·s, tout en respectant les droits numériques. Montréal peut suivre une voie similaire et devenir l’une des voix phares en matière de solutions innovantes pour la gouvernance des données et la souveraineté technologique.
L’intérêt public peut davantage refléter le public que le bien commun, déplaçant la perspective vers le bien-être des citoyen·ne·s. L’économie des plateformes est-elle incluse dans les plans de la Ville pour la Charte? Qu’en est-il des partenariats public-privé, des agences, etc.? Il est difficile de défendre le bien commun sans mentionner l’implication (et l’influence) de l’industrie. Des approches ascendantes de collecte de données sont-elles envisagées? Par exemple, collecter des données au nom de la communauté, par la communauté, et pour la communauté. De plus, le 5e principe (sobriété numérique) ne stipule pas clairement qui seraient les décideur·euse·s de ce qui est considéré comme des données légitimes et les critères de choix de ces données. Nous réaffirmons que la Charte est un engagement important pour la Ville et les efforts de gouvernance des données municipales, et nous avons hâte de voir les prochaines étapes de ce processus.
Ce billet n’engage que la responsabilité de ses auteur·e·s.